mardi 30 novembre 2010

Les chansonnettes de Colette Magny

En lisant les témoignages parvenus de Vincennes, ces jours derniers, m'est encore revenue la première strophe de Co-opération, que chantait Colette Magny en 1963.

Les cris qui se savent inécoutés enveloppent un horrible silence
Tu peux pleurer, tu peux crier, tu peux vomir,
Tu ne sauras jamais pourquoi tu es né
Tu peux gémir, tu peux cracher, tu peux maudire,
Tu ne sauras jamais pourquoi tu es né

Cette chanson, où Colette Magny convoquait des citations de Sartre, Suarez, Carlyle et Alain, figurait sur le 45 tours de son seul et unique titre à succès, Melocoton.

Lorsque, en pleine crise de gâtisme définitif, je me mettrai à classer les "grandes chansons" de ce demi XXe siècle que j'ai plus ou moins parcouru, je placerai évidemment cette chansonnette dans ma liste.




Avec ce délicat poème-conversation nous renvoyant aux petites et grandes inquiétudes du temps des "pourquoi ?", ajusté à une mélodie de comptine assez insistante pour se fredonner, Colette Magny réalisait une manière de chef d'œuvre de la chansonnette.

Les producteurs n'étaient pas sourds...

On retrouve, parmi les vidéos en libre accès, la trace, incomplète, d'un passage de Colette Magny dans l'émission de Mireille, le Petit conservatoire de la chanson, qui mériterait bien d'être distinguée de la praline d'or des émissions cul-cul historiques. C'était en 1964, et Mireille demande à Colette de lui chanter une petite berceuse pour adultes, Rock me more and more...




Cette chanson est incluse dans le 33 tours produit par CBS, avec un accompagnement orchestral "jazzy" un peu acide, qui oblige la chanteuse à durcir sa voix:




Je ne peux m'empêcher d'entendre dans cette bluette à l'américaine comme un écho des premiers vers du sonnet XVIII de Louise Labé - que chantera Colette Magny plus tard, en 1967.

La voix de Colette Magny porte toujours un peu plus loin que la chansonnette:





PS: A signaler un blogue consacré à Colette Magny. Il est tenu par Pierre Prouvèze, qui avec l'association Les amis de chansons de l'événement, a mis en chantier un film Sur les pas de Colette Magny.

lundi 29 novembre 2010

Dafalgan et « Va dormir ! » pour tout le monde

Les grands patrons de presse doivent se réjouir de pouvoir désormais réduire considérablement les frais de déplacement de leurs spécialistes de l'investigation. Avec Wikileaks, les "coulisses de la diplomatie mondiale" sont plus faciles d'accès que, par exemple, les abords des centres de rétention administrative de Vincennes, sans même parler de l'intérieur - pour pouvoir y enquêter, il faut au moins être parlementaire...

Il y a une semaine, le dimanche 21 novembre, les agences de presse transmettaient des informations autorisées émanant d'une "source policière"... On y apprenait:

Six sans-papiers se sont échappés du centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes (Val-de-Marne) durant les nuits de vendredi à samedi et de samedi à dimanche, a-t-on appris de source policière. Trois d'entre eux ont pu être interpellés depuis par les policiers.

Une première évasion a eu lieu samedi vers 2h30, provoquant des incidents au sein du CRA. Cinq autres personnes se sont enfuies dimanche vers 4h30 du matin. «Des dégradations ont eu lieu dans des bâtiments où le climat était très tendu», ajoutait-on de même source.

Le dispositif policier autour du CRA a été renforcé afin de prévenir de nouveaux incidents et de nouvelles évasions.

Une seconde dépêche donnait ensuite davantage de détails, émanant cette fois d'une "source proche de l'enquête". On pouvait y lire qu'à la suite de la "confusion" provoquée par des "incidents" ayant "débuté dans la nuit de vendredi à samedi car plusieurs étrangers en situation irrégulière refusaient de voir un médecin", deux "retenus" avaient réussi à s'échapper du centre. Ces deux évasions auraient été suivies, dans un "climat (...) resté assez tendu", par cinq autres... Apparemment, la "source" a insisté pour que l'on porte à la connaissance du public que "des sanitaires ont été vandalisés et deux policiers ont été très légèrement blessés dans les incidents".

Et le rédacteur a cru devoir conclure son papier par ce rappel:

En juin 2008, de violents incidents avaient éclaté au CRA de Vincennes au lendemain du décès d'un Tunisien de 41 ans considéré comme suspect par les étrangers retenus. Le CRA avait été la proie des flammes. En mars 2010, dix sans-papiers ont été condamnés pour ces faits à des peines de prison ferme, allant de 8 mois à 3 ans.

Il est possible que ce rappel soit automatique sur les ordinateurs de l'AFP dès que l'on évoque le CRA de Vincennes.

Et voici la photo qui va avec.

Il y avait sans doute bien d'autres informations à aller chercher autour des centres de rétention de Vincennes.

Et bien des témoignages à vérifier et recouper...

Celui-ci, du lundi 22 novembre:

"Aujourd'hui, il y a eu une bagarre parce qu'un mec voulait aller au coffre pour rechercher son argent mais on a pas voulu le laisser y aller. C'est l'argent qu'on dépose au coffre et qui nous permet d'acheter les cigarettes, tout ça. Normalement vers 15h on nous laisse aller le chercher.

Au bout de 2 heures le mec s'est énervé parce qu'on ne le laissait pas y aller, il a tapé sur les vitres. 4 policiers sont sortis. Ils ont coupé la lumière pour que les caméras filment pas. C'était dans la salle télé. Ils l'ont tapé. Il y avait la dame qui est engagée par la police pour faire l'intermédiaire entre nous et la police, elle fait partie d'une société privée, c'est eux qui nous placent dans les chambres quand on arrive au centre, elle était en train de regarder.

Ils lui sont tombés dessus à 4. Il a mal au bras mais on veut pas le laisser voir le docteur. Il a mal au bras et comme il est musicien c'est embêtant. On ne sait pas si son bras est cassé. Il a porté plainte contre les flics auprès de l'ASSFAM.

Ce matin les flics sont venus à 5 pour prendre un mec. Ils l'ont entièrement attaché pour l'emmener dans un avion pour Madrid"

Ou cet appel à l'aide, daté du 23 novembre:

Nous, les sans-papiers du centre de rétention de Vincennes appelons à l’aide car en plus de l’expulsion injuste qui nous attend, les policiers nous maltraitent. En effet, toutes les nuits et même pas à heures fixes, il y a un appel de nos noms par le haut-parleur qui nous oblige à nous réveiller en plein sommeil (ça fait bien rire les policiers).

Certains d’entre nous ont des blessures ou des maladies et on nous refuse tout accès aux soins médicaux. Qu’on ait des problèmes rénaux, intestinaux ou des maux de tête, c’est Dafalgan et « Va dormir ! » pour tout le monde.

Nous n’avons ni écoute, ni négociation par rapport à des gens qui ne devraient pas être ici. Par exemple, l’un d’entre nous est depuis 24 ans en France. On veut parler avec des responsables de nos situations et savoir pourquoi nous sommes emmenés directement de la garde à vue du commissariat au centre de rétention sans voir un juge.

Nous appelons les Français à se rassembler devant le centre de rétention ou à faire des actes de solidarité demain mercredi à 20 heures et tous les soirs qui suivront pour nous donner du courage à l’intérieur. Nous sommes en lutte et observons presque tous une grève de la faim.

