mardi 31 août 2010

Escale à un terminus des temps modernes

Depuis plus de trente ans, la religion de l'amitié me ramène sur des hauteurs proches du bassin de Decazeville. De la terrasse où l'on se livre à de sauvages rituels apéritifs et/ou dînatoires, il est possible de contempler une partie dudit bassin, avec vue sur les gradins de "la Découverte" qui reverdissent et la ville qui s'étiole dans son trou. Il n'y manque, pour compléter le tableau de ce terminus post-industriel, que les pentes dévastées de la "Montagne Pelée" qui domine Viviez.

C'est là que m'est parvenue la nouvelle de la disparition de Jaime Semprun, penseur agaçant, en lisant cet article, signé de Jean-Luc Porquet, dans le numéro du Canard Enchaîné paru le 11 août.


Quand un ami s'en va

Parfois, il fait très froid en plein été. C'est qu'un ami est parti. Jaime Semprun était tout sauf un pipole. Quand les « news » dressaient la liste des intellectuels qui comptent, il n'en était jamais. Et s'en fichait bien. Jamais il n'acceptait d'aller sur les plateaux télé, ni même à la radio, pour parler de ses livres, ce qu'il écrivait, ce qu'il éditait. Jamais de pub. Jamais de compromis. La maison d'édition qu'il animait, L'Encyclopédie des nuisances, ne publiait que deux ou trois ouvrages par an. Du trié sur le volet. Du longuement mûri, travaillé. Texte au cordeau, maquette impeccable, couverture d'une parfaite sobriété, le tout imprimé dans l'une des dernières imprimeries en France utilisant encore linotype et caractères en plomb. De la belle ouvrage.


Jaime Semprun était de ceux qui disent non. Qui sont contre. Pour qui la critique sociale est une nécessité vitale. De l'aventure situationniste menée dans les années 60 par Guy Debord et sa bande, et dont on sait qu'elle fut alors la seule à conduire une pensée radicale, novatrice, tranchante, « L'Encyclopédie », d'abord revue puis maison d'édition, fut le seul surgeon vivace : là s'entêtèrent quelques esprits libres à mener une critique foudroyante de la société industrielle et de ses mécanismes, et de ses pseudo-évidences. On n'arrête pas le « progrès » ? Jaime et ses amis l'analysaient, perçaient son bluff, s'inscrivaient contre le nucléarisme, contre le TGV et son despotisme de la vitesse, contre la Très Grande Bibliothèque, contre les éoliennes, etc. Et argumentaient. Dans le camp d'en face, rien d'autre qu'une pensée magique (« Le progrès, c'est forcément bien ») et l'increvable mystique de la croissance. Chez eux, l'exercice de la raison, le déboulonnage des idoles, la volonté d'en finir avec la fausse conscience généralisée.


En une vingtaine d'années, quel catalogue ! Les quatre tomes magnifiques des essais, articles et lettres de George Orwell, aujourd'hui encore indépassables et indispensables. « L'obsolescence de l'homme », l'œuvre majeure du philosophe Günther Anders, auteur que tous les éditeurs s arrachent aujourd'hui. « La vie sur terre », de Baudoin de Baudinat, que tous les éditeurs s'arracheront demain. Les ouvrages lumineux de Mandosio décortiquant Foucault ou le situationnisme. La réédition du prophétique « Jardin de Babylone » de Bernard Charbonneau, alter ego de Jacques Ellul. Les livres écrits par René Riesel, complice de longue date de Jaime, sur le transgénique ou «
la domestication de l'espèce humaine ». Celui qu'ils avaient écrit ensemble, au titre éloquent « Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable ». Son étude affairée de la novlangue contemporaine. Ses « Dialogues sur l'achèvement des temps modernes ». Et on en oublie.

