vendredi 2 juillet 2010

Aventure triviale à Bordeaux

Pour ceux qui aimeraient reconnaître à coup sûr un mathématicien de passage dans leur champ de vision, avouons que la remarque de Robert Musil, dans L'Homme sans qualités, est assez décourageante:

Un mathématicien n'a l'air de rien du tout, c'est à dire qu'il a l'air si généralement intelligent que cela n'a plus aucun sens précis !

Lorsque je tentais d'entrer dans cette honorable communauté, l'un de nos maîtres soutenait qu'il était assez simple de repérer les mathématiciens présents dans une réunion d'universitaires: il s'agissait des barbus sans cravate. Ce critère, outre qu'il ne permettait pas de distinguer les mathématiciennes, n'était guère généralisable à d'autres types de réunions. L'évolution des mœurs et des usages l'a rendu de plus en plus défectueux, et il est devenu tout à fait inutilisable.

Grigori Perelman, un barbu sans cravate
vainqueur de la Conjecture de Poincaré
par la face nord-est.

La délinquance n'étant pas plus répandue dans la communauté mathématique qu'ailleurs et partout, et nos perspicaces dirigeants n'ayant pas trouvé de motifs pour faire croire le contraire, les membres des forces de police n'ont aucune raison d'avoir été formés à détecter le/la mathématicien/cienne sous les espèces d'un/une flâneur/neuse ordinaire...

C'est pourquoi l'on ne peut dire que le participant à la Log Conf 2010 qui a été interpellé en gare de Bordeaux, au soir du jeudi 24 juin, a été victime d'un contrôle ciblé.

Et le fait qu'il soit indien, donc un peu plus coloré que le bordelais moyen de souche approximative, n'y est évidemment pour rien (et, pour une fois, je grasseye dans le texte).

Abordé par deux individus, qui se révélèrent deux policiers en civil, notre ami indien se crut attaqué par deux mauvais garçons, et tenta d'abord de se défendre. On ne regarde pas toujours si les agresseurs portent un brassard réglementaire rouge-orange quand on craint pour son portefeuille... Se rendant compte de sa bévue, il accepta de se soumettre au contrôle imposé, mais ce fut pour aggraver son cas: il avait laissé son passeport à l'hôtel, ne pouvait exhiber qu'une carte d'identité exotique et ne parlait pas un mot de français.

Il eut donc le droit de subir la délicate procédure d'interpellation que le monde entier nous envie: plaqué au sol, fouillé, menotté, puis embarqué au poste de police.

On lui aurait permis d'emporter avec lui ses notes d'exposé et son stylo.

Au poste de police, il eut la possibilité d'expliquer sa situation à un fonctionnaire comprenant l'anglais, et de demander qu'on l'accompagne à son hôtel pour y récupérer son passeport. Ce n'est qu'au matin du lendemain que les policiers acceptèrent de le faire, après lui avoir fait passer la nuit dans leurs locaux.

Mauvaise volonté de leur part ? Certainement pas ! Les syndicats vous diront que, un, c'est réglementaire, et que, deux, on manque d'effectifs pour raccompagner les gens sans passeport à leur hôtel.

La preuve que tout cela est tout a fait normal, et même trivial, pour employer un mot que les mathématiciens aiment employer dans un sens un peu spécifique, c'est qu'aucun des fonctionnaires de police présents n'a eu le moindre mot d'excuse à adresser à notre hôte indien.

Qui a pu reprendre ses activités vers 14h...

Christine Huyghe, chargée de recherche au CNRS (Université de Strasbourg), qui participait à ces journées de Bordeaux, a fait le récit de cette "arrestation intempestive d'un mathématicien" dans un billet des habitués du site Images des mathématiques.

Elle conclut en écrivant:

Nul ne devrait être traité de la sorte dans notre pays, ni les noirs, ni les blancs, ni les jaunes, ni les détenteurs de visa en règle, ni les sans-papiers.

En attendant que ce sage principe de base soit appliqué, on peut suggérer aux organisateurs de conférences, colloques et rencontres internationales de souhaiter la bienvenue aux participants en les informant que, chez nous, tous les étrangers sont suspects.

Une note sur le dossier d'accueil rappellera aux étourdis que sortir sans son passeport est fortement déconseillé.

Surtout dans les gares.