Mohammed, Wessam, Karim et les autres…

Cet appel a été relayé par le quotidien des sans-papiers, qui l'a fait précéder de ce texte:

Depuis le week-end dernier la tension est montée spectaculairement au « nouveau » centre de rétention de Vincennes. La révolte a été provoquée par la pratique de l’appel nominal, à coups de haut-parleurs, plusieurs fois par nuit, à 2 heures, 4 heures du matin, de tous les retenus – qui ajoute à la privation de liberté et à la menace d’expulsion, la privation de sommeil. Rappelons que la privation de sommeil relève de la torture, et qu’en tout état de cause il y a là matière à une plainte pour traitements inhumains et dégradants. Les mauvais traitements ne s’arrêtent malheureusement pas là, et les tabassages sont monnaie courante. Les retenus revendiquent également de pouvoir faire examiner leurs blessures dans des hôpitaux, et dénoncent la privation de soins dont ils sont également victimes.

Surtout, ils dénoncent l’injustice qui s’abat ordinairement sur les étrangers – comme dans le cas de cette personne retenue à Vincennes et menacée d’expulsion qui vit en France depuis près d’un quart de siècle (24 ans !).


Là-dessus, les agences n'ont rien transmis...

Photo d'agence, datant du 4 janvier 2008,
illustrant une dépêche de cette semaine.
(Rien de changé depuis, vraiment ?)


Même la très sage et très discrète Association Service Social Familial Migrants (ASSFAM), qui a obtenu le "marché public" de l'assistance juridique aux étrangers sans papiers retenus à Vincennes a cru devoir publier un communiqué où elle précise:

Ces derniers jours, la tension est montée au sein des centres jusqu’au moment où des retenus, n’ayant pas pu accéder au service médical, ont dégradé les sanitaires et cassé une fenêtre avant de s’échapper.

L’ASSFAM a alerté la préfecture lors d’une rencontre le 17 novembre 2010 ainsi que le Contrôleur général des lieux privatifs de liberté le 19 novembre 2010. Ces deux dernières semaines, l’ASSFAM a été amenée à transmettre au procureur de la République cinq plaintes de retenus.

Le porte parole de l'association, monsieur Christian Laruelle "n'a pas donné de précisions sur la nature de ces violences", et s'il parle de "dégradation du climat", il ne faut pas en attendre davantage.

Il se croit lié par une sorte de devoir de réserve, peut-être ?

Un petit doigt n'est guère bavard
quand il reste sur la couture du pantalon.

La presse, très réservée elle aussi, ne nous parlera pas des diverses actions qui ont été tentées durant toute la semaine, et empêchées par les forces de l'ordre...

La manifestation prévue, ce samedi, devant le CRA de Vincennes, a bel et bien été "embarquée":

Suite de la balade au bois de Vincennes

Deux rassemblements ont eu lieu aujourd’hui devant le CRA de Vincennes suite aux évasions et aux révoltes de ces derniers jours.

Le premier, à 13h, a rassemblé une dizaine de personnes et permis un parloir sauvage d’environ 10 minutes. Les sans papiers ont pu répondre aux messages qui leur étaient adressés. Des deux côtés, on criait "liberté".

Le second, à 15h, a réuni une quarantaine de personnes. La police en a encerclé une vingtaine sur le parking du CRA. À l’intérieur, les flics du centre ont empêché les sans papiers de sortir des bâtiments pour communiquer avec l’extérieur. Ils ont toutefois pu les entendre et ont dit que ces manifestations de solidarité leur faisaient plaisir.

La vingtaine de personnes encerclée a subi un contrôle d’identité au commissariat du 12e. Ils ont tous été relâchés.

LIBERTÉ POUR TOUS !

Cette information ne me semble avoir été reprise nulle part.

Pas plus que cet appel du 26 novembre, venant non de Vincennes, mais du Mesnil-Amelot:

COMMUNIQUE DES SANS-PAPIERS DU MESNIL-AMELOT

Ici, il n’y a pas de chauffage. C’est intenable. Comment peut-on nous traiter comme ça ? Les Français doivent savoir ! Imaginez ce que c’est de passer une nuit en ce moment sans chauffage… Pour nous, ça dure depuis plusieurs jours !

Et pourquoi le bâtiment 2 a-t-il été fermé alors qu’il est chauffé, lui ?

De plus, malgré ces températures, la plupart d’entre nous sont musulmans et nous ne pouvons pas manger car on refuse de nous donner des menus ou au moins, un plat hallal. Quand ce n’est pas périmé.

Certains policiers nous bousculent et nous manquent de respect alors que d’autres, gênés marquent ostensiblement leur respect envers nous.

Les gens qui nettoient ne sont pas nombreux. Du coup, c’est très sale mais quand on a demandé si on pouvait nettoyer, les policiers ont refusé. Quand ils nettoient nous devons sortir dans le froid.

Nous savons qu’une grève de la faim est en cours au centre de rétention de Vincennes et nous réfléchissons de notre côté aux moyens de nous faire entendre.

Des retenus du Mesnil-Amelot

A 15 h, samedi, les retenus du Mesnil-Amelot ont cherché à manifester en solidarité avec ceux de Vincennes.

Les Français pourront-ils l'apprendre ?

Ou pourront-ils, encore une fois, dire qu'ils ne savaient pas.

jeudi 25 novembre 2010

Premiers flocons

Quelques uns, aujourd'hui, aussitôt fondus...

Mais assez pour qu'à peine rentré, me vienne l'envie de retrouver cette page de Winter, de Rick Bass:

24 novembre

Je contemple les flocons un par un; je lève les yeux à travers la neige et scrute l'infinité opaque d'où elle descend; j'écoute le silence particulier qu'elle crée.

Tout ce dont je suis coupable est pardonné quand tombe la neige. Je me sens puissant. Dans les villes, je me sens faible et étiolé, mais ici dans les champs, dans la neige, je suis comme un animal - incapable de contrôler mes émotions, mes bonheurs et mes fureurs, mais libre d'aimer la neige, de me tenir les bras ouverts, comme pour l'inviter à descendre, la regarder glisser et déferler à l'oblique, en proie à ses propres fureurs, la regardant tout effacer jusqu'à ce qu'il ne fasse plus ni jour ni nuit - cette espèce de luminosité tout au long de la journée -, le crépuscule débarquant avec plusieurs heures d'avance, et s'attardant, s'attardant à n'en plus finir.

Jamais je ne vieillirai. Plus cette blancheur tombe, plus je suis riche.

Il en tombe des quantités. Et toute cette neige va atterrir sur mes terres. Pas un flocon ne m'échappera.

Pendant quelques instants, cet après-midi, je suis resté debout dans le champ, en tee-shirt, et j'ai laissé la neige se déverser.

Rick Bass, Winter, folio Gallimard, 2010.
Traduit par Béatrice Vierne.

Dans ce livre, paru initialement, en 1991, sous le titre Winter: Notes from Montana, Rick Bass donne le récit-journal de son installation, avec sa compagne Elizabeth Hughes, qui est peintre, dans une vallée perdue du Montana, durant l'hiver 1987-1988.

Comme une lumineuse célébration de l'hiver.

mercredi 24 novembre 2010

La mauvaise réputation de Stéphane Hessel

On peut, si l'occasion se présente, lire dans le dernier numéro (n° 3176) du magazine Télérama, un article intitulé La flamme de la Résistance, surtitré La colère citoyenne de Stéphane Hessel fait un carton en librairie. Son auteur, Thierry Leclère, y rend compte du succès rencontré par la petite brochure de Stéphane Hessel, récemment parue. Cette demi page étant, bien sûr, rédigée dans le plus pur style de la maison Télérama, il serait dommage de vous priver de son incipit:

Au moment où l'oracle noir Michel Houellebecq, avec sa France neurasthénique, muséifiée, monte sur les cimes des ventes, nous décrivant un avenir aussi radieux qu'un 13 heures de Jean-Pierre Pernaut, un étonnant petit bouquin de trente pages, sorte d'Astérix au pays du Goncourt, s'installe depuis quelques semaines en tête du palmarès des ventes d'essais. Dans la bien nommée collection « Ceux qui marchent contre le vent », un petit éditeur de Montpellier, Indigène, fait un carton avec Indignez-vous ! , le dernier coup de gueule du plus vert de nos nonagénaires. A 93 ans, l'optimisme combatif du pamphlétaire Stéphane Hessel vaut mieux qu'une caisse entière de Prozac pour soigner le grand corps malade gaulois.