Semprun avait l'exécration généreuse. Et BHL, Sollers, les insurrectionnistes-qui-viennent, les citoyennistes, tous des jean-foutre à ses yeux. Sur une affichette récente, il s'était amusé à dresser la liste des auteurs à la mode que L'Encyclopédie des nuisances s'honorait de ne pas publier: Alain Badiou, Georgio Agamben, Slavoj Zizek, Judith Butler, etc. En dehors, secret mais doué pour l'amitié, polémiste sans être sectaire, il était la rectitude même : irréductible.


Les éléments de cet article ont été largement repris par quelques périodiques où il y a fort à parier que le nom de Jaime Semprun n'avait jamais encore été cité, et où, maintenant qu'il est mort, on semble prêt à lui reconnaître tous les talents et toutes les qualités, du moins pendant cinq ou dix minutes.

On accordera un accessit à Marianne 2, où Eric Conan a trouvé spirituel d'intituler son articulet du 21 août Jaime Semprun, le décès de l'immédiatique (sic) éditeur d'Orwell.

Ce néologisme en forme de porte-manteau, ou encore de charade à tiroir, ne s'imposait probablement pas...

L'article non plus.

A moins que l'on ne trouve intéressante la réplique que donne un membre du "réseau social de Marianne" à l'affirmation "Jaime Semprun (dont il n’existe aucune photo)": il signale la présence d'une photographie de Jaime Semprun dans un article de Dominique Hasselmann paru sur Remue .net.

Il s'agit d'une photographie prise par Denise Bellon, sa grand-mère, où on le voit adossé à un mur, serviette de plage sur l'épaule, en compagnie de son beau-père, Claude Roy, en peignoir.

Cette image de plein soleil suggère à un crétin de passage, ce subtil commentaire:

Ah, il aurait eu des tendances ?

On ne saurait trop conseiller aux crétins lecteurs de Marianne 2 qui désireraient connaître les "tendances" de la pensée de Jaime Semprun de commencer par le lire...

Ça risque de leur faire un choc.

lundi 30 août 2010

Escale festivale in Marciac

Après cette équipée sauvage au Cabaret, je me suis retiré, "plein d'usage et de raison", sur mes terres normandes. Mes devoirs de jardinier gentilhomme m'appelaient, et je retroussai mes manches pour faire face à la récolte des fruits de mes semis et plantations. Il me fallut "gérer" une bienvenue surproduction, et, en prévision d'une guerre éventuelle, je fis assez de conserves pour soutenir un siège de quelques jours.

Mon passage à Marciac, dans le Gers, département où le poulet s'élève en plein air, me permit de compléter mes provisions prévisionnelles avec quelques bocaux de confits de canard.

Car dans le Gers, on élève aussi le canard, et on le gave, sans doute pour utiliser tout ce maïs qu'on y cultive, avec arrosage copieux. Dans tous les champs où mûrissent les précieux épis, un dispendieux appareillage lâche inopinément de larges giclées froidasses, au grand désappointement - le mot est faible - des couples qui, en proie à une urgence pulsionnelle impérieuse, ont cru trouver un sûr refuge dans les hautes tiges pour un moment de haute voltige...

Mais gardons-nous bien de trop digresser sur ces sujets...

J'ai surtout profité de mon passage à Marciac pour assister, le 11 août, à un concert donné dans le cadre du festival estival Jazz in Marciac (JIM pour les intimes).

Vue aérienne de la place de la Mairie, à Marciac,
pendant un concert gratuit.


La première partie de la soirée fut agréablement animée par Avishai Cohen, contrebassiste et chanteur, bien entouré par Amos Hoffman (oud et guitare), Shai Maestro (piano), Karen Malka (chant) et le brillant Itamar Doari (percussions). Tous les cinq ont produit une musique séduisante à couleur orientalisante, et il me semble que le leader n'a pas déçu son public. Il a même reçu une franche ovation lorsqu'il est revenu, pour le dernier rappel, torse nu, exhibant un poitrail de vainqueur. Peu accoutumé à ces manières de pop-star, et surtout redoutant qu'il n'envoie sa contrebasse sur l'assistance, j'ai préféré profiter de l'évacuation de quelques groupies évanouies sous le choc pour gagner la buvette...

