mercredi 26 octobre 2011

Mon banquier est un type formidable

Je vous l'ai déjà dit, mais, pour reprendre un tic verbal de mon bavard de haute lignée (1) préféré, "il faut dire, et il faut le redire" : mon banquier est un type formidable.

Bien qu'il n'ait jamais réussi à me refiler les "produits financiers" plus ou moins faisandés dont il fait commerce, il m'accueille toujours fort courtoisement. Il va même, lorsqu'aucune vitre blindée ne vient nous séparer, jusqu'à me serrer la main. Il me regarde alors avec empathie, et je suis toujours fort impressionné de l'amour pour l'humanité que je puis lire dans ses yeux délicatement cernés d'un halo dont la nuance peut se situer entre vieux rose et parme découenné.

Lors de ma dernière visite dans son établissement, où je venais faire le point sur mon compte épargne costard sans cravate, il a tenu à me recevoir personnellement dans son bureau au mobilier ascétique, tout en design japonais du meilleur goût, sobrement décoré d'un jardin zen miniature. Il s'en était rapproché quand, à la fin de notre entrevue, je voulus faire l'aimable en faisant un mot plaisant sur la "perte volontaire" que les banques seraient amenées à consentir pour dégonfler la dette grecque. Il se mit à ratisser un peu nerveusement son jardinet sablonneux...

Le terme "volontaire" est à nuancer. Disons que le scénario alternatif, c'est la chute du gouvernement grec, la faillite du pays, et sans doute un effet domino sur d'autres États fragiles. Dans l'affaire, les banques perdraient beaucoup plus qu'avec cette décote. Donc oui, celle-ci est volontaire, mais disons que nous avons tout de même un sacré bâton entre les épaules.

Voyant que, malgré son "sacré bâton entre les épaules", il gardait son calme, je tentai de savoir si une décote de 60% l’inquiéterait.

J'en voulais, il m'en donna :

Ça me paraît beaucoup, parce que c'est une décote sur la valeur faciale de ces obligations. Si on traduit cela en terme de valeur réelle, celle qu'elles ont sur les marchés, cela peut aller jusqu'à 75%.

Puisqu'il m'envoyait de la "valeur faciale" en pleine figure, j'insistai malignement pour savoir s'il pourrait supporter un tel niveau de décote.

Devenu aussi réactif que "les marchés", il bouscula quelques cailloux avec son râteau miniature, mais se ferma comme une huitre perlière que l'on taquine trop :

Je n'ai pas les éléments pour le dire.

Comme j'avais vaguement entendu parler des réglementations bancaires internationales, je tentai de le lancer sur ce sujet, comme un vrai journaliste de Libération (2) :

Il vous sera aussi demandé d'augmenter vos fonds propres durs, y êtes-vous prêts ?

Demandai-je.

C'est alors qu'il commença à pleurnicher :

Nous regrettons que l'on change les règles du jeu pendant le jeu. Il nous est demandé de porter à 9% le ratio de fonds propres durs. Ce taux était prévu dans les règles de Bâle III (3), mais pour 2018, avec des paliers de transition. Là, nous sommes censés l'atteindre pour l'année prochaine...

Il se mit à pleurer à chaudes larmes. Le sable du joli jardin zen ne ressemblait plus à rien, comme après un tsunami. En lui tapotant l'épaule, je lui dis qu'un grand garçon comme lui aurait pu faire l'effort d'anticiper...

Et entre deux sanglots déchirants, il m'expliqua :

Le problème, c'est qu'on ne sait pas encore quelle formule sera retenue pour calculer ces 9%, celle des protocoles de Bâle II, en vigueur actuellement, ou celle, beaucoup plus stricte, de Bâle III. Un 9% selon Bâle II ne correspond qu'à 7% selon Bâle III, et les banques seraient donc amenées à faire des efforts supplémentaires.

Je commençais à trouver cela franchement drôle, mais il s'empara d'un tantō, que j'avais pris pour un coupe-papier, et menaça de s'en ouvrir le ventre en hurlant :

On en demande trop aux banques, et trop vite.

L'ensemble du personnel, y compris les automates, et moi-même, parvînmes à le calmer. Je dus notamment lui promettre de ne pas vider tout de suite mon compte épargne...

A mon départ, il parlait encore d'aller exécuter son seppuku à Bruxelles, pendant le "sommet de la dernière chance".

A lire "le fil de l'info" de cette réunion, il semble qu'il ne l'ait pas fait.

Mon banquier est un type formidable, mais pour tenir ses promesses...

Jardin zen miniature de chez bonsai-ka.


(1) J'emprunte le déploiement de cet acronyme à mon philosophe préféré, Alain Badiou, qui l'utilise dans un article, Un monde de bandits, dialogue philosophique, paru dans Libération, le 28 mars 2011. Ce texte est repris en annexe dans Le réveil de l'Histoire qui vient de paraître aux Nouvelles Éditions Lignes.

(2) Autant dire tout de suite que le vrai entretien se trouve bien dans Libération.

(3) Peut-être faut-il préciser à la diaspora des ploucs de Trifouillis, qui me lit régulièrement, que cela se prononce normalement, et non pas "triple i", car on finit par s'y perdre...

mardi 25 octobre 2011

Déontologie chic de la photo choc

On nous avait tellement répété que le but de l'engagement occidental en Lybie n'était pas, non surtout pas, d'éliminer physiquement le colonel Kadhafi, qu'au lieu de le croire, nous étions persuadés qu'il serait abattu à la première occasion.

C'est désormais chose faite, et dans les règles de l'art.

Car l'exécution, sommaire ou pas, du souverain/tyran/dictateur doit obéir à quelques règles élémentaires, venues du fond des âges et en accord avec le bon sens historique : mise à mort spectaculaire, aussi outrageante que possible, et exposition infamante de la dépouille devant une foule en liesse.

Tout cela, depuis quelques temps, avec des images, si ce n'est pas trop demander...

Un précédent historique paradigmatique.
Vue générale de la station Esso de la
Piazzale Loreto, à Milan,
où furent exposés pendus les corps de Benito Mussolini et Clara Petacci,
et de cinq autres personnes, le 29 avril 1945. (Document Wikipedia.)


Le 20 octobre, de nombreux spécialistes de psychopolitique des masses et des profondeurs réunies avaient laissé ouverts leurs téléphones portables, attendant que les médias les joignent pour intervenir en urgence. Mais personne n'a songé à les appeler... BHL avait déjà fait le tour des rédactions en assurant qu'il allait faire toute la lumière, ajoutant qu'il venait justement de s'entretenir longuement avec ses amis libyens du CNT et qu'on aurait tort de s'en priver...

C'est dommage, ils auraient pu, par exemple, entre autres choses, nous expliquer posément pourquoi il apparaît nécessaire que les peuples trouvent un moyen de "faire leur deuil" du dirigeant jadis adulé dont ils admettent désormais qu'il a failli.

Cet émouvant adieu cathartique peut prendre diverses formes. Du cadavre de Mussolini, les Italiens se sont allègrement employés à démolir le portrait, au point de le rendre méconnaissable. Les Libyens de Misrata, quant à eux, se seraient, dit-on, contentés de se faire portraiturer devant la dépouille de Kadhafi, histoire d'enrichir leur profil sur la toile.

(On ne dira jamais assez combien l'apparition des nouveaux réseaux sociaux a adouci les mœurs de l'humanité...)

La presse n'a pas repris ces images-là. Elle a préféré utiliser, pour illustrer les nombreux articles consacrés à la "libération de la Lybie", des photos d'agence où l'on peut voir un souriant jeune homme tendre vers l'objectif un tirage sur papier courant de la première photo d'agence publiée.


Une classique mise en abyme picturale.
(Photo : A.M Al-Fergany/AP/SIPA.)

Cette première photo d'agence a été mise sur le marché de l'information spectaculaire par l'AFP, accompagnée d'un certificat d'authenticité de cette image, aussitôt délivré par monsieur Éric Baradat, rédacteur en chef du service photo de l’AFP.

(...) nous avons vérifié et c’est Philippe Desmazes, photographe de l’AFP depuis 20 ans, qui a récupéré la photo. Ce n’est pas un collaborateur ponctuel mais un de nos photographes de longue date en qui nous avons toute confiance. Il est envoyé spécial en Libye depuis des semaines, et il a rencontré ce jeudi des combattants du CNT. L’un d’eux a montré son téléphone portable, et c’est Philippe qui a pris le téléphone en photo.

L'AFP a ensuite mis à contribution le témoignage de Philippe Desmazes lui-même, dans une vidéo reprise par le Nouvel Observateur. Le photographe y explique, en vrai professionnel, comment il a été amené à prendre cette photo d'un écran de téléphone portable "dans des conditions assez bonnes, enfin en termes de lumière, peut-être pas de confort"...

(Souhaitons lui de se remettre rapidement de ses courbatures, avant de repartir vers de nouvelles aventures.)

Peu importe si, en voulant affirmer la véridicité de cette image, l'AFP souligne surtout qu'elle entretient une relation non-immédiate à l'événement dont elle prétend rendre compte. En explicitant les conditions techniques de cette prise de vue d'un écran, on se dédouane aussi de tout voyeurisme barbare, fût-il professionnel : ce n'est pas le photographe de l'agence qui a "pris sur le vif" (sic) l'image de ce pantin ensanglanté, mais c'est un combattant du CNT. Certains s'en trouveraient soulagés que cela ne m'étonnerait pas.