"Une caisse entière de Prozac".
Et si vous cliquez dessus,
vous arrivez sur la page de l'éditeur.


Ce succès ne doit pas réjouir tout le monde. Stéphane Hessel, par ses prises de position très critiques sur les agissements de l'état d'Israël, et notamment par son soutien à la campagne BSD France (Boycott Désinvestissement Sanctions), ne s'est pas fait que des amis de par le monde. Il s'est trouvé, paraît-il, certain de ses détracteurs pour se laisser aller à des inscriptions murales, rapidement effacées, dont la haute tenue littéraire et métaphorique ne masquait pas, pour donner dans l'euphémisme, une très profonde inimitié.

On a vu comment, à la suite de sa mise en cause par un articulet inepte de madame Catherine David, monsieur Pierre-André Taguieff a entretenu une correspondance pleurnicharde qu'il a accepté de rendre publique dans le Nouvel Observateur. Au cours de cet échange qui tourne vite au bavardage entre intellectuels microcosmiques, notre Caliméro, victime d'«attaques (...) venant de milieux communistes, islamistes et "antisionistes" professionnels», semble assez soucieux de rétablir une certaine vérité sur la personnalité de Stéphane Hessel...

Dans cette entreprise, il aura reçu, entre temps, le soutien de madame Bernice Dubois, qui a publié en lettre ouvert sa propre réponse à madame David.

L'en-tête de l'article présente madame Dubois comme "féministe historique" et comme "déléguée du MAPP à l'ONU". Je puis me faire une idée de la première de ces deux qualités, mais j'avoue que cette expression me fait toujours un peu sourire lorsque je la rencontre. J'ai un peu honte, mais je me console en pensant que ladite expression fait hurler de rire la plupart de mes amies qui ont l'âge, elles aussi, d'être "historiques" mais qui revendiquent le droit d'être appelées "féministes préhistoriques". L'acronyme MAPP désigne le Mouvement pour l'abolition de la prostitution et de la pornographie et de toutes formes de violences sexuelles et de discriminations sexistes. On pourra trouver ici (en page 5) un résumé de l'intervention de madame Dubois, au nom de cette organisation, lors de la dernière journée de la conférence d'examen de Durban, en 2009.

Plus récemment, madame Bernice Dubois s'est associée avec messieurs Alexandre Feigenbaum et Kébir Jbill pour la rédaction d'un livre intitulé Recettes pour l'anéantissement du peuple juif, paru fin septembre aux éditions "l'A part de l'esprit". Elle partage les honneurs du catalogue de cet éditeur de Turquant (Maine-et-Loire) avec l'intéressant ouvrage de madame Marylise Pompignac-Poisson et monsieur Vincent Coupry, L'enfant et le chiot: hyperactivité et trouble du comportement social.

Une couverture éloquente.

Dans sa réponse à madame Catherine David, madame Dubois entend, bien sûr, s'indigner du parallèle que celle-ci avait cru pouvoir faire entre Sakineh, "victime d’un régime totalitaire, meurtrier pour les femmes (...), et d’un intégrisme islamiste barbare", et Stéphane Hessel, "homme politique" qui "n’est victime que de ses propres mensonges".

Et elle s'emploie à vigoureusement dénoncer ces "mensonges".

Commençons par celui-ci:

Il a voulu, après la mort de René Cassin mais jamais auparavant, se faire passer pour « l’un des rédacteurs » de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (1948). Le problème est qu'il n’a nullement contribué à la rédaction de la Déclaration, contrairement à ce qu’il affirme çà et là.

Contrairement à ce que l'on pourrait attendre de la part d'une si assurée dénonciatrice, madame Dubois ne met en évidence aucune intervention où Stéphane Hessel dit "j'ai rédigé la déclaration universelle des droits de l'homme". Mais elle cite des "propos qu’il a tenus, publiés le 10 décembre 2008 sur le site de l’ONU", qui se terminent bel et bien par:

"J'assistais aux séances et j'écoutais ce qu'on disait mais je n'ai pas rédigé la Déclaration. J'ai été témoin de cette période exceptionnelle."

Madame Dubois pourra désormais compléter sa collection de "mensonges" de Stéphane Hessel par cette réponse qu'il fait dans l'entrevue que vient de publier l'hebdomadaire Politis (n° 1126).

Politis: Vous avez été l'un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Ces droits vous semblent-ils respectés ?

Stéphane Hessel: C'est l'occasion pour moi de revenir sur deux idées fausses. La première est que j'aurais fait partie du Conseil national de la Résistance. Or, à l'époque, j'étais à Londres, au Bureau central de renseignements et d'action. J'ai donc suivi de près le travail des camarades en France que Jean Moulin avait réussi à réunir sur un programme remarquable et important. Ce programme du CNR a été rédigé de façon intelligente par des gens qui avaient une merveilleuse liberté, puisque résistants et non pas au gouvernement. J'étais au corant de ce programme, je l'ai soutenu, mais je n'ai pas participé à sa rédaction !

L'autre erreur est de m'accorder le rôle de corédacteur de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Plus précisément, en 1948, j'étais à New-York, principal collaborateur du secrétaiore général adjoint chargé des droits de l'homme et des questions sociales, Henri Laugier. A ce titre, j'assistais en permanence aux réunions de la Commission dans laquelle siégeait René Cassin, principal rédacteur de la Déclaration. On peut donc dire que j'ai assisté à la rédaction de très près et de bout en bout. Mais de là à prétendre que j'en ai été corédacteur ! Bref, le général de Gaulle et René Cassin auraient eu un rôle mineur, et j'aurais tout fait ! Cela commence à me peser ! Cela dit, ce sont deux textes auxquels je me réfère volontiers. Parce que l'un, pour la France, et l'autre, pour le monde, sont des programmes importants.


La suite est dans ce numéro,
peut-être encore en kiosque...

Mais avant d'en venir à cette affaire, madame Bernice Dubois avait tenu à pointer un autre "mensonge":

Il aurait voulu se faire passer pour un juif victime des Nazis. (Pourquoi ? mystère !) Il n’est juif que selon la définition hitlérienne du judaïsme (ses grands-parents paternels sont convertis au protestantisme et du côté maternel, aucune trace de judéité). Il fut interné, pour moins d’un an, comme résistant (déporté politique), ce qui est tout à son honneur, mais nullement comme Juif (déporté racial), sans quoi il ne s’en serait pas tiré à si bon compte.

Là encore, on attend que madame Dubois cite un texte de Stéphane Hessel se présentant comme "juif victime des Nazis"...

Attente déçue.

En revanche, madame Dubois tient à nous faire deviner pourquoi Stéphane Hessel, résistant déporté "pour moins d'un an" car évadé à la seconde tentative, s'en est "tiré à si bon compte".

Dans ses mémoires (Danse avec le siècle, Paris, 1997, p. 90), il reconnaît avoir été, dans le camp de Rottleberode, « pris en sympathie par les deux Prominenten de ce petit camp, le Kapo Walter et le Schreiber Ulbricht ». Et l’ancien déporté politique Hessel ajoute : « Ils me font porter pâle et travailler auprès d’eux. Je profite des privilèges que ces déportés expérimentés ont acquis pour eux et pour leurs protégés : meilleure nourriture, un peu plus de place dans les châlits. Je dois ces faveurs à ma pratique de la langue allemande (…). Et, grâce à eux, je m’initie au fonctionnement administratif du camp. Ces tâches gestionnaires (…), les SS les ont confiées aux détenus ».

Vous pouvez voir que nous sommes assez loin d'une dénonciation publique d'un "mensonge". Le procédé utilisé par madame Dubois pour en arriver là semble assez difficile à qualifier. Peut-être est-il seulement inqualifiable.