John Zorn et les musiciens qui forment le groupe des Dreamers*, ont assuré la seconde partie. Ils n'ont pas eu besoin de se débarrasser de leur tenue de scène pour recevoir l'ovation méritée. Ils se sont contentés de jouer, avec tout leur talent et un plaisir évident, la musique la plus imaginative du moment: celle de John Zorn. Si celui-ci dirige son groupe au doigt et à l'œil, sans oublier les grimaces, par signes (forcément) kabbalistiques, chaque soliste semble disposer d'une absolue liberté dans le choix des moyens qu'il utilise pour répondre à ces indications.

Chacun des "rêveurs" de Zorn étant un soliste hors-classe, on imagine ce que cela peut donner...

Sinon, on peut regarder ces vidéos non officielles, captées du bord de la scène pendant les trois quarts d'heure de rappels. Elles rendent compte fidèlement de l'atmosphère de ce concert.












Toutes ces vidéos ont été postées sur la chaîne You Tube de mpenduro.


* Assavoir, outre John Zorn qui assure la direction, Kenny Wollesen au vibraphone, Marc Ribot à la guitare, Jamie Saft à divers claviers, Trevor Dunn à la basse, Joey Baron à la batterie et Cyro Baptista aux percussions et bruits variés. Les connaisseurs auront remarqué que tous ces excellents instrumentistes faisaient partie de l'Electric Masada...

vendredi 27 août 2010

Escale au bord de nulle part

Dire, selon la rhétorique commune, que le Cabaret Sauvage est situé en un lieu "improbable", "au milieu de nulle part", serait un peu exagéré sans doute, puisque l'on finit bien par y arriver. Mais il y a un peu de cela.

C'était donc l'endroit idéal pour y organiser, sur quatre ouiquendes de ces mois d'été, un "Festival sin fronteras" proposant quatre "escapades": latine, africaine, transylvanienne et orientale.

Et voilà le programme.

Du 30 juillet au 1er août, le festival faisait escale à Sibiu, en Roumanie. Le local situé dans le prolongement de la buvette-rôtisserie présentait une documentation diverse, dont une curieuse "Constitution de la République Poétique"- cette république est hébergée par l'Institut Culturel Roumain à Paris -, et surtout une belle exposition de photographies de Liliana Nadiu. Cette artiste, née à Timisoara en 1956, s'est installée en France à l'âge de 18 ans. Depuis la chute du régime de Nicolae Ceauşescu, elle peut retourner dans son pays natal, d'où elle rapporte ces images toutes pleines d'une nostalgie discrète.

A l'extérieur de ce pavillon, quelques enfants en atelier s'appliquaient, à l'aide de journaux froissés, sacs poubelles, colle, gouache ou acrylique, à figurer l'itinéraire Paris-Sibiu sur une carte qui avait la précision de la géographie des vrais rêves de voyage.

Les rêves se font sans GPS...

La soirée du dimanche 1er août était réservée à la Fête de l'honneur rrom, dont l'invitation était ainsi rédigée:

Tandis que les rois morbides leur livrent leur guerre de mort, les princes vivants vous invitent au grand feu qui ne s’éteindra pas.

On ne refuse pas une telle invitation.

Un mois auparavant, le Hanul de Saint-Denis avait été évacué et détruit. Dans le hall d'entrée du Cabaret, deux expositions de photos, dues à Sophie Garcia et à Alain Keler, témoignaient de la violence de cette intervention, et du désarroi qui l'a suivie.

Plus loin dans le hall, à un stand tenu par le Voix des Rroms, on pouvait acheter, en soutien à l'association, le précieux petit livre de Claire Auzias, Samudaripen, le génocide des Tsiganes, aux éditions L'Esprit frappeur.

Indispensable pour ceux qui veulent savoir.

Et la fête ?

Elle a eu lieu, et avec panache...