Ceci dit, et sans transition, se pose bien sûr la question déontologique à deux balles et mille faux culs :

Faut-il montrer cette image d'une rare violence dans les médias ?

Monsieur Éric Baradat, rédacteur en chef du service photo de l’AFP, entend bien rester dans le registre boulot-boulot et boulot :

C’est effectivement ultra violent, à la limite du soutenable. Mais c'est notre travail de faire la part des choses entre l’information véhiculée et la violence qu'elle implique. Sans cette image personne n’aurait cru au décès de Mouamar Kadhafi. L'intérêt de l'information surpasse la violence de l'image.

Monsieur Quentin Girard, de Libération, est beaucoup plus disert et nous livre une véritable méditation sobrement intitulée Pourquoi «Libération» a montré les images de Kadhafi. Le chapeau résume sa conclusion :

Les images du corps de Kadhafi, diffusées en boucle, peuvent choquer, mais il était difficile de ne pas les diffuser.

Par précaution, la dissertation de notre déontologue est richement illustrée, et le lecteur blasé devrait tout de même parvenir à la péroraison, enjolivée d'une inattendue, et parfaitement déplacée, citation du Petit Livre rouge :

La prise de conscience de la mort de Kadhafi passe par ces images. Elles font et sont l'histoire. Elles permettent aussi de comprendre la violence de la guerre, les terreurs, l'excitation, et les moments incontrôlables créés. «La Révolution n'étant pas un dîner de gala», cacher ces images, plus que respecter le corps de Kadhafi, équivaudrait presque à de la désinformation.

Un tel sens du devoir d'informer laisse sans voix.

lundi 24 octobre 2011

Du sur mesure

Tous les dix ans, depuis ma communion solennelle, je me fais solennellement confectionner un nouveau costume. Après avoir vérifié avec mon banquier que mon compte épargne vêtement a atteint le volume requis, je prends rendez-vous avec mon tailleur personnel, monsieur Leriche, qui œuvre dans le sur-mesure classieux, afin qu'il puisse actualiser sa fiche de mesures et me proposer le choix d'un textile robuste et seyant.

J'ai eu très récemment le très grand plaisir de le revoir sauter de sa table pour m'accueillir avec effusion.

Après avoir procédé, il me glissa à l'oreille :

"Une vraie taille de ministre vous avez, vous saviez ça ?"

Voyant que je ne demandais pas mieux que le savoir, il m'apprit alors, en réclamant la plus grande discrétion - c'est pourquoi j'ai changé son nom -, que monsieur Claude Guéant lui accordait également sa pratique et que - étonnant, non ? - nous avions exactement les mêmes mensurations...

C'est pourquoi je serais fort gêné aux entournures si je voulais plaisanter sur sa "carrure".


Monsieur Claude Guéant essayant une nouvelle cravate
qui taille un peu trop large, surtout vers le bas.
(Photo Le Figaro.)

J'ignore chez qui monsieur François Hollande se fait habiller, mais monsieur Guéant doit le savoir, et même avoir eu communication des mensurations du futur candidat du Parti Socialiste à l'élection présidentielle, puisque, désireux de lui tailler un costard, il n'a pas hésité à dire, de son ton coupant :

"François Hollande n'a pas la carrure."

Cette déclaration sans appel a été fidèlement consignée par Anne Rovan et Philippe Goulliaud, journalistes au Figaro, et utilisée par eux pour titrer le compte-rendu de l'entretien qu'ils ont eu avec le fringant ministre de l'Intérieur :

Guéant : «Hollande n'a pas la carrure pour être président»

(Lequel Hollande s'est aussitôt inscrit à un club de musculation pour compléter le régime qui lui a si bien réussi.)

Très en verve, monsieur Claude Guéant a, sur le dos dudit Hollande, déployé toute son envergure de polémiste :

Martine Aubry a dit qu'il n'avait pas d'épine dorsale. Ségolène Royal, qui le connaît bien, a critiqué son indécision. Laurent Fabius a lancé: «François Hollande président ? On rêve.» François Hollande se targue d'avoir été le collaborateur de François Mitterrand et de Lionel Jospin. Mais aucun d'entre eux ne l'a nommé ministre ! Il ne suffit pas d'avoir les mêmes mimiques que François Mitterrand pour être François Mitterrand. Il ne suffit pas d'être élu de Corrèze pour avoir la stature de Jacques Chirac. Il ne suffit pas d'être de la génération de Nicolas Sarkozy pour être Nicolas Sarkozy.

On notera que, moins délicat que ne pourrait le laisser supposer la sveltesse de sa silhouette, il n'a pas hésité à glisser, très fine allusion, un "qui le connaît bien" en citant la critique de madame Ségolène Royal.

Et on peut estimer que c'est un peu étriqué aux épaules.

Mais on ne peut que regretter l'ampleur qu'aurait pu atteindre ce type de discours, si, comme prévu, monsieur Dominique Stauss-Kahn avait été plébiscité candidat PS... Avec quel plaisir aurait-on entendu, recueillies par monsieur Guéant, les piques, vertes, pas mûres et un peu blettes, de toutes celles qu'il a bien connues...

dimanche 23 octobre 2011

Deux films dans le vent

En feuilletant, avec une attention plus soutenue que d'habitude, le numéro 3223 du magazine hebdomadaire Télérama, j'ai constaté que la rédaction avait inventé de surtitrer certains articulets d'un "C'est dans l'air" bien attirant. Je suppose qu'on veut par cette signalétique rapidement indiquer aux lectrices et lecteurs quels événements culturels seront possiblement abordés lors de la pause café...

Ainsi, dans le précité numéro, j'ai pu apprendre que le dernier essai de monsieur Pascal Bruckner, Le fanatisme de l'Apocalypse, était tout à fait "dans l'air".

J'ai humé alentour, et n'ai pas eu l'impression cela reniflait particulièrement le pascalbrucknerien.

(Ce dont je me suis réjoui, car ce parfum m'incommode.)

Dans les pages consacrées au cinéma, j'ai constaté que deux films étaient "dans l'air", Octobre à Paris, de Jacques Panijel, et Ici on noie les Algériens, de Yasmina Adi, tous deux centrés, mais de manière différente, sur le 17 octobre 1961.

Après tout, il n'y aurait aucune raison de se plaindre si ces deux films étaient vraiment dans le vent, à condition qu'il ne s'agisse pas du vent de l'oubli qui souffle si fort sur les commémorations...
Lien

"C'est dans l'air", je l'ai dans Télérama.

Ces deux films ont été projetés à Nanterre, les 14 et 15 octobre, dans le cadre du colloque qui y a été organisé par la ville avec l’association Les Oranges, la Société d’Histoire de Nanterre, le MRAP de Nanterre, l’Université Paris-Ouest Nanterre la Défense et la Bibliothèque internationale de documentation contemporaine (BDIC).

J'ai ainsi pu voir le film de Yasmina Adi, et, comme je l'ai vu en premier, je n'ai pas vu qu'il "offr[ait] un contrepoint contemporain" à celui de Jacques Panijel, ainsi que l'affirme Mathilde Blottière dans son article pour Télérama. Logiquement et chronologiquement, je ne pouvais que le regarder pour ce qu'il est, un film documentaire très bien construit. S'il y a contrepoint, il est au cœur du film lui-même, dans le montage d'images d'archives, parfois inédites, et de témoignages enregistrés une cinquantaine d'années après les événements. Dès les premières images, celles du monologue d'une femme accoudée à la vitre d'un train qui longe la Seine, Yasmina Adi impose au spectateur le rythme de son documentaire, qui sera celui celui de la parole des anciens. Elle a su les retrouver, parfois sur les indications de leurs enfants à qui ils ou elles avaient si peu dit, les convaincre et surtout les écouter, camera et micro en main. Le montage respecte leurs mots, et leurs silences aussi... Ce sont des témoignages d'une très grande retenue, qui impressionnent par leur dignité sans esbroufe mais que l'on sent imprégnés du chagrin et de la colère de cinquante ans de vie fracassée.

La réalisatrice a recueilli avec une ferveur toute particulière les récits de femmes ayant vécu ces journées d'octobre, et elle rend ainsi justice à ces oubliées de l'histoire, celles qui ont manifesté, celles qui ont été raflées, celles que l'on a voulu interner à Sainte Anne - mais que l'équipe médicale a fait ressortir par une autre porte -, celles que l'on a parquées ailleurs - et qui ont refusé à grand bruit la nourriture de la police ou de l'armée -, celles qui ont indéfiniment attendu, celles à qui l'on riait au nez dans les commissariats et les postes... C'est loin, disent-elles, mais comment auraient-elles pu oublier ? Même les lazzis de l'époque, "De Gaulle au poteau, Soustelle à la poubelle", peuvent soudain revenir, avec le sourire qui va avec.

De ce beau film nécessaire, Jacques Mandelbaum, fait, dans le journal Le Monde, cette dédaigneuse critique :

Ici on noie les Algériens, réalisé en 2011 par Yasmina Adi, jeune femme d'une trentaine d'années, est un honorable démarquage de ce film matriciel (évocation de l'événement selon les mêmes procédés) ou, mieux, un complément qui en actualise douloureusement la portée (les témoins d'aujourd'hui, dont les veuves des victimes, attendent toujours la reconnaissance officielle du préjudice qui leur a été infligé).