On en viendrait presque à regretter la franchise puérile du mur Facebook du "Professeur Taguieff"...

mardi 23 novembre 2010

Ici, ou près de chez vous

Le monde est petit, il paraît, alors cela se passe ici et près de chez vous:

Rouen: Communiqué n° 1 de l'Habite Asociale occupée

Depuis plus d'une semaine nous occupons le 30 rue du Lieu de Santé à Rouen. Une nouvelle perspective l'habite : celle d'avoir une prise réelle sur ce que nous vivons. L'occupation et la transformation collectives de ces lieux en constituent le point de départ. Nous avons déblayé et aménagé cet immeuble abandonné qui, dans les années 70-80, accueillait différentes organisations d'émigrés algériens. À ce propos tous les coups de main sont les bienvenus.

La rumeur dit que ce terrain est destiné à accueillir le nouveau foyer de travailleurs africains, qui n'aura ni salle de prière, ni salle de réunion, ni cantine ; en somme, plus d'endroit pour mener leur existence fondamentalement commune — un lieu dont ils ne veulent évidemment pas. Ce projet ressemble en tout point aux logements sociaux, qu'ils ne manqueront pas de nous proposer : nous refusons une solution qui viserait à nous séparer. À l'individualisation de tous les aspects de la vie, nous opposons une prise en charge collective de nos besoins et de nos envies. Nous ne sommes pas là pour faire parler du problème du logement mais pour le résoudre collectivement et à notre échelle. Nous nous passerons des mains tendues tant qu'il y aura des maisons vides.

La réponse ne s'est pas faite attendre : à ce jour, nous sommes convoqués à une audience en référé au début du mois de décembre. Évidemment aucun des prétextes officiels avancés (insalubrité, réhabilitation, nouveaux projets urbanistes…) n'occultera la véritable raison de cette décision politique : d'empêcher la généralisation de cette pratique. La menace d'une expulsion certaine ne nous fera pas renoncer. Nous percevons le temps qui nous sépare de cette sanction comme une incitation à donner d'autant plus corps à notre aspiration, et non pas comme une injonction à préparer nos bagages.

À bientôt ici, ou près de chez vous.

À Rouen le 22 novembre 2010.

lundi 22 novembre 2010

Polémique vaseuse dernier cri

Afin de participer au dernier chic de la polémique, celle déclenchée, le mois dernier, par le "mur" Facebook de monsieur Pierre-André Taguieff, madame Catherine David a eu la très riche idée de publier un court article intitulé, avec beaucoup de légèreté et de subtilité, Sakineh et Hessel, même combat.

On s'étonne tout de même un peu qu'il ne soit trouvé personne, à la rédaction du Nouvel Observateur, qui a publié ce "coup de sang" (sic) de madame David, pour simplement refuser de laisser passer ce titre nullissime, et l'article qui allait avec. La lecture de ce texte montre en effet que, malgré une certaine tendance au délayage, il est tout aussi nuancé, et surtout aussi pertinent, que le titre choisi.

Peut-être était-il urgent et important que le Nouvel Obs entre dans cette polémique prometteuse, de quelque manière que ce soit, fût-ce en pataugeant dans les amalgames les plus vaseux...

De ce point de vue, c'est une grande réussite, et madame David est en passe de devenir une célébrité.

Le dernier livre de Catherine David.

A l'origine de sa grande colère, il y a ce que l'on aurait vu sur le désormais fameux "mur" Facebook de monsieur Pierre-André Taguieff.

Cette épigramme voltairienne traficotée:

Un soir au fond du Sahel,
Un serpent piqua le vieil Hessel,
Que croyez-vous qu'il arriva,
Ce fut le serpent qui creva.

Et ce commentaire:

"Quand un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu'on ait envie de lui écraser la tête."

L'humour de monsieur Pierre-André Taguieff et de ses amis de Facebook est tout à fait charmant.

Mais fut assez peu apprécié, et pas seulement par notre bonne madame David.

Stéphane Hessel enfin démasqué.

Que croyez-vous qu'il arriva ?

Ce fut Taguieff qui pleurnicha !

(Pardonnez-moi, j'ai déplacé le rythme et affaibli la rime... Mais tout le monde ne peut avoir le talent de monsieur Taguieff.)

Sa réponse à madame David, publiée dans le Nouvel Obs, qui, par le jeu des réponses aux réponses, initie un "débat" d'un intérêt fort médiocre, est introduite par un modèle de prose pleurnicharde de la plus belle eau.

Je ne m'en lasse pas :

J'avoue avoir été blessé par votre article sur BibliObs, stupéfié par la virulence de vos attaques, et aussi très étonné : comment avez-vous pu vous contenter de reprendre, sans y regarder de plus près, des attaques contre moi venant de milieux communistes, islamistes et «antisionistes» professionnels? Faire confiance à de douteux délateurs? Et ce, alors que je fais l'objet d'une véritable chasse à l'homme lancée par diverses officines? Qui est pourchassé dans cette affaire? Qui est mis au pilori? Et qui est encensé d'une façon aveugle et unanime, si ce n'est Stéphane Hessel? Faire passer aujourd'hui l'«icône» Hessel pour une victime relève du tour de force. Il n'est pas de figure «morale» aussi adulée et encensée dans l'espace médiatique. Ma situation est tout autre. Mais j'imagine que vous n'en avez aucune idée. Savez-vous que mes employeurs sont assaillis d'appels téléphoniques orchestrés, selon des tactiques d'inspiration maccarthyste, demandant des sanctions professionnelles contre ma personne? Que j'ai dû annuler toutes mes interventions publiques dans des lieux universitaires, compte tenu des menaces et des risques de «désordre»?

Malgré l'émotion compassionnelle qui vous étreint, il faut continuer pour découvrir que monsieur Taguieff ne saurait confirmer ce qui a été lu, il semble, sur son "mur" Facebook, car il a "supprimé rapidement tout le passage".

"Si j'ai supprimé le passage, c'est précisément parce que je pensais que la dimension littéraire de la satire ne serait pas perçue et que la métaphore polémique serait malencontreusement prise à la lettre."

Et pour bien montrer qu'il nous prend pour des demeurés, car cela non plus nous aurions pu ne pas le comprendre, notre auteur cite l'épigramme de Voltaire sur Fréron et nous explique que "non sans effronterie", il a substitué "Hessel" à "Fréron".

C'est vraiment gracieux de sa part. Nous n'aurions pu ne pas saisir le sel de son "effronterie", tant il est vrai que nous allons rarement aussi loin dans la "dimension littéraire"...

Sans parler de cette curieuse "envie de lui écraser la tête", qui a pourtant été le moteur initial des calamiteuses associations d'idées de madame David, monsieur Taguieff tente de revenir à son désaccord avec Stéphane Hessel, portant sur les "positions anti-israéliennes, de plus en plus radicales" de celui-ci. Il cite alors un des gribouillages (non privé, celui-là) de son "mur":

"Il aurait certainement pu finir sa vie d'une façon plus digne, sans appeler à la haine contre Israël, joignant sa voix à celles des pires antijuifs. Même le grand âge ne rend pas imperméable à la vanité, et ne met pas fin au goût d'être applaudi."

En plus de la "métaphore polémique" que nous avons tant de mal à comprendre, monsieur Taguieff peut aussi pratiquer le poncif dédaigneux envers le "grand âge".

Notre "sommité mondiale de l'histoire des idées et chercheur au CNRS", comme le présentent certains de ses amis, ne saurait terminer cette première réponse sans faire allusion aux deux attaques ad hominem qu'il développe depuis quelques temps en direction de Stéphane Hessel:

Tout ce que j'ai affirmé concernant certains faits de la vie de l'ancien diplomate (son statut de déporté politique alors qu'il est donné pour un «rescapé de la Shoah», sa pseudo-participation à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l'homme, etc.) est fondé sur une lecture critique de ses propres témoignages (le problème, c'est qu'il varie beaucoup dans ses déclarations !), recoupés avec d'autres sources d'information.