En témoigneront, pour ceux qui n'y étaient pas, ces deux vidéos, enregistrées pendant le concert d'Erika Serre et postées sur You Tube par Jolysable:






mercredi 25 août 2010

Point de non retour

Parmi tous les mondes possibles, il en est un où jamais personne ne songe à terminer d'éternelles vacances pour faire sa "rentrée".

C'est un vieux rêve d'écolier que celui d'en avoir franchi, par mégarde, la frontière et d'avoir fait le pas qui outrepasse le point de non retour...

(Au fil du temps, tout corseté des impératifs catégoriques de la "valeur travail", l'écolier oubliera ses rêves et, adulte en vacances, s'emmerdera copieusement en attendant la fin de ses congés pour, enfin, retrouver la calvitie précoce sur barbe de trois jours de son chef de sous-service.)

Point de non retour en univers vacant.

En cette fin d'été, on est plutôt envahi par un cauchemar réel dont on tarde à s'éveiller.

On a bien franchi une frontière, et c'est celle qui nous sépare d'un état conservant toutes les apparences de la démocratie d'un pays gouverné par une clique se réclamant d'un national-populisme. Monsieur Nicolas Sarkozy et ses acolytes ont dépassé cette limite en imposant sur le sol français une pratique de ségrégation basée sur des critères ethniques. Ainsi la xénophobie d'État, déjà largement instituée mais ne reposant que sur des critères prétendument administratifs, s'est muée en un véritable racisme d'État, qui la prolonge, certes, mais en explicite la "vérité" idéologique.

Inutile de chercher à masquer cette vérité, mise à nu par les sarkozistes eux-mêmes, en déployant devant elle les motifs de son exhibition. Que m'importe, par exemple, qu'il s'agisse là de l'ultime, ou pénultième, manœuvre électoraliste d'un pouvoir impuissant et englué dans des "affaires" poisseuses...

Ces analyses convenues ne font que banaliser et minimiser le pas décisif qui a été fait par les gens au pouvoir, sans qu'il leur soit possible de faire machine arrière.

En avoir pris conscience m'a quelque peu privé d'humour, je le crains.

D'autant plus qu'une recherche approfondie au fond de mes tiroirs a confirmé que jamais, au cours de ma longue et méritante vie, je n'avais mérité la moindre médaille décorative que j'aurais pu renvoyer en recommandé au Palais de l'Élysée.

Le père Arthur mérite bien, pourtant, de faire école*...


* Sans avoir connaissance de l'initiative prise par le père Arthur, Anne-Marie Gouvet, médecin anesthésiste à la polyclinique de Navarre à Pau, a adopté une démarche de protestation analogue en refusant le grade de Chevalier de la Légion d'Honneur. Son refus est accompagné d'une lettre expliquant superbement son geste.


PS1: Malgré sa tiédeur, l'Appel citoyen "Non à la politique du pilori" constitue la protestation minimale.

On peut regretter que cet appel à des manifestations le 4 septembre fasse référence à l'instauration de la IIIè République, qui s'est fortifiée, à sa naissance, du sang de la Commune et a confié, en agonisant, les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain...

(Est-ce bien malin ?)

M'enfin, je me sens prêt à défiler derrière une escouade de curetons, et main dans la main avec monsieur de Villepin...

PS2: C'est justement après le 4 septembre que je reprendrai avec assiduité mes activités de bibliothécaire dans l'escalier.

D'ici là, si cela se trouve, je posterai quelques souvenirs d'escales estivales...

PS3: Les plus attentifs d'entre vous ont dû constater que la colonne de droite s'était enrichie d'un lien permettant de s'abonner à une niouseléteur, destinée en principe à avertir les heureux abonnés de la publication d'un nouveau texticule sur le blogue.

J'espère que cela fonctionne.

En tout cas, la concierge que j'ai engagée pour vous monter les courriels ne parle qu'anglais, et je n'ai pas pris la peine de lui apprendre à massacrer notre belle langue.