(Le "film matriciel" est celui de Jacques Panijel, bien entendu... La comparaison des deux films est sans doute un poncif critique "dans l'air" du temps.)

Et, après avoir réussi à placer son "honorable démarquage de ce film matriciel", cum commento entre parenthèses, Jacques Mandelbaum poursuit, avec l'air pincé du correcteur remettant les copies :

D'un documentaire contemporain, il était toutefois légitime d'exiger une approche historique un peu plus fouillée.

Avant de placer une dernière touche de rhétorique :

Les spectateurs qui auraient la curiosité de voir les deux films ne manqueront pas, en tout cas, de relever ce détail, qui n'en est pas un : tous les personnages d'Octobre à Paris parlent français, tous ceux d'Ici on noie les Algériens parlent arabe. A croire que le demi-siècle d'intégration qui les sépare charrie bien des cadavres.


(Clin d’œil il y a, mais à qui adressé ?)

Sans vouloir faire mon bégueule, j'estime que d'un éminent journaliste du Monde, "il était toutefois légitime d'exiger" une approche critique "un peu plus fouillée"...

Outils d'analyse "un peu plus fouillée".

Le film de Jacques Panijel a été projeté le lendemain, au cours d'une table ronde - "Témoins et acteurs à Nanterre" - placée sous la houlette de Marie-Claude Blanc-Chaléard, professeure d'histoire contemporaine à l'université de Paris-Ouest Nanterre la Défense. Elle réunissait deux femmes, admirables de courage et de colère, qui avaient à l'époque participé, de près ou de loin, à la mise en œuvre d'Octobre à Paris : Monique Hervo et Nicole Rein. La première avait installé une permanence de Service civil international au cœur du bidonville de La Folie, à Nanterre, où elle y vivait. La seconde faisait partie du collectif d'avocats qui défendait les soutiens du FLN et dénonçait l'usage de la torture...

Leur présence renforçait l'ancrage historique et, sans ambiguïté, militant du film :

Au lendemain du 17 octobre un collectif rassemblé autour du Comité Audin, (ce jeune mathématicien torturé à mort par les parachutistes à Alger en 1957, puis disparu depuis lors), comprend la nécessité de témoigner de ces crimes commis par la police en plein Paris. L'un des animateurs de ce comité, l'historien Pierre Vidal Naquet accepte alors l'idée de Jacques Panijel de réaliser un film. Ce sera Octobre à Paris. Le film fut financé par les fonds du comité Audin, lui-même aidé secrètement par la Fédération de France du FLN, toujours dans la clandestinité. Les premiers coups de manivelles furent tournés à la fin du mois d'octobre 1961. Le tournage s'étalera jusqu'au mois de février 1962 et intégrera dans son montage la tragédie du métro Charonne où huit démocrates français furent assassinés par la police, toujours sous les ordres du préfet Papon. Octobre à Paris fut, bien entendu, interdit et Jacques Panijel inquiété de nouveau (il fut déjà inculpé en septembre 1960 pour avoir apposé sa signature sur le "Manifeste des 121" soutenant l'insoumission et le combat du peuple algérien pour son indépendance). La fin de la guerre d'Algérie n'arrêtera pas les poursuites de l'État contre le film et son auteur. Les cinémas qui cherchèrent à le projeter dans des séances privées ou semi publiques, virent systématiquement l'intervention de la police qui cherchait à confisquer les bobines. Ce n'est qu'en 1973, après la grève de faim du cinéaste et ancien résistant René Vautier que Octobre à Paris obtint enfin son visa d'exploitation.

Octobre à Paris est, dès l'abord, un objet cinématographique inclassable. Certaines séquences y sont reconstituées, comme une réunion d'organisation par une cellule du FLN ou le départ de manifestants du bidonville de Nanterre. Ailleurs, ce sont les techniques classiques du documentaire qui prennent le relais, avec l'utilisation des photographies qu'Elie Kagan avait prises le 17 octobre et les images recueillant les témoignages de victimes, hommes, femmes, enfants.

Il est impossible de regarder Octobre à Paris comme un simple documentaire, même "en retard sur l'événement" - pour reprendre l'expression du judicieux critique du Monde . Ni en retard ni en avance, ce film entendait prend part à l'événement, c'était d'abord un acte politique, posé avec exigence.

(Et c'est cette exigence qui a peut-être conduit à le tourner en français, car il n'est pas rare que, pour se faire entendre, l'opprimé use de la langue de l'oppresseur... Et cela n'a rien à voir avec la problématique post-coloniale de l'intégration...)

Ayant enfin obtenu un visa d'exploitation, le film de Jacques Panijel n'avait pourtant jamais fait sa sortie en salle, le réalisateur souhaitant y adjoindre un "préambule en forme de préface" qu'il n'a finalement pas pu tourner.

Octobre à Paris est, depuis le 19 octobre, distribué dans quelques salles par Les Films de l'Atalante, précédé de À propos d'octobre, court-métrage réalisé par Medhi Lallaoui :




Jacques Panijel terminait son film sur ces mots :

Qu'est-ce qu'il faut donc encore pour que tout le monde comprenne que tout le monde est un youpin, que tout le monde est un bicot ?

Tout le monde.

Cela me dispensera, si vous voulez bien, de considérations "un peu plus fouillées" pour vous inciter à aller le voir...


PS : On peut trouver, dans un billet du 5 octobre, deux extraits du film de Yasmina Adi et un renvoi vers le site qui lui est consacré.

Et j'y ajoute un lien vers de belles images, soigneusement légendées, du colloque de Nanterre.

vendredi 21 octobre 2011

Dans la gueule du loup

En épigraphe du prochain billet :



Têtes Raides, Dans la gueule du loup, 1998.

Texte original de Kateb Yacine :

Peuple français, tu as tout vu
Oui, tout vu de tes propres yeux.
Tu as vu notre sang couler
Tu as vu la police
Assommer les manifestants
Et les jeter dans la Seine.
La Seine rougissante
N'a pas cessé les jours suivants
De vomir à la face
Du peuple de la Commune
Ces corps martyrisés
Qui rappelaient aux Parisiens
Leurs propres révolutions
Leur propre résistance.
Peuple français, tu as tout vu
Oui, tout vu de tes propres yeux,
Et maintenant vas-tu parler,
Et maintenant vas-tu te taire ?

mercredi 19 octobre 2011

Comme une maladie honteuse

Au lendemain du "geste désespéré" de Lise B. dans la cour du lycée professionnel Jean-Moulin de Béziers (Hérault), la presse a proclamé en chœur que "le pronostic vital de l’enseignante n’était plus engagé", selon les dires du procureur de la République de Béziers, monsieur Patrick Mathé, dont les compétences universelles s'étendent jusqu'à pouvoir délivrer des verdicts médicaux sur l'état des grands brulés. Ailleurs, des titres élégants annonçaient, si je me souviens bien, que la prof allait s'en sortir et le lycée rouvrir...

Lise Bonnafous est décédée vendredi dernier, "des suites de ses brûlures".

Un dernier hommage lui a été rendu lundi, dans son village de Causses-et-Veyran.

Au pied d'un article - je n'ai pas noté sur quel support -, il s'est trouvé quelqu'un pour s'indigner du fait qu'une enseignante tente de se suicider par le feu, devant les élèves et à l'heure de la récréation...

Ce sont, anéfé, des choses qui ne se font pas.

Et j'attends avec impatience que cette personne avisée s'attelle à son clavier pour nous donner prochainement un "Traité de savoir-vivre à l'usage des suicidé(e)s". Cela manque terriblement dans les bibliothèques. L'éditeur pourrait même envisager de tirer à part l'indispensable section intitulée "Des convenances à respecter pour se suicider sur son lieu de travail". De nombreuses entreprises pourraient verser cet opuscule dans leur fonds documentaire.

On veillera cependant à ne pas confondre
avec ce livre toujours interdit...


A un moment de ma vie, j'ai cultivé cette fleur vénéneuse qu'est la tentation du suicide.

Elle s'était épanouie dans l'impasse où je me trouvais. Et cette impasse était enserrée entre les murs d'un grand bâtiment mal fichu, l’Éducation Nationale.

Je peux donc témoigner : quand on n'a plus qu'une seule envie, qui est d'en finir, on manque terriblement, et c'est bien regrettable, de savoir-vivre. Dans cet effondrement du vouloir-vivre, on chercherait plutôt quelques conseils afin de savoir mourir (vite et bien)...

La tentation qui me hantait n'est pas parvenue au stade de la tentative.

Au moment où j'aurais pu basculer, c'était juste avant le début des cours, en salle des professeurs, quand j'étais prêt à tourner le dos à "tout ça" et à repartir, la main d'une collègue, et néanmoins amie, s'est posée sur mon épaule pour m'inviter à traverser la cour avec elle et monter en classe. "Guy, on y va ?", et j'ai suivi. Il a suffi de ce geste impondérable d'amitié pour me détourner de tout ce que j'avais scénarisé, pendant une dizaine de jours, durant les heures de veille hallucinée où le sommeil m'était devenu impossible.