En post-scriptum, monsieur Pierre-André Taguieff, après avoir incidemment précisé avoir écrit cette réponse "malgré les incitations de [s]on avocat" a l'extrême obligeance de nous renvoyer vers la pétition que ses amis ont mis en place pour le soutenir dans cette rude épreuve, et vers les sites du Crif, de la revue RING et du Causeur où l'on appelle à "sauver le soldat Taguieff"....

dimanche 21 novembre 2010

Louis Adamic, correspondant de guerre

Ses livres n'étant pas traduits en notre langue, Louis Adamic - né Alojz Adamič en Slovénie, et en 1899 -, est un journaliste-écrivain nord-américain longtemps resté à peu près inconnu en France. Mais les choses peuvent encore changer avec la première traduction complète de son Dynamite: a century of class violence in America 1830–1930 (paru en 1931) qui vient de sortir sous le titre Dynamite ! Un siècle de violence de classe en Amérique, aux éditions Sao maï. Cette traduction, qui s'accompagne de notes utiles et d'un index biographique, est signée de Lac-Han tse et Laurent Zaïche. Messieudames les libraires indépendants voudront bien noter que les livres des éditions Sao maï sont distribués par Court Circuit diffusion.

"Dynamite... That’s the Stuff"
("La dynamite, c'est le bon truc.")

La quatrième de couverture de cette édition cite amplement Jean-Patrick Manchette qui, en octobre 1979, souhaitant la traduction de "ce livre passionnant", disait:

Le polar est l’histoire de la criminalité et du gangstérisme, c’est-à-dire l'histoire de la violence obligée des pauvres après la victoire du capital. Vous croyez que j’exagère ? Lisez donc Dynamite, de Louis Adamic (...). On y voit lumineusement comment le syndicalisme américain s’est transformé en syndicalisme criminel quand la possibilité de la révolution a disparu et quand, par conséquent, la question n’a plus été que celle des fameuses " parts du gâteau".

Manchette ne citait Dynamite ! qu'à l'appui d'une de ses thèses sur le polar, et il en donnait donc un résumé un peu rapide. Mais on peut reprendre ce qu'il dit du polar pour l'étendre, à peine modifié, au livre d'Adamic. Dynamite ! permet certes de comprendre "lumineusement comment le syndicalisme américain s’est transformé en syndicalisme criminel", mais c'est surtout, pour le lecteur de 2010, un irremplaçable document sur "l'histoire de la violence obligée des pauvres", non "après la victoire du capital" - que je sache, cette victoire n'est pas encore totale -, mais pendant qu'elle semble s'affirmer et se confirmer.

En cela, le livre d'Adamic est une illustration parfaite du "mot" pénétrant, devenu si célèbre, de monsieur Warren E. Buffett, qui, en 2006, devant Ben Stein, du New York Times, déclarait:

“There’s class warfare, all right, but it’s my class, the rich class, that’s making war, and we’re winning.”

("C'est la guerre des classes, d'accord, mais c'est ma classe, la classe des riches, qui fait cette guerre, et nous sommes en train de la gagner.")

Un valeureux combattant wobbly.
(IWW : Industrial Workers of the World
.)


A la fois historien, témoin et acteur, Louis Adamic, en se plaçant d'un point de vue qui n'est pas celui des amis de monsieur Warren Buffett, mais qui est le sien et qu'il assume très simplement, sans excès de moralisme ou de légalisme, retrace les grands débuts de cette guerre qui dure encore. Il en fait un récit solidement étayé et charpenté, d'un style sans fioritures, efficace, joliment acide et vachard dans les portraits qu'il esquisse. Comme je suis petit lecteur de polar, je ne peux pas dire que Dynamite ! se lit comme un livre de série noire, mais je peux tout de même dire que je ne l'ai pas beaucoup lâché...

Louis Adamic, photographié par S. Balkin, date inconnue.


PS: Les anglicistes acharné(e)s pourront trouver des extraits de Dynamite ! en version originale sur libcom-point-org.

A mes moments perdus, je picore Laughing in the Jungle, récit autobiographique où Adamic raconte comment il est devenu un Amerikanec. Gougueule bouxe en donne de larges passages.

samedi 20 novembre 2010

Philosophie républicaine à tous les étages

Malgré ma légendaire bonne volonté, j'ai du mal à me persuader que seul l'amour de la sagesse a conduit monsieur Luc Chatel, ministre de l'Éducation nationale de la jeunesse et de la vie associative, à parasiter l'écho qu'aurait pu avoir, sans lui, la Journée mondiale de la philosophie 2010, organisée par l'Unesco. Il y a un singulier manque d'éducation, nationale ou pas, à venir ainsi annoncer les dernières vagues idées de ses conseillers dans une réunion dont l'objectif est de "rassembler la communauté philosophique internationale et de stimuler la réflexion sur les problématiques contemporaines".

D'autant plus qu'au vu de son contenu, l'annonce aurait pu attendre au moins quelques jours.

La possibilité, pour les professeurs de philosophie, de prendre en charge l'enseignement de l'ECJS (éducation civique, juridique et sociale) dans les classes de seconde et première des séries générales, ne fait qu'étendre et officialiser ce qui se pratiquait déjà. J'ai vu, assez régulièrement, des collègues compléter de cette manière leur "service", afin d'effectuer la totalité de leurs "heures" dans un même établissement.

On saura gré, cependant, à monsieur Chatel de son amusant clin d'œil, quand il déclare, selon l'AFP, que "la République" se prête à l'approche philosophique.

Il n'a cependant pas précisé si la "traduction intégrale très particulière" de ladite République que promet Alain Badiou serait agréée par l'Éducation nationale.

Pas un mot non plus sur cet intéressant canapé Platon.

Les propos de monsieur Chatel ne souffrent pas, il est vrai, d'un excès de précision.

S'il annonce bien que, pour introduire la philosophie dans les classes de seconde et de première, le ministère mettra en place à la rentrée, dans les établissements volontaires, une expérimentation nationale, il reste très flou sur les modalités de cette expérimentation. Il me donne l'impression de rendre compte d'une discussion de "conseil d'enseignement" mené selon la technique éprouvée du "on pourrait faire ci, on pourrait faire ça".

D'une part au travers des "enseignements d'exploration" créés par la réforme du lycée (deux modules obligatoires au choix, tels "littérature et société", "images et langages" et "méthodes et pratiques scientifiques") ou lors d'"ateliers" organisés dans le cadre des deux heures hebdomadaires d'"accompagnement personnalisé".

Enfin, pour M. Chatel, les enseignants de philosophie doivent pouvoir "intervenir de manière ciblée au sein des cours d'autres disciplines". Par exemple, en physique-chimie, un prof de philo pourra "éclairer la portée philosophique" de l'étude de la structure et la matière, en abordant les notions "d'espace" ou de "relativité".

Suivi de la conclusion habituelle dans ce type de réunions parlotes:

Par ailleurs, le ministre donne "toute liberté aux équipes pour concevoir d'autres projets", sur la base du volontariat.

On ne précise pas, mais c'est sous-entendu, que si les volontaires étaient bénévoles, ou presque, cela serait parfait...

François Rude, Départ des volontaires de 1792 ,
communément appelé La Marseillaise.

L'effet des déclarations de monsieur Luc Chatel peut être estimé comme quasiment nul sur "la communauté philosophique internationale", et on peut le regretter.

En contrepartie, on peut observer que ses propositions ont aussitôt fourni un sujet de réflexion stimulant aux spécialistes nationaux des "problématiques contemporaines".

La dépêche de l'AFP nous fait part des réactions quasiment instantanées de monsieur Bernard-Henri Lévy ("Si c'est seulement un vague vernis donné aux élèves, ce serait absurde" car "la philosophie suppose un apprentissage") et de madame Elisabeth Roudinesco ("Si on veut réduire la philosophie à des sujets de société (...), si on veut dissoudre la philosophie dans des matières qui n'en sont pas, je ne suis pas d'accord").