La gare de Bordeaux Saint-Jean,
endroit stratégique bien surveillé.

12 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est typiquement le genre d'histoire scandaleuse qui arrive quotidiennement. Mais on aimerai savoir si les mathématiciens ont protesté (communiqué de presse, plainte, etc.) ou on adressé une marque de solidarité à l'égard de leur collègue.

Guy M. a dit…

Je ne sais pas si les organisateurs ont rendu public un communiqué.

Quant à la solidarité, le billet de Christine Huyghe en témoigne.

Christian M. a dit…

Effectivement la gare Saint-Jean n'est pas un lieu rassurant, même pour une blonde. (Type inverse du matheux) Il y a toujours des types armés et des portes fermées (afin d'être obligé de passer devant les types armés.)

Conseil: ne pas se saisir des papiers, présumés attendus, avant qu'on vous le demande (surtout s'il faut aller les chercher dans la poche interne du veston!)

Un Girondin

Anonyme a dit…

un de plus je dirais... et oui réveillez vous.. l'ambiance a changé depuis 2003 avec un certain N.Sarkozy minitre de l'intérieur...

le changement ??? 7 ans après ce n'est plus uniquement les jeunes de banlieue à la peau noir ou matte qui se font embarquer de la sorte.. mais les "intellectuels"...

Guy M. a dit…

@ Christian M.,

Je me sens de moins en moins rassuré dans les gares: il y a de plus en plus de gamins aux crânes rasés, en treillis, qui me regardent de travers...

@ Anonyme,

Intellectuels ou pas, nous sommes tous devenus suspects.

Anonyme a dit…

Il «se crut attaqué par deux mauvais garçons» ... en même temps, sa première impression est tellement révélatrice du climat actuel ! Quelqu'un d'étranger, qui n'a donc pas subi l'influence de préjugés, qui réagit intuitivement comme cela... ça devrait alerter ! Est-ce qu'on est arrivé à ce point à les confondre avec «mauvais garçons» ?

Et quelle «image» cela va-t-il donner de «la France à l'étranger» ?

Anonyme a dit…

J'imagine que si, par le passé, on avait fait cela à un-e scientifique renommé-e (prix Nobel, etc.) on aurait été immédiatement vu dans le monde entier comme comme des sauvages, comme arriérés, comme moyenâgeux. Aujourd'hui, ça ne choque plus ceux qui se comportent ainsi... au point (apparemment) de ne pas se sentir obligés de présenter la moindre excuse !

Virginie Lou a dit…

Il a suffi d'une augmentation (énième) du prix du pain, un certain 14 juillet 1989, pour que le peuple passe à l'acte. Un énième mathématicien tabassé mettra-t-il un jour le feu aux poudres? Ou un écrivain, allez. Ou un môme mal peigné, ce serait Byzance qu'enfin un être humain ni ceci ni cela, ni basané ni intellectuel, un nobody ordinaire maltraité ordinairement par un flic ordinaire soit la goutte d'eau qui… Rêvons un peu.

Berhu a dit…

Sachant :
- Que le périmètre de la gare de Bordeaux Saint-Jean est couvert par 47 caméras de vidéo-surveillance.
- Que la densité d’individus suspects y avoisine les 93%.
- Et Pi que peu de gens en Inde crient « Mort aux vaches ».

Calculer la probabilité que deux flics en civil jouent les cowboy avec un mathématicien indien.

Guy M. a dit…

@ Anonyme 1,

Les "civils" cherchent à passer inaperçus, et leur manière d'aborder le "client" est souvent un peu brusque. Je suppose que cela a été le cas...

@ Anonyme 2,

Les excuses ne sont pas prévues dans la procédure réglementaire, faut croire.

@ Virginie Lou,

Nous sommes devenus d'une patience et une résignation qui semble illimitée...

@ Berhu,

;-) Il y aurait donc environ 7% de policiers dans la gare.

Grand luxe !

lilotte a dit…

En fait il y a 93% de policiers dans la gare ;-))) méga grand luxe.

Par ailleurs, il me semble que le délai d'un contrôle d'identité au poste de police est de 4h. Pour une grad'av, il faut une raison plus précise, non ?

Guy M. a dit…

Oui, la durée de "rétention" est un peu longue pour une affaire aussi simple.