Inutile de me dire que le développement de ces idées suicidaires n'était que le symptôme de la dépression dont j'étais victime, et que, en matière de suicide, j'aurais sûrement tout fait pour me rater...

On me l'a déjà dit.

Mais qui sait vraiment ?

Pas moi, en tout cas.

La bonne vieille blague du "Connais-toi toi-même"...
(Le γνῶθι σαυτόν de la Reichert-Haus, à Ludwigshafen.)

En voyant avec quelle rapidité "l'enseignante de 44 ans, professeur de mathématiques, qui s'était immolée par le feu lycée Jean-Moulin de Béziers" a été présentée comme "dépressive", ou encore "très fragile psychologiquement", je me suis souvenu des emplois dévoyés du qualificatif peu élogieux de "dépressif" par la hiérarchie de mon ancienne administration.

Il m'est revenu avoir été, en deux occasions assez marquantes, et significatives, "traité" de "dépressif" ou de "déprimé"...

La première fois, ce fut par un inspecteur pédagogique régional, au début de ce qu'il convient d'appeler ma "carrière". J'avais eu, lors d'un entretien, la naïveté d'exprimer des doutes argumentés sur certaines injonctions pédagogiques à l'inefficacité flagrante, et au lieu de dire qu'elles nous emmerdaient, moi et beaucoup d'autres, j'avais cru plus élégant de signaler une certaine lassitude de notre part. J'eus droit à un couplet de belle facture stigmatisant "les enseignants fatigués et déprimés".

La seconde fois, bien plus tard, ce fut par un proviseur de lycée, après lui avoir exprimé, assez vivement et très franchement, mon désaccord sur les méthodes cavalières et autoritaires dont il usait à l'égard des enseignants. Surpris de ma réaction plutôt inhabituelle, il avait tenu à me rencontrer à nouveau, pour m'assurer de sa profonde estime et me proposer un rôle accru dans l'équipe enseignante, justifiant cette offre par le fait qu'il m'avait trouvé un peu "dépressif"...

Dans les deux cas, je puis vous assurer que j'étais bien loin de l'être. Et mes deux interlocuteurs le savaient bien.

Lorsque je l'ai réellement été, personne ne l'a vu.

A tous ceux qui, dans les divers couloirs du labyrinthe administratif du grand bâtiment mal fichu, m'ont reçu comme si j'étais porteur d'une maladie honteuse - alors qu'elle n'est qu'absolument invalidante -, un grand salut inamical !

Si je suis sorti de l'impasse sur mes deux jambes et non pas les pieds devant, ce n'est pas à eux que je le dois.

lundi 17 octobre 2011

Taches blanches de la mémoire

En octobre 1961, je venais tout juste d'entrer en sixième, interne dans un honorable établissement rouennais tenu par la congrégation des frères des écoles chrétiennes. S'y mêlaient les rejetons (mâles) de diverses catégories socio-professionnelles bien représentées au sein de la catholicité normande, et nous avions devant nous sept ans pour que le mélange s'émulsionne...

Le jeune monsieur François Hollande devait alors être un des élèves des petites classes avec lesquels nous devions partager la cour de récréation ponctuée des deux ou trois marronniers réglementaires. Peu sensible à son destin futur, je ne l'ai pas reconnu, et je le regrette fort. Mais je regrette plus encore qu'il ait, d'après les éléments biographiques que l'on publie ici et là, quitté l'établissement à la fin du cycle primaire. S'il était entré en sixième, peut-être pourrais-je maintenant, bien que cette pratique n'ai été que très rarement en usage parmi les élèves, raconter comment fut passée au cirage la bite d'un futur ancien futur probable président de la république afin de l'accueillir dignement parmi les "grands".

Fruits de saison.

A part, une fois par semaine, l'insistante odeur d'oignons en cours de cuisson qui nous avertissait que le charcutier mitoyen préparait son boudin, le monde extérieur ne pénétrait guère entre les murs du "pensionnat".

(Je me souviens cependant, seule exception, de l'annonce de la mort du président Kennedy, faite de manière quasi solennelle dans l'atmosphère glacée de l'étude matinale que nous devions subir avant d'aller prendre le petit déjeuner.)

Si, à la maison, l'information pénétrait avec parcimonie, j'y entendais la radio et j'y lisais "le journal" - c'est à dire Paris-Normandie. Ainsi je me vois encore, perplexe, en train de lire des extraits du discours de René Coty, qui cédait la place à Charles de Gaulle, déclarant que "le premier des Français [était] désormais le premier en France".

De la guerre d'Algérie, je savais peu de choses précises, mais je savais que l'armée française y faisait, depuis longtemps - depuis toujours pour un enfant de dix ans -, une guerre et que cette guerre était sale, très sale. Cela, je le savais, et j'ai l'impression de l’avoir toujours su, tout simplement parce que mes grandes sœurs - celles qui m'appellent encore "petit frère"- avaient l'âge de ceux qui partaient, et de ceux qui revenaient, et qui parfois arrivaient à parler de ce qu'ils avaient vu, ou fait.

Mais des événements du mois d'octobre 1961, je n'ai rien su.

Cette tache blanche sur la carte de ma mémoire m'apparaît maintenant comme une tache de sang séché... (*)

Car, bien plus tard, j'ai voulu savoir. Il me semble que je devais cela à l'enfant que j'avais été et qui n'avait rien su.

(Et que dire de ce que nous devons aux enfants qui n'ont pas revu leur père après le 17 octobre 1961 ?)



(*) Je parlerai une autre fois de ceux qui m'ont permis de compléter la carte.

jeudi 13 octobre 2011

Un accouchement dans la clandestinité

N'ayant jamais été particulièrement activiste en ce domaine, je n'y suis en général pour rien ; mais je suis souvent frappé par la superbe présence, belle et insolente, de certaines jeunes femmes en état de gravidité un peu avancée. Cet état m'étant plutôt étranger, leurs regards me conduisent parfois à évoquer mezzo voce la première voix de Trois femmes, le poème de Sylvia Plath :

I am slow as the world. I am very patient,
Turning through my time, the suns and stars

Regarding me with attention.
The moon's concern is more personal :
She passes and repasses, luminous as a nurse.
Is she sorry for what will happen ? I do not think so.

She is simply astonished at fertility.

When I walk out, I am a great event.
I do not have to think, or even rehearse.

What happens in me will happen without attention.

The pheasant stands on the hill ;

He is arranging his brown feathers.
I cannot help smiling at what it is I know.

Leaves and petals attend me. I am ready.

Traduction de Laure Vernière et Owen Leeming, pour les éditions Des femmes-Antoinette Fouque :

Je suis lente comme la terre. Je suis très patiente,
J'accomplis mon cycle, soleils et étoiles
Me regardent avec attention.
La sollicitude de la lune est plus personnelle:
Elle passe et repasse, lumineuse comme une garde-malade.
Regrette-t-elle ce qui va m'arriver? Je ne le pense pas.
Elle est tout simplement étonnée devant la fécondité.

Quand je sors, je suis un grand événement.
Je n'ai pas besoin de penser ou même de me préparer.

Ce qui se passe en moi aura lieu de toute façon.

Le faisan se dresse sur la colline;

Il lisse ses plumes brunes.

Je souris malgré moi à tout ce que je sais.

Feuilles et pétales m'accompagnent. Je suis prête.


Pas encore en Pléiade, mais enfin en Quarto.

Serait-ce trop de demander que toute femme, fut-elle dépressive, ayant choisi(*) de mettre un enfant au monde puisse ainsi, tranquillement et simplement, se dire "Je suis prête" ?

Oui, sans doute, aux yeux des tenants de la loi-c'est-la-loi-qui-est-la-loi, ce serait trop demander.

Samia Hamadou n'a pas pris la pose pour donner au monde l'image de son heureuse maternité future, et comme Christophe Barbier n'a pas "la chance" de la connaître, il n'a pu lui téléphoner afin de nous donner de ses nouvelles sur son blogue.

Si elle a été admise en urgence à l'hôpital de Lens, au huitième mois de sa grossesse, c'est qu'elle venait de tenter de se suicider en avalant deux plaquettes de médicaments.

Ahmed Hamadou, le mari de Samia, est un ancien officier de la marine algérienne. Il affirme avoir été menacé par des groupes islamistes dans son pays et il a quitté l'Algérie pour la France, en 2009, avec un visa touristique. Il s'est installé à Liévin (Pas-de-Calais) avec sa famille et il a déposé une demande d'asile politique auprès de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Cette demande a été rejetée en mars 2010, ainsi que, fin juin 2011, l'appel introduit devant la Cour nationale du Droit d'asile. Une demande de "régularisation exceptionnelle auprès de la Préfecture du Pas-de-Calais", déposée le 12 juillet, a elle aussi été rejetée, au motif que le couple n'entrait "dans aucune des dispositions prévues par l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968 modifié". La préfecture, dans la foulée, a émis, en date du 23 septembre, une double obligation de quitter le territoire français (OQTF). Selon RESF 59/62, les OQTF respectives des deux époux portent les mentions suivantes : sur celle de madame, "...d'autant plus que M a aussi une OQTF", et sur celle de monsieur, "...d'autant plus que Mme a aussi une OQTF".

Les services de la préfecture savent trouver les mots qui consolent...