Il suffisait d'attendre un peu pour connaître la position de monsieur Michel Onfray qui trouve qu'il s'agit là d'une "excellente initiative":

"Je me bats depuis longtemps pour que la philosophie soit enseignée dès la primaire. Je trouve que l'instaurer en seconde, c'est une excellente initiative, il faudrait ensuite le faire au collège, en primaire, en maternelle."

Et notre enthousiaste se porte presque volontaire:

"Bien sûr, il faut penser l'enseignement de la philo autrement. On ne fait pas de la philosophie en seconde comme en terminale. Il faudrait proposer aux enseignants de travailler de manière transversale avec des profs d'histoire, de sciences ou d'autres pour établir des thématiques, arrêter des œuvres", a poursuivi Michel Onfray. Il faudrait "surtout sortir de la confiscation de la philosophie par le cadre institutionnel et de la vision canonique de cette discipline", a ajouté le philosophe, qui a créé l'université populaire à Caen.

Il va peut-être réintégrer l'Éducation nationale...

Michel Onfray, philosophe hédoniste.


Beaucoup de philosophes médiatiques, ou qui aimeraient l'être, se sont précipités dans ce créneau propice.

Je ne les ai évidemment pas recensés...

J'ai noté la présence, parmi les intervenants sollicités par France-Soir, de madame Pascaline Dogliani, maître formatrice à l'IUFM de Melun et professeure des écoles, qui milite pour la pratique des "ateliers de philosophie" en classe maternelle, et dont l'expérience est le sujet du film de Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier, Ce n’est qu’un début, sorti mercredi dernier:

"J’organise des ateliers philosophie avec mes élèves de maternelle. C’est un âge idéal car les enfants se questionnent sur la mort, l’amour… ils se posent des questions existentielles, mais aussi des questions sur tous les sujets qu’il faut apprendre à recevoir. Quand j’ai commencé les ateliers, en 2006, je ne savais pas trop ce que ça allait donner, puis j’ai pris conscience de leur beauté intellectuelle, de leur capacité à réfléchir. Le résultat est très positif : les élèves parlent mieux, ils apprennent à échanger leurs idées. Ils se construisent aussi, en développant un regard critique sur le monde qui les entoure. La terminale, c’est bien trop tard pour découvrir tout ça."

On peut s'étonner qu'une enseignante ait eu besoin de pratiquer des "ateliers philosophie avec [s]es élèves de maternelle" pour découvrir la "capacité à réfléchir" et la "beauté intellectuelle" des jeunes enfants qu'elle accueillait quotidiennement.

Mais on ne va pas lui dire que "c’est bien trop tard pour découvrir tout ça"...


PS: On pourra évaluer le "hors-sujet" de monsieur Chatel en consultant le programme très riche de la journée organisée à la maison de l'l'Unesco.

vendredi 19 novembre 2010

Le traumatisé du bocal

Pour lancer commercialement le dernier produit phare de la maison, Decision Points, de monsieur Georges W. Bush, le service de la communication de Crown Publishing Group n'a pas lésiné sur les moyens pour attirer le chaland:

A travers des épisodes captivants et encore jamais dévoilés, le président Bush emmène les lecteurs dans la propriété du gouverneur du Texas, la nuit des élections vivement contestées de 2000 ; il les convie à bord d'Air Force One, le jour du 11 Septembre, juste après l'attaque la plus foudroyante subie par les Etats-Unis depuis Pearl Harbor ; il les invite à la tête du Conseil de sécurité nationale, dans la Situation Room, quelques instants avant le lancement de la guerre en Irak ; et enfin, il les fait asseoir derrière le Bureau Ovale lors de toutes les décisions controversées qu'il a prises concernant la crise financière, l'ouragan Katrina, l'Afghanistan, l'Iran, et toutes les autres questions qui ont déterminé la première décennie du XXIe siècle.

(Comme je sens que vous mordez à l'hameçon, je tiens à vous indiquer que la traduction française est parue, sous le titre Instants décisifs, chez Plon, éditeur qui a l'extrême élégance de ne pas indiquer, sur son site, le nom du traducteur ou de la traductrice...)

Cet appel publicitaire se clôt sur un dernier argument, quasiment désespéré, pour briser les dernières résistances des derniers réticents :

Il nous dévoile également des détails intimes inédits sur sa décision d'arrêter l'alcool, sur sa découverte de la foi et sur ses relations familiales.

Du gratiné et du croustillant, peut-être...

On sait bien que dans les placards métaphoriques des meilleures familles traînent toujours quelques cadavres tout aussi métaphoriques...

Mais, apparemment, rien de tout cela dans les mémoires de président George Doublevé, hormis les cadavres de nombreuses bouteilles.

Cependant, afin de bien montrer l'étroitesse des liens l'unissant à sa mère - madame Barbara Bush, née Pierce -, monsieur George W. Bush a exhumé des placards de sa mémoire le souvenir d'une confrontation inattendue avec le bocal où Barbara avait placé, ou fait placer, l'embryon tout juste expulsé lors d'une interruption bien involontaire de grossesse en cours.

A son jeune fils, à peine adolescent, elle avait montré calmement le bocal en lui disant:

"Here’s the foetus."

Admirable leçon maternelle sur les choses de la vie !

Barbara et Georges Bush en famille, dans les années 1960.
Comme on peut le voir, il manque le bocal.

Interrogé sur sa réaction d'alors au cours d'un entretien accordé à la chaîne NBC, monsieur Bush a répondu:

"There's no question that affected me, a philosophy that we should respect life."

Ce que le Courrier International, se croyant tenu de combler ce qui semble une lacune du discours, traduit par:

"Il est bien évident que cela m’a touché [et que je me suis forgé] une philosophie qui veut qu’on respecte la vie."

Monsieur Bush lit alors un passage de son livre:

"I never expected to see the remains of the [fetus], which she had saved in a jar to bring to the hospital." the 43rd President of the United States read. "There was a human life, a little brother or sister."

Soit:

"Je ne m’attendais pas à voir les restes du fœtus, qu’elle avait mis dans un bocal pour l’emporter à l’hôpital. Il y avait là une vie humaine, un petit frère ou une petite sœur."

Personne, à ce moment-là, semble-t-il, n'a songé à expliquer au jeune garçon que ce qu'il voyait n'était que l'ébauche inaboutie d'une "vie" qui n'était " humaine" que dans le monde parallèle de ses fantasmes.

A 64 ans, il croit encore à la respectabilité du bocal.

Collection de "vies humaines" du Musée Dupuytren.

En songeant au nombre de "vies humaines" bien réelles de notre monde qui ont été éliminées de ce monde, et dans les pires conditions, à la suite des "décisions" de monsieur George W. Bush, ce tenant d'une "philosophie qui veut qu’on respecte la vie", on peut regretter que le bocal n'ait contenu quelque exemplaire produit de l'activité guerrière.

Un résultat d'amputation sur champ de bataille aurait pu suffire.

On ne sait jamais. Peut-être serait-il devenu pacifiste, au lieu d'adopter la bien mal nommée doctrine "pro-vie".



PS: Cette doctrine donne parfois lieu à de bien réjouissantes manifestations publiques.

Ainsi, pour son 24e anniversaire, un certain "mouvement" organise des récitations de rosaires, demain, dans quelques villes de France et d'ailleurs.

Vous pourrez y aller prier pour les âmes évaporées de vos bocaux.

mercredi 17 novembre 2010

La bonne soupe à la française

Certains ont bien rigolé, avouons-le, en apprenant, en 2008, que le président Nicolas Sarkozy, grand buveur d'eau plate et adepte du régime jockey, avait l'intention d'appuyer la demande de classement de la grande cuisine française sur la liste représentative du "patrimoine culturel immatériel de l'humanité" régulièrement mise à jour par l'UNESCO. Il avait alors déclaré, avec beaucoup de conviction, que la France pouvait être fière d'avoir "la meilleure gastronomie au monde".