Mais ils ne maîtrisent pas toujours la ponctuation :

Mardi dans la soirée [soit le lendemain de la tentative de suicide de Samia] , le préfet du Pas-de-Calais [a] décidé d'abroger les arrêtés pour une "erreur de forme", qui tiendrait à une lacune de ponctuation. Faute de virgule, une des phrases s'avérait ambiguë, impliquant que les deux fillettes du couple étaient nées dans le pays d'origine, en Algérie, contrairement aux faits. Comme l'a toujours soutenu Ahmed Hamadou, sa cadette Séréna, âgée de 2 ans, est bien née à Lens.

Cependant, madame Catherine Seguin, la directrice du cabinet du préfet, tient à préciser que "le fait que l'un des deux enfants soit né à Lens ne rend pas caduc le rejet du dossier".

En découvrant ce vice formel et en tirant très administrativement des conséquences, les services préfectoraux peuvent se permettre d'affirmer :

"Il n'y a pas pour l'instant d'arrêté de reconduite à la frontière."

Et de faire la leçon à la famille :

"La famille Hamadou dispose encore de possibilités de recours qui leur ont été notifiées dans le même courrier du 23 septembre. Mais ils ne se sont pas encore manifestés."

Tout en distillant quelques promesses, qui permettent à Nord Éclair de titrer, en une belle figure périphrastique :

La préfecture accordera une «attention particulière» à la dame enceinte expulsable qui a tenté de se suicider.

Peut-être permettra-t-on à la "dame enceinte expulsable" d'accoucher avec un peu d'espoir...

Mais ce n'est pas sûr.



(*) Ce droit de choisir, reconnu par la loi, ne peut s’exercer librement sans le maintien de centres IVG dans les hôpitaux publics.

La réouverture du centre de l'hôpital Tenon les ayant terriblement peinés, quelques mouvements d'une catholicité rétrograde avérée ont décidé de venir se montrer chaque mois devant l'hôpital et d'y réciter le rosaire. La première performance dévote a eu lieu le mois dernier, sous protection policière... La prochaine est prévue le samedi 15 octobre, à 10 h 30, et le Collectif Tenon, qui a lutté pendant 15 mois pour la réouverture de ce centre IVG, appelle de son côté à un rassemblement de protestation, rue de la Chine.

Pendant la prière, et la manifestation, le marché du samedi continuera d'accueillir les chalands, n'oubliez pas vos cabas...

mardi 11 octobre 2011

Derrière le drame...

Ce matin, à 8 h 30, a eu lieu la levée des corps d'Abdel Kader Akrout et de Mehrez Slimen, à l'institut médico-légal de Paris.

Ils seront inhumés en Tunisie, près des leurs.

Il semble qu'aucun ministre ne soit venu leur rendre un dernier hommage.

Mais les médias, il est vrai, ne s'étaient pas empressés de leur accorder le titre de "héros ordinaire".

Le 28 septembre, l'incendie de cette maison à Pantin
a fait six victimes ordinaires.
(Photo : Site de la Cip-IdF)

Avec six morts, il était difficile de parler de "tragique fait divers", alors on a parlé de "drame".

Un mot qui autorise les savants développements, car tout drame, on dirait, se doit d'être drame de quelque chose...

Et ces commentaires nous ont été abondamment rapportés, dans toute leur indécence.

Soigneusement canalisés par les forces de l'ordre, qui "sécurisaient" la présence de monsieur Claude Guéant et du préfet Claude Lambert, les journalistes n'ont guère cherché, le jour même, à recueillir les témoignages des rescapés ou des voisins. Ils se sont contentés de ceux qui leur étaient aisément accessibles, afin d'agrémenter leurs papiers d'un peu de couleur locale.

Marie Barbier, journaliste à l'Humanité, qui tient le blogue "Laissez-passer", ne s'est pas contentée de ce travail minimal. Si son premier billet, «Les gens hurlaient et tapaient sur la tôle», daté du 29 septembre, retranscrit surtout, comme il se doit, les propos des officiels, le deuxième, posté le 5 octobre, va beaucoup plus loin dans le recueil des témoignages.

Il s'intitule «J’entends encore le cri des morts», et il faut le lire.

(Comme il faut lire, sur le site de la Cip-IdF, le texte de colère Je suis une montagne de feu.)

Les ayant lus, je suis tombé, un peu par hasard, sur une dernière analyse du "drame de Pantin", et je lui ai accordé le premier prix de l'obscénité caritative.

C'est intitulé :

Derrière le drame de Pantin, l'échec de l'aide au retour.

C'est signé de Matthieu Balu, et ça a été publié le 4 octobre dans l'hebdomadaire La Vie - autrefois catholique et illustrée, mais ils ont bien vu que ça faisait trop pour une seule Vie.

Et bien sûr, ça déplore que l'aide au retour ait été si dévaluée au mois de juin, pour des raisons budgétaires - et aussi, dit-on, pour éviter le fameux "risque d'appel d'air" qui fait si peur aux frileux de souche - au point de d'être devenue "presque dérisoire au regard de la rançon versée à un passeur pour traverser la Méditerranée".

Se plaçant "derrière le drame", comme il dit, mais discourant sur le dos des morts, Matthieu Balu fait son intelligent qui a tout compris et connaît la solution : l'ARV, l'aide au retour volontaire !

Pour son subtil plaidoyer, le défenseur de l'ARV a embauché un assesseur de poids, en la personne de l'auto-proclamé idiot utile, monsieur Pierre Henry, directeur général de l'association France-Terre d’Asile de service.

(...) En militant pour un meilleur fonctionnement de l’ARV, France-Terre d’Asile est parfois critiquée par les autres associations d’aide aux migrants, qui y voient une manière pour le gouvernement de gonfler les chiffres des expulsions.

Un argument insuffisant, pour Pierre Henry : "Je n’ai pas de problème avec l’aide au retour. Alors on me dit parfois que je suis l’idiot utile. Vaut-il mieux être l’idiot ou le criminel ? Le maintien dans la précarité de ces gens, sans solutions de retour, c’est une erreur dramatique et dangereuse du ministère de l’intérieur. Il faut à la fois un dispositif d’accueil temporaire digne, et une aide au retour volontaire efficace." (...)

En arguant de cette dialectique de l'idiot et du criminel, on peut dire que monsieur Pierre Henry nous ouvre des perspectives intéressantes sur les abysses de bêtise de l'humanisme crétin.

lundi 10 octobre 2011

Une opposition courageuse

On ne naît pas femme, on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949.


Celles et ceux qui comprennent vite à condition que leur confesseur y mette le temps ont encore bien du mal à reconnaître quelque justesse dans cette assertion beauvoirienne.

Alors, il n'est pas étonnant que tout leur être se cabre et se révulse lorsque ce même confesseur leur décrit les abominations sociétales qui devraient affecter leur meilleur des mondes créés si le "Gender" devait devenir un "paradigme dominant"...

Une polémique est ainsi née sur l'introduction, dans les manuels de SVT des classes de première de nos lycées, de quelques remarques de bon sens sur la notion, pourtant bien vague, d'identité sexuelle. Toujours à l'écoute, le groupe UMP a décidé, à la rentrée, de réunir une mission parlementaire afin d'étudier la question épineuse des programmes scolaires. Le très performant ministre de l’Éducation Nationale, monsieur Luc Chatel, aurait même envoyé une lettre de mission à monsieur l'inspecteur général de l'éducation nationale Michel Leroy, afin qu'il jette un œil attentif sur les manuels scolaires, d'ici fin 2011, début 2012.

L'Association pour la Fondation de Service politique, qui mène une partie de la mobilisation contre l'introduction du déstructurant "Gender" anglo-saxon dans notre enseignement à nous, devra donc un peu patienter avant de crier sa victoire.

En attendant, l'AFSP reste vigilante.

Son site a ainsi relayé avec soin, la lettre que Elizabeth Montfort et Nicole Thomas-Moro, respectivement présidente de l’Association pour un Nouveau Féminisme Européen, et sa porte-parole, ont envoyée à monsieur Laurent Wauquiez, ministre de l'Enseignement Supérieur, afin de s'indigner de la remise des insignes de docteur Honoris Causa à Judith Butler, par l'Université Michel de Montaigne de Bordeaux.

Le paragraphe suivant donne une assez bonne idée de la hauteur de l'argumentaire :

Les conséquences d’un tel cautionnement sont considérables, et vous ne pouvez l’ignorer. Êtes-vous prêt, à ce point, pour plaire à une minorité agissante, à renoncer à l’électorat qui en 2007, vous a donné sa confiance? Êtes-vous prêt à le perdre pour l’avoir de façon incompréhensible ignoré ?

Que monsieur Wauquiez ait répondu ou non, la cérémonie universitaire a bien eu lieu, le 5 octobre, à peine troublée par l'intervention d'une "minorité agissante" pas assez bruyante pour couvrir les applaudissements. Les activistes du "Renouveau Français" devaient avoir prévu ce désagrément : ils se sont munis de pancartes permettant de sous-titrer leurs propos et la mise en ligne de l'exploit pousse le son au maximum.

Hélas, au "Renouveau Français", on maîtrise assez mal la mise au point, et on ne sait pas filtrer les bruits indésirables...




Le sens de l'humour de Judith Butler n'a pas dû être trop perturbé par ce chahut puéril.

D'après Sud-Ouest, qui rend compte de cette remise de diplôme symbolique, elle venait de s'adresser à l'amphi,"dans un remarquable français", en abordant "un thème en apparence plus consensuel : le «vivre ensemble»".

«La réalité est que nous sommes forcés, quelles que soient nos appartenances, de vivre et partager la Terre avec des gens que nous n'avons pas choisis». Or ce caractère «non choisi» est à la base de toute coexistence planétaire. Et si l'on en croit Judith Butler, le seul moyen de conjurer la tentation génocidaire de ceux qui voudraient décider de qui a le droit de vivre et qui ne l'a pas, c'est bien d'admettre que «la vie qui n'est pas la nôtre est aussi notre vie».

Seul dans la presse nationale, le Figaro a donné une information sur cette remarquable, mais assez peu remarquée, action. L'article de Marie-Estelle Pech porte ce titre d'une justesse tout aussi remarquable :

La polémique sur la «théorie du genre» rebondit

Ah bon !

Bon.

Bon.

Bon.



PS :
Cadeau : on peut regarder sur YouTube, en six épisodes, le documentaire Judith Butler, philosophe en tout genre, réalisé par Paule Zajdermann en 2006, et diffusé sur Arte - le lien donné est celui du premier épisode.

samedi 8 octobre 2011

Du son et des armes

Enfant, je collectionnais les images que l'on trouvait en dépaquetant avec soin les tablettes de chocolat Suchard, et je les collais, bien comme il faut, dans l'album idoine, que l'on avait fait venir en envoyant le nombre de timbres requis à l'adresse indiquée. Il me semble qu'il y avait plusieurs volumes à La plus belle histoire des temps, découpant fidèlement en tranches l'histoire biblique (1).

C'est ainsi que j'en vins à m'intéresser de près à l'épisode de la prise de Jéricho par le peuple israélite mené par Josué, où il est raconté que les murailles défendant la ville s'effondrèrent au sept fois septième passage des prêtres sonnant des trompettes. J'étais à la fois fasciné et incrédule, et cette incrédulité dura jusqu'à ce qu'on me mette sur la piste de la "fréquence de résonance". Avec l'obstination du scientifique buté que j'allais devenir, j'expérimentais chaque matin, sur le chemin de l'école, faisant vibrer mes lèvres pincées, en longeant le mur du cimetière - c'était le mur du village qui me semblait le moins ornemental et le plus inutile.

Mes expériences n'aboutirent pas, mais durèrent assez longtemps - pour être précis : jusqu'à ce que je me mette à collectionner les timbres que l'on trouvait dans le chocolat Cémoi - pour que mes lèvres acquièrent l'impressionnante musculature qui explique les qualités poliorcétiques de mon jeu de saxophone (2).

La Bible confirmée par l'archéologie : quelques vestiges de Jéricho.

Avec de tels antécédents biographiques, je ne pouvais que lire avec grand intérêt le livre de Juliette Volcler, Le son comme arme, Les usages policiers et militaires du son, paru il y a quelque temps aux éditions La Découverte (3).

Autant le dire d'emblée, j'ai été extrêmement déçu de n'y trouver, à part quelques allusions par ci par là, aucune prise en compte des vérités bibliques sur la chute des murailles d'enceinte de Jéricho, au prétexte que l'auteure situe, avec d'assez bonnes raisons malgré tout, la naissance des véritables armes acoustiques aux alentours de la seconde guerre mondiale...

C'est à peu près le seul défaut patent que j'ai trouvé à cet essai, mais on admettra qu'il est de taille.

Même la couverture est élégante...

Comme le soutient l'éditeur sur la quatrième de couverture, ce livre est bien le premier à aborder, en langue française, cette question du développement des usages sécuritaires (policiers et militaires) de dispositifs acoustiques.

Certes, nous avions froncé des sourcils à l'apparition de répulsifs sonores, émettant sur des fréquences inaudibles par les plus de vingt-cinq ans...

Nous avions lu quelques articles concernant les techniques de torture "propre" visant à briser la résistance de supposés terroristes en saturant leur espace de survie à Guantanamo avec du rap, du métal ou même des comptines enfantines, le tout diffusé en boucle et à plein tube...

Nous avions pu apprendre que les GI's avaient lessivé les oreilles et essoré tout esprit de résistance dans la ville de Falloujah en la noyant dans du hard rock diffusé à haut volume...

Certes.

Mais, par un effet de surdité analogue à la fameuse "surdité mondaine" qui m'écarte de toute réunion militante, tout cela s'était fondu dans le bruit ambiant, le brouhaha où se mêlent toutes les dégueulasseries du monde.

D'où la bonne idée de l'auteure de nous faire entendre cela, cette appropriation sécuritaire du son, en faisant bruisser les feuilles de l'arbre généalogique de ces divers dispositifs...

Ayant probablement peu d'ami(e)s travaillant dans le secteur de la recherche sur les armements – et se souciant assez peu, semble-t-il, de s'en faire –, Juliette Volcler n'a utilisé que la documentation accessible à tout(e) honnête journaliste lisant couramment l'anglais et l'espagnol. On peut supposer à ce corpus une certaine ampleur et on devine derrière ce livre tout un patient travail d'investigations, de dépouillements, de recoupements et vérifications. Ce dont témoignent amplement les 18 pages de notes où notre auteure indique ses références.

Bien sûr, même avec les meilleures intentions du monde, le résultat d'une telle recherche aurait pu prendre la forme d'un épais volume de compilation, aussi indigeste que du béton ouvragé à la pelleteuse.

Cette crainte doit être écartée, car le travail habituel de Juliette Volcler n'a rien à voir avec les BTP. Elle est d'abord documentariste sonore et produit l'émission L'Intempestive, et la preuve de son incontestable talent est qu'on la supplie - littéralement - d'apporter sa contribution à deux des meilleurs "indépendants" de la presse, CQFD et Article XI (4).

Dans l'introduction de son livre, Juliette Volcler préfère le présenter comme une "généalogie" plutôt qu'une "histoire" des armes acoustiques. Elle récuse toute prétention à l'exhaustivité, et modère même le terme de "synthèse" :

Nous avons dit « synthèse », ce sera plutôt un montage subjectif de paroles, d'expériences et d'images, un collage de chimères, de projets, de cauchemars, d'inventions, de grotesque, d'échecs, de témoignages, de bravades, d'analyses, un long cut-up historico-sonore qui réagencera, sans hasard mais dans un sens nouveau, des bribes de discours officiels, industriels, médiatiques ou critiques.

On peut considérer que c'est là une excellente description de ce livre. Mais il ne faut pas se méprendre et s'imaginer trouver un cut-up aléatoire foutraque à la va comm'j'te pousse. Le montage est minutieusement agencé par une spécialiste du genre, experte à extraire du sens de ses collages, tout en suivant le fil tendu d'une critique radicale.

Conclusion :

Il s'agit aujourd’hui de reprendre conscience du son, de s'en saisir, de parer à sa confiscation sécuritaire et marchande, afin d'en inventer des usages qui nous permettront d'habiter autrement l'espace acoustique et l'espace commun. Si le pouvoir entend « investir la vie de part en part », nous œuvrerons à ce que la vie continue de lui échapper – dans le domaine sonore comme ailleurs.

Maintenant que vous connaissez la fin, il ne vous reste plus qu'à lire le livre...


(1) Les albums Suchard avaient, dans les années 30, magnifié La France pittoresque, Nos belles colonies, et La vie fière et joyeuse des scouts, qui fut repris au tout début des années 50. J'ai découvert les délices du chocolat que l'on croque en tablette un peu plus tard, et c'était déjà la Bible...

(2) Je dois avouer que je me suis attaqué une dernière fois, et toujours sans succès, à ce mur de cimetière, non au saxophone, mais au volant de la deuchouaux camionnette que mon père, animé d'une belle intention pédagogique, m'avait fait conduire malgré mon incompétence déjà reconnue dans ce domaine.

(3) Ce livre a été précédé d'articles publiés sur l'excellent site Article XI. On peut y télécharger un pdf qui constitue une bonne introduction au livre. Curieusement, une version de ce document est également en téléchargement sur le site infos-paranormal (point net)... Si Article XI est bien signalé comme source, le nom de l'auteure est, avec une rare inélégance, omis.

(4) Dont le numéro 6, encore plus beau que les précédents - oui, c'est possible ! -, sortira très prochainement. Mettez votre marchand(e) de journaux sous surveillance, on va se l'arracher et il n'y en aura pas pour tout le monde...

jeudi 6 octobre 2011

De la poésie dans un monde de marquétigne en deuil

Alors que la presse du monde entier dégouline des hommages rendus au plus grand génie du marquétigne que nous ayons jamais connu, les journaux suédois trouveront sans doute une petite place pour annoncer que le poète Tomas Tranströmer vient de se voir décerner le prix Nobel de littérature.

Si Tomas Tranströmer n'a pas su "changer notre vie" comme on nous dit que l'a fait Steve Jobs, il a su vivre sa vie et embellir le monde de sa poésie.

Cela devrait être suffisant.

J'imagine assez bien que Tomas Tranströmer, demain, ira s'asseoir, comme d'habitude, devant son piano - où il ne peut plus jouer que de la main gauche.

(Photo : Dan Hansson.)

Avant ou après une promenade...

(Photo : Dan Hansson.)

Quand on n'a pas "changé le monde", à quoi bon changer ses habitudes.