Désormais, ça va un peu moins glousser dans les rangs des ricano-persifleurs. L'UNESCO n'a certes pas reconnu que la France possédait "la meilleure gastronomie au monde", mais les experts, réunis à Nairobi, ont jugé que le "repas gastronomique des Français", "avec ses rituels et sa présentation", dixit Le Monde, remplissait les conditions requises pour figurer sur cette fameuse "liste du patrimoine culturel immatériel de l'humanité".

Comme je n'ai pas écouté l'intervention de monsieur Nicolas Sarkozy - pourquoi perdre son temps à entendre ce qui se résumera en trois mots le lendemain ? -, j'ignore s'il a profité de son passage à la télévision pour annoncer cette grande avancée. Monsieur François Fillon, lui, n'y a pas manqué:

François Fillon a salué mardi ce classement de l'Unesco. "Il est particulièrement remarquable que la France soit le premier pays à être ainsi honoré pour son génie des arts de la table", souligne le premier ministre dans un communiqué. Selon François Fillon, "la cuisine est pour la France non seulement le produit d'une longue tradition historique mais aussi l'une des expressions les plus abouties de l'excellence de ses produits, de la qualité de ses savoir-faire artisanaux et de son rayonnement culturel".

De son côté, l'amicale des blogueurs de Trifouillis-en-Normandie, auto-proclamée réblouguique des ploucs, a déposé ce matin en préfecture les statuts de la Ligue Anti-Cholestérol, rapidement copiés sur ceux de la Ligue Anti-Tabac, afin de pouvoir attirer l'attention des pouvoirs publics, et notamment celle de monsieur Xavier Bertrand, ministre du Travail, de l'Emploi et de la Santé, et celle de madame Nora Berra, secrétaire d'État chargée de la Santé, sur les dangers qu'une telle promotion de la grande bouffe ritualisée à la française peut faire courir à l'ensemble de la population de notre cher pays.

En 1973, déjà Marco Ferreri lançait un cri d'alarme.
(Affiche de Reiser.)

Il faut éviter de commettre un fâcheux contresens en interprétant cette heureuse décision du comité intergouvernemental chargé de se prononcer sur les candidatures. Ce qui est ainsi "classé" est un ensemble de pratiques, de rituels et de cérémonies qui font que le "repas gastronomique à la française" est ce qu'il est: une "pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes".

Monsieur Jean-Robert Pitte, président de la Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires, qui accueille cette décision "avec joie, avec émotion, mais aussi avec modestie", a accordé un entretien au quotidien La Croix. Il y détaille ainsi nos spécificités:

La gastronomie française se distingue par ses rituels, ses pratiques, ses traditions vivantes et une certaine manière d’être à table. Une façon de dresser la table, de s’y installer, de goûter des saveurs particulières qui ont une personnalité, de valoriser les différences d’une région à l’autre. Associer certains vins à certains plats est une invention française. De même que le déroulé qui va des entrées au dessert et impose le pain, le vin et le fromage.

Autrement dit, ce qui distingue la "gastronomie française" serait un certain art de s'emmerder à table, pendant des heures, en dégustant des mets exquis, en savourant des breuvages délicieux, mais en cherchant vainement l'intérêt d'attendre tant de plats et tant de vins au milieu des bavardages convenus et insipides de la convivialité "à la française".

Faut-il le regretter ? Ces repas avec tout le tralala, dont l'origine remonterait, selon monsieur Pitte, à la cour de Versailles, se font de plus en plus rares dans les milieux populaires...

"Voyages du roi au château de Choisy " :
souper du samedi 8 janvier 1752 par Brain de Sainte Marie.
(Document RMN / Gérard Blot)

Pourtant, il y a tout lieu de penser que cette "pratique sociale coutumière" n'a pas entièrement disparu chez les heureux du monde d'en haut.

Le dîner mensuel que Le Siècle, le club de rencontres des élites françaises, organise pour ses membres dans les locaux de l'Automobile Club de France, place de la Concorde, est peut-être un exemple de "repas gastronomique à la française"... Seul un examen impartial par une commission ad hoc, mandatée par les ministères de la culture et de l'agriculture, pourrait nous assurer que ces dîners du Siècle sont bien représentatifs de notre "patrimoine culturels immatériel".

Ils font, en tout cas, partie de notre patrimoine politique depuis 1944, date à laquelle Georges Bérard-Quélin, patron de presse, a fondé ce club "réunissant des membres les plus influents de la « classe dirigeante » française afin de produire une synergie entre leur pouvoir".

Ce type de "synergie" porte aussi un autre nom, que vous pourrez trouver seuls, sachant que:

On y trouve une sélection des personnalités les plus puissantes de la société française, des hauts fonctionnaires, des chefs d'entreprises, des hommes politiques de droite ou de gauche, des syndicalistes, ou encore des représentants du monde de l'édition et des médias de premier plan.

L'arrivée des convives du dernier dîner du siècle, le 27 octobre, a été gentiment chahutée par une manifestation qui avait des faux airs de promotion pour le tout juste sorti film de Pierre Carles. Un articulet et une vidéo, sur le site de Bakchich, permettent de se faire une idée de la portée, que je trouve assez limitée, de cette action.

Une invitation à un "pique-nique collectif", devant l'hôtel Crillon, est lancée pour le prochain le prochain dîner, le 24 novembre.


Bien que persuadé que les membres du Siècle méritent beaucoup mieux que quelques lazzis rigolards, je relaie cet appel.

En espérant que C.F.C.-B.A.P. (Collectif Fin de Concession - Branche Armée... de Patience) saura faire preuve d'un peu plus d'imagination, ne serait-ce que pour accueillir dignement, mais fermement, madame Nicole Notat, qui vient d'accéder à la présidence du Siècle. Le 1er janvier 2011, elle succédera à monsieur Denis Kessler, ainsi que nous l'apprend Le Figaro.

mardi 16 novembre 2010

Le chaînon manquant

En définissant les ERS (établissements de réinsertion scolaire) comme le "maillon dans la chaîne de la réponse éducative" qui "manquait" très précisément "entre les classes relais et les centres éducatifs fermés", monsieur Luc Chatel, ancien-nouveau ministre de l'Éducation nationale, n'a pas précisé de quel alliage serait forgé ledit chaînon manquant. Les textes institutionnels, qu'ils soient de présentation générale, ou un peu plus officiels, ne permettent pas de déterminer clairement le dosage utilisé. Toutefois, le choix initial d'un régime d'internat délocalisé permet de penser que la "philosophie" de ce projet consiste, pour l'essentiel, dans l'application des méthodes, déjà anciennes, des "dispositifs relais" dans un environnement semi-carcéral (*).

Cette expression pourra éventuellement choquer ceux qui pourtant enfermeraient volontiers ces élèves, qui pour avoir été probablement labellisés bordéliseurs graves dans les collèges qu'ils ont fréquentés, n'ont pas reçu des services policiers et/ou judiciaires l'étiquette de délinquants signalés - c'est là une des conditions à leur affectation dans un ERS...

Mais je crois qu'il faut la maintenir.

On peut supposer qu'elle correspond assez à la manière dont les bénéficiaires de ce dispositif le perçoivent. Mais, comme on ne leur demande pas leur avis, on ne peut que "supposer"...

Pourtant, dans son compte-rendu de la visite de monsieur Luc Chatel à Saint-Dalmas-de-Tende, le journaliste Luc Cédelle rapportait ceci:

Lors d'une visite à l'intérieur du bâtiment, les officiels accompagnés de la presse ont brièvement rencontré les élèves. "C'est une prison ici", a lancé sur un ton rigolard l'un d'entre-eux, juste avant l'entrée de la délégation. Mais il s'est aussitôt fait remettre en place par une jeune camarade : "Arrête, tu vas nous donner la honte devant les gens." Lorsque les officiels arrivent, le même élève serre sagement la main au ministre, tandis qu'un de ses camarades devise avec Luc Chatel sur les vertus du sport.