(En tout cas, les marchés ne devraient pas s'en inquiéter.)

Quant à ses lecteurs, ils ouvriront peut-être au hasard l'un de ses livres, comme je l'ai fait tout à l'heure.

Et j'ai lu :

Sombres cartes postales

************I

L'agenda est rempli, l'avenir incertain.
Le câble fredonne un refrain apatride.
Chutes de neige dans l'océan de plomb. Des ombres se battent sur le quai.

************II

Il arrive au milieu de la vie que la mort vienne
prendre nos mesures. Cette visite
s'oublie et la vie continue. Mais le costume se coud à notre insu.

Et sur la page suivante :

Les ratures du feu

Durant ces mois obscurs, ma vie n'a scintillé que lorsque je faisais l'amour avec toi.
Comme la luciole qui s'allume et s'éteint, s'allume et s'éteint - nous pouvons par instants suivre son chemin
dans la nuit parmi les oliviers.

Durant ces mois obscurs, ma vie est restée affalée et inerte
alors que mon corps s'en allait droit vers toi.
La nuit, le ciel hurlait.
En cachette, nous tirions le lait du cosmos, pour survivre.

(Photo : Dan Hansson.)


Précisions :

Les photos de Dan Hansson ont été empruntées à un site auquel je ne comprends rien...

Le livre qui s'est ouvert, assez naturellement comme s'il avait l'habitude, aux pages reproduites ici, est Baltiques, Œuvres complètes 1954-2004, de Tomas Tranströmer, paru en 2004 dans collection Poésie/Gallimard. La traduction et la préface sont signées de Jacques Outin.

Les poèmes cités appartiennent au recueil La place sauvage, datant de 1983.

mercredi 5 octobre 2011

Ici on noie les Algériens, film

Toujours classé en bonne place parmi les blogueurs les plus méconnus de la planète, je suis un nain fluent - à peu près tous les deux jours - que le géant Gougueule prend parfois sur ses larges épaules...

J'en fais le constat, de temps à autre, et j'ai ainsi pu remarquer que, depuis quelques semaines, le moteur de recherche le plus envahissant de la toile envoyait, avec une certaine régularité, des visiteurs sur l'un de mes anciens billets - du 18 octobre 2009, pour tout dire -, en réponse à la requête "ici on noie les algériens" - Gougueule sait des tas de choses, mais ignore les majuscules.

Ce petit texte tournait autour de la photographie de l'inscription "Ici on noie les Algériens" prise par Jean Texier, fin octobre ou début novembre 1961, et devenue maintenant emblématique de la violence de la répression de la manifestation du 17 octobre 1961.

J'avais largement utilisé, dans ce billet, un article de Vincent Lemire et Yann Potin, paru dans le numéro 49 de la revue Genèses (décembre 2002).

La photo de Jean Texier, non retouchée.

Mais, me dis-je.

Il est possible que ces visites soient le résultat d'un malentendu du malentendant Gougueule et que les requérants soient en réalité à la recherche de renseignements sur le film de Yasmina Adi qui doit prochainement sortir - le 19 octobre - et qui porte justement le titre Ici on noie les Algériens, 17 octobre 1961...


Alors me dis-je encore.

Autant leur indiquer qu'il existe un site très riche consacré à la présentation de ce film, où ils pourront voir une bande annonce, lire la note d'intention de la réalisatrice, ainsi qu'un entretien qu'elle a accordé à David Bême en août 2011.

On y trouve aussi une liste de séances spéciales.

Pour les plus pressés, je copicolle ce très court, mais très clair, synopsis :

A l'appel du Front de Libération Nationale (F.L.N.), des milliers d'Algériens venus de Paris et de toute la région parisienne, défilent, le 17 octobre 1961, contre le couvre-feu qui leur est imposé. Cette manifestation pacifique sera très sévèrement réprimée par les forces de l'ordre.

50 ans après, la cinéaste met en lumière une vérité encore taboue.

Mêlant témoignages et archives inédites, histoire et mémoire, passé et présent, le film retrace les différentes étapes de ces événements, et révèle la stratégie et les méthodes mises en place au plus haut niveau de l’État : manipulation de l'opinion publique, récusation systématique de toutes les accusations, verrouillage de l'information afin d'empêcher les enquêtes...

On trouve sur YouTube les deux extraits suivants :



Monsieur Amar Nanouche




Madame Ghennoudja Chabane


PS : Ce film est le deuxième documentaire réalisé par Yasmina Adi. Le premier avait pour titre : L’autre 8 mai 1945 – Aux origines de la guerre d’Algérie (voir détails sur le site dédié).

mardi 4 octobre 2011

De drôles d'oiseaux

"Espèce d'autiste !"

On n'entendra probablement jamais ce "nom d'oiseau" lancé des bancs de l'hémicycle en direction de la tribune, mais on a pu le craindre. Car il fut un temps où il n'était pas rare que l'on utilise le qualificatif "autiste", souvent renforcé de l'adverbe "complètement", pour disqualifier la pensée ou la personnalité de tel ou telle. Il me semble toutefois que cette pratique langagière est maintenant tombée en désuétude - mais je peux me tromper - et qu'on peut en parler au passé.

Si, à entendre ainsi détourner ce mot pour obtenir son petit effet de communication, ma réaction dépassait nettement l'agacement habituel, c'est que la découverte de l'autisme m'a marqué profondément.

Cette découverte, je l'ai faite, comme beaucoup d'autres, grâce à Fernand Deligny, ce grand oiseleur qui haïssait les cages. Ce fut, initialement, en allant voir, dans une petite salle du Quartier Latin, Ce gamin-là, le film que Renaud Victor a tourné, de 1972 à 1974, dans les Cévennes où Deligny vivait en proximité avec des enfants autiste. S'y imposait la figure de Janmari, ce drôle d'oiseau catalogué "encéphalopathe profond, présentant des traits psychotiques manifestes", qui était arrivé là en 1967 avec Deligny, et qui était justement

*************ce gamin-là
*******************in vivable
*******************in supportable
*******************incurable

mais vivant une vie, là, sur un territoire précisément situé au défaut de notre langage.

C'est cette figure de l'altérité, irréductible et pourtant si proche, qui m'a peut-être appris à penser, selon la formule du radeau cévenol de Deligny :

"Nous sommes là et eux aussi..."

Mauvaise copie d'une double page de Nous et l'innocent, de Fernand Deligny (*),
paru en 1975 chez François Maspero, dans la bien nommée collection "malgré tout".
(On doit pouvoir cliquer pour agrandir...)

Malgré les interminables parlottes sur le "vivrensemble", on se demande si cette formule pourra encore être longtemps tenue...

(Et pour une fois, je sens que la tristesse l'emporte sur la colère.)

22 septembre : une dépêche de l'AFP titrait L'IGPN saisie après la mort d'un autiste interpellé en pleine crise et relatait, selon des sources judiciaires et des informations du quotidien régional la Provence, les événements suivants :

Appelés mardi après-midi par une voisine de cet homme, qui avait un comportement "agressif" envers elle, trois policiers - un chef d'équipe et deux collègues féminines, dont une adjointe de sécurité - ont demandé à l'individu de les suivre.

L'homme, doté d'un physique "hors du commun" selon le parquet, confirmant une information du quotidien régional la Provence, s'est alors "rué sur les policiers", qui ne savaient pas qu'il souffrait de troubles mentaux.

"Il se débattait très violemment, au point que deux fonctionnaires ont été blessés, l'un à la main, l'autre à la cheville, en tentant de le maîtriser et de l'entraver au sol", a-t-on appris de même source.

Lors de l'opération, le quadragénaire a fait un arrêt cardio-vasculaire. Hospitalisé et placé en réanimation, il est décédé mercredi.

On apprend aussi que le parquet s’inquiète fort de savoir "si les 'gestes techniques effectués lors de l'interpellation étaient justifiés' avant d'ouvrir une enquête pour 'homicide involontaire' "

Et, au cas où l'on n'aurait pas bien compris, le dernier paragraphe appuie un peu :

Habitant toujours chez ses parents, l'homme, qui mesurait 1,90 m et pesait 130 kg, selon la Provence, faisait semble-t-il une "fixation" sur sa voisine, selon le parquet.

Le même jour, le responsable de LibéMarseille reprenait plus ou moins cette dépêche, en coupant judicieusement le dernier paragraphe ; mais il devait aller sur le terrain, y mener sa propre enquête et revenir sur ces événements dans un article du 27 septembre...

Bien sûr, Olivier, le rédacteur, en bon journaliste, nous donne aussi le point de vue du parquet, qui a peu varié, malgré des nuances :

«Nous attendons les résultats de l’autopsie pour savoir si ce monsieur avait des antécédents médicaux, indique Jacques Dallest, procureur de la République. Ensuite, il faudra établir si tous les gestes utilisés pour l’interpellation étaient appropriés. Les policiers ne savent pas toujours à qui ils ont affaire. Au moment du menottage, il peut y avoir un danger.»

Mais, s'il n'a pu voir ni la voisine, qui "se terre chez elle", ni les policiers, qui "se retranchent derrière l’enquête préliminaire ouverte par le parquet", il a pu interroger le médecin traitant de Serge, la victime, et surtout recueillir le témoignage de sa famille.

Le père a vu passer une voiture de police, puis une seconde. Il est allé voir ce qui se passait, mime ce qu’il a vu en arrivant. Son fils à plat ventre au milieu de l’impasse, la tête au sol, du sang coulant de son visage. Les mains menottées dans le dos et un policier à genoux sur lui, au milieu de sa colonne vertébrale. «Il lui comprimait complètement le diaphragme pendant que les deux policières lui tenaient les jambes, poursuit-il. J’ai dit à l’homme de descendre de son dos mais il ne voulait pas. Quand il s’est enlevé, il a vu que Serge ne respirait plus. Il s’est mis à courir en criant "Oh putain ! Oh putain !" Une des policières s’est mise à pleurer.»

Tout ceci me semble tellement accablant que j'ai à peine envie de me demander, à tout hasard, si, dans ces circonstances, se mettre à courir en criant "Oh putain ! Oh putain !" est bien un geste technique approprié...



(*) Né en 1913 et mort en 1996, Fernand Deligny a laissé une œuvre qui continue de vivre et de circuler - et on peut penser qu'il est essentiel qu'elle circule !

Son œuvre écrite est disponible aux Éditions L'Arachnéen, qui ont publié deux beaux volumes. Le premier, Œuvres, compte 1848 pages et regroupe la plupart des textes publiés par Deligny, ainsi que des inédits et des documents iconographiques. Cette édition a été établie, et elle est présentée, par Sandra Alvarez de Toledo. Le second, intitulé L'Arachnéen et autres textes, reprend des textes écartés, faute de place, dans le premier volume, et l'essai inédit, L'Arachnéen, écrit en 1981 ou 1982.

Le Cinéma de Fernand Deligny est un coffret de dévédés proposé par les Éditions Montparnasse. Le contenu de ce coffret est présenté de manière très détaillée dans une page du site Dvd Classik. On trouvera peu de choses sur la toile, sauf Le moindre geste, le film que Deligny a réalisé avec Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel entre 1961 et 1971, qui peut être vu, par morceaux, sur YouTube (ce lien est celui du premier morceau).

Enfin il faut signaler, pour une présentation sensible et intelligente des rapports de Deligny à l'image - mais pas seulement -, les deux émissions de "l'intempestive", réalisées par Juliette Volcler, celle du 3 mai 2010, Fernand Deligny : au-delà du langage, l’autre, et celle du 8 septembre 2010, hors du langage, un territoire.

dimanche 2 octobre 2011

Présidentiables, nobélisables et non régularisables

C'est un incontestable progrès démocratique : désormais, toute femme et tout homme engagé(e) dans la vie politique peut, à l'heure où elle/il s'épile les sourcils, en se trouvant si présentable en son miroir, s'imaginer une stature présidentielle. On peut penser que l'inénarrable empoignade électorale de 2007, qui s'est terminée comme l'on sait, a encouragé cette évolution...

Il est bien possible que monsieur Alain Juppé, "droit dans [s]es bottes" et dressé sur ses ergots, s'offre de telles imaginations dans le secret de sa salle de bain et y prenne d'avantageuses postures de présidentiable de secours. C'est du moins, en substance, ce qu'il entend laisser entendre.

Portrait conceptuel d'Alain Juppé en président de secours.

Il faudra sans doute beaucoup de séances de coaching pour que l'homme qui "rêve", "même avec les yeux ouverts", puisse se rendre sympathique en arrondissant les angles tranchants de sa personnalité - et, anéfé, on peut toujours rêver. En attendant que ces douloureuses séances de training portent leurs fruits, il semble chercher à se démarquer subtilement de l'héritage sarkozien.

Devant des millions de téléspectateurs, il a déclaré : "soutenir mordicus les régimes autoritaires croyant qu'ils sont les meilleurs moyens de stabilisation du monde arabe, c'était une erreur."

Dans son blogue "Affaires étrangères", Vincent Jauvert, journaliste au Nouvel Observateur, estime que, "venant d'un gaulliste, chiraquien de surcroît, un tel aveu ne manque pas de panache - même s'il est bien tardif...", avant de pointer l'ampleur réduite cet "aveu" qui "ne manque pas de panache", car, écrit-il, "nous avons toujours de drôles d'amis que nous soutenons mordicus". Façon, tout de même, d'accorder quelque crédit au "timide mea culpa" de monsieur Alain Juppé qui n'est, semble-t-il, qu'une réaction inspirée par le pragmatisme le plus élémentaire. Il ne s'agit, pour lui, que de prendre acte de la relative réussite de ce que l'on pense à peu de frais, depuis des mois, sous le concept paresseux de "Printemps arabe".

Quelques fleurs du "Printemps arabe",
selon 1 jour 1 actu, le site d'info des 7/13 ans.
(© Milan Presse/Jennifer Le Bot)

L'inattendu "Printemps arabe" suscite, d'ailleurs, un tel engouement a posteriori que certains médias n'ont pas hésité pas à titrer Les nobélisables du Printemps arabe (Libération) ou Le Printemps arabe pressenti pour le Nobel de la paix (Le Figaro), pour rendre compte des spéculations de monsieur Kristian Berg Harpviken, directeur du PRIO (Peace Research Institute Oslo). Bien qu'il soit, selon lui, "difficile de définir des figures de proue dans «ce contexte de protestations dans lesquelles il n'y a pas toujours de leadership identifiable»", celui-ci verrait bien quelques noms émerger. Sont cités celui d'Israa Abdel Fattah, militante égyptienne, qui est l'une des fondatrices du "Mouvement du 6 avril", celui de Wael Ghonim, cybermilitant égyptien, déjà promu, par le magazine Time, comme l'une des personnes les plus influentes de l'année, et celui de Lina Ben Mhenni, l'active blogueuse tunisienne de "A Tunisian Girl".

Le prix Nobel de la Paix sera attribué le 7 octobre. Comme, il faut bien le reconnaître, il est, parmi les Nobel, celui qui tient le moins ses promesses, on se demande si on doit vraiment l'espérer pour le "Printemps arabe".

Bandeau du blogue de Lina Ben Mhenni.

Le dernier billet que Lina Ben Mhenni a rédigé en français - elle écrit en arabe, en français et en anglais - est intitulé :

Nous Sommes Tous Des Clandestins ou L'immigration illégale des Italiens en Tunisie

Il date du 23 septembre et raconte l'accueil, au port de la Goulette, de "26 citoyens italiens qui ont voulu sensibiliser les gens par rapport aux souffrances des Tunisiens de Lampedusa en faisant le trajet opposé à celui que font nos jeunes dans les barques ou les felouques de la mort", par Lina et deux autres blogueurs, Azyz Amami et Henda Hendoud.

Cette action voulait attirer l'attention sur ces jeunes Tunisiens qui "prennent de grand risques et bravent la mort dans l'espoir de changer leur situation merdique", avant d'être "maltraités en France et en Italie", alors que d'autres, citoyens d'un pays européen, peuvent faire le trajet inverse en toute liberté.

(Inutile de dire qu'il me plaît assez d'entendre une nobélisable parler ainsi de ses compatriotes non régularisables en nos contrées.)

En France, cette action n'a guère eu de retentissement. Les journaux ne vont tout de même pas titiller tous les jours le repli xénophobe d'une partie de la population; et puis, Lampedusa a repris sa place, là-bas, très loin...

A peine a-t-on parlé du sort fait à ces rescapés, du voyage vers Lampedusa d'abord, puis de l'incendie de leur squat, à Pantin.

Seul le Parisien a publié un article sur l'attente d'une quinzaine d'entre eux, devant la mairie, sous l’œil attentif des policiers de service pour "sécuriser" ce rassemblement. (*)

Finalement, Nathalie Perrier, dans cet article intitulé L’appel à l’aide des rescapés de Pantin, raconte comment on sait, chez nous, s'en tenir au minimum.

Le consul de Tunisie a pris l'engagement de "fournir au plus vite un passeport" aux seize rescapés. Il leur a "conseillé de se rendre en préfecture avec ce passeport pour faire une demande de titre de séjour". Une militante remarque :

«Mais comme ils sont tous clandestins, ils risquent de se faire arrêter en y allant.»

La mairie de Pantin, qui prétend avoir "assuré" aux survivants "le suivi social, humanitaire et sanitaire qui relève de la collectivité" - ceci, jusqu'à lundi ! - renvoie la "balle" "dans le camp de l’État".

«Il appartient désormais à l’Etat de traiter de ce qui relève de ses compétences, et notamment de la question de la régularisation», explique Philippe Bon, le directeur de cabinet du maire, Bertrand Kern (PS).
La "balle" ne devra compter que sur elle-même, puisque monsieur Christian Lambert, le préfet, a indiqué à la journaliste du Parisien "qu’il n’avait été contacté « ni par le maire ni par le consul »".

Il a tenu à ajouter : "Ces jeunes sont des clandestins. La régularisation se fera dans le cadre des lois de la République."

On a compris, ces enfants-là du "Printemps arabe", ils ne sont qu'expulsables...


(*) Voir aussi, sur ce sujet, le texte publié vendredi sur le site de la CIP-IDF.

PS, ajouté le lundi 3 :
Le généreux "dispositif" d'aide prenant fin aujourd'hui, un rassemblement est prévu à 18h devant le passage Roche, à Pantin (Métro Hoche, sur la ligne 5).