Malgré le "ton rigolard", la boutade provocatrice est sans doute plus sincère et véridique que la sage poignée de main au ministre et le bout de conversation sportive - cela, je vous l'assure, il savait faire avant d'être envoyé en ERS.

Monsieur Luc Chatel à Saint-Dalmas-de-Tende
(Je ne me lasse pas de ce geste emprunté vers sa poche...)
Il est vu, cette fois, par Eric Gaillard/Reuters.

Les classes relais ont été mises en place, avec un objectif assumé de réinsertion scolaire, depuis déjà pas mal d'années, et ont fait l'objet de ce que l'institution nomme des "évaluations" - on pourra consulter par exemple, dans les archives, le rapport de juillet 2000. Il serait faux de dire qu'elles constituent une solution miraculeuse, et la plupart des enseignants qui se consacrent à ce travail souvent ingrat le reconnaissent.

Mais ce qui parait certain, c'est que, même assaisonnées d'après-midi sportives, les méthodes efficaces en classes relais risquent de perdre tout leur potentiel dans le déracinement d'un internat disciplinaire parachuté ici ou .

L'internat de Portbail (Manche), dépaysement garanti.
(Photo Ouest-France, c'est écrit dessus.)

La presse se fait l'écho des divers incidents qui ont accompagné la mise en place de deux de ces établissements "voulus par Nicolas Sarkozy" (c'est tout dire) dans deux bourgades rurales... L'écho est en général assez complaisant, insistant lourdement sur le fameux signifiant "neuf-trois" à la portée si redoutable.

On comprend bien, à la longue, que ces installations ont été hâtivement décidées.

Les bonnes/mauvaises raisons des enseignants et parents de Craon sont largement exposées.

On nous rappelle même les "réticences initiales" du SNPDEN, principal syndicat des chefs d'établissement, qui avait jugé que "concentrer des élèves en difficulté de sociabilité au même endroit, quels que soient les efforts et les moyens déployés, est une évidente prise de risque".

(Oui, ils causent comme ça, maintenant, les chefs d'établissements...)

Mais, outre celle des élèves concernés et/ou celle de leurs parents, est étrangement absente la voix de ceux qui pensent tout simplement que l'idée qui est à la bas de ce "projet ambitieux" est une idée stupide (**).


(*) Vendredi matin, à Craon (Mayenne), alors que les enseignants et les parents réfractaires à l'ERS se réunissaient et se concertaient "en vue des négociations de l'après-midi, avec Solange Deloustal, l'inspectrice d'académie", Ouest-France nous apprend incidemment, que "les neuf adolescents de l'ERS sont restés confinés dans leurs locaux. Derrière des volets à demi-ouverts ou complètement fermés". Expérience pédagogique ou réflexe pénitentiaire ? On ne nous dit pas comment a été organisé leur ouiquende et s'il ont eu accès à la promenade...

(**) TF1 (!) signale cependant, sur son site, la position de la FSU:

La FSU, première fédération syndicale de l'Education nationale, demande la suspension des établissements de réinsertion scolaire (ERS) compte tenu des problèmes rencontrés dans certains d'entre eux, a annoncé mardi à l'AFP sa secrétaire générale, Bernadette Groison. "Nous demandons la suspension des ERS et au ministre (Luc Chatel) d'ouvrir le débat avec la communauté éducative, car il s'agit d'une vraie question à laquelle a été apportée une mauvaise réponse", a déclaré Mme Groison. "Malheureusement, nous constatons aujourd'hui ce que nous avions dit : cela ne fonctionne pas d'exclure des jeunes en difficultés de leur milieu et de les mettre dans un autre milieu, fermé. Pourtant, notre responsabilité est grande à leur égard", a-t-elle ajouté.

lundi 15 novembre 2010

Un simple feu de poubelle

Alors que la dépêche était tombée assez tôt hier matin, il a fallu attendre un peu avant que les sites d'information ne lui accordent une place à la Une.

Il est vrai que ce n'était qu'un très banal feu de poubelle, et qu'un tel fait divers pose toujours un épineux problème de hiérarchie de l'information.

On accordera volontiers, dans ce délicat domaine, le premier accessit au site du Figaro qui sous le titre Incendie meurtrier dans un foyer de travailleurs immigrés, accompagné des mots clés "Sonacotra, feu, incendie, Dijon", publie une photographie de l'immeuble incendié, légendée "Le feu a fait quelque 130 blessés légers", avant d'en venir, dans le chapeau de l'article, au déjà très lourd bilan provisoire...

Le feu, parti d'une poubelle, s'est rapidement propagé dans les neuf étages de cet établissement de Dijon. Sept personnes sont mortes et quatre autres ont été grièvement blessées.

Avant d'arriver là, l'œil vagabond du lecteur moyen aura eu largement le temps de passer au titre suivant, et pourra en rester à "quelque 130 blessés légers". (1)

Copie d'écran, détail.

On notera, une fois n'est pas coutume, l'extrême précision toute comptable des informations transmises, durant la journée d'hier, à la presse, et ensuite au bon peuple.

Détails chiffrés sur les sept victimes:

Parmi les victimes, âgées de 40 à 60 ans, l'une est décédée après avoir sauté du septième étage et les six autres ont été asphyxiées. Trois sont de nationalité française, deux de nationalité sénégalaise, une algérienne et la dernière vietnamienne, d'après la préfecture.

Détails chiffrés sur les "onze blessés graves":

Les onze blessés graves, parmi lesquels figurent quatre enfants, ont été placés en caisson hyperbare dans les services hospitaliers de Nancy, Besançon, Metz, Lyon et Dijon. Six hélicoptères ont été mobilisés pour transporter ces blessés, qui souffrent essentiellement d'intoxication au monoxyde de carbone.

Détails chiffrés sur les "quelque 130 blessés légers":

La préfecture a indiqué que 141 des 190 résidents du foyer étaient présents au moment du sinistre. Tous ont été incommodés par les fumées et, sur les 134 personnes hospitalisées, 45 sont ressorties dimanche à 9h pour rejoindre en bus le Palais des Sports de la ville, où a été installé un site d'accueil.

Et enfin, détails chiffrés sur les moyens mis en œuvre:

Quatre-vingt-treize sapeurs-pompiers ont été engagés, dont trois ont été «légèrement intoxiqués et traités sur place», ainsi que neuf ambulances, quatre grandes échelles, cinq fourgons incendie, deux postes médicaux avancés et une cellule respiratoire.

A croire que la préfecture, en attendant la nomination d'un ministre de l'Intérieur, a directement envoyé le rapport attestant de la parfaite et irréprochable "gestion" de cette crise à l'AFP, sans attendre de savoir que monsieur François Fillon allait demander à monsieur Brice Hortefeux de se rendre sur place. (2)

Monsieur Brice Hortefeux en intérim.
(Photo Creusot-infos.)

Monsieur Nicolas Sarkozy, pourtant friand de faits divers dramatiques, ne pouvait se déplacer dans l'immédiat, trop occupé à "finaliser" la mise en scène de son remaniement-spectacle. Idem pour monsieur François Fillon, assistant metteur en scène désigné de la veille.

D'où ce petit rôle pour monsieur Brice Hortefeux, qui, selon Creusot-infos, "a vécu un accueil hostile dans le quartier Fontaine d'Ouche", quartier où est situé le foyer incendié, mais cela n'apparaît pas sur la minute de vidéo mise en ligne par l'AFP.

Creusot-infos nous apprend également que l'ancien/futur ministre a "salué la mémoire des victimes" et qu'il "a souhaité que l'enquête de la Police détermine rapidement les causes de l'incendie, en assurant que si celui-ci est criminel, les auteurs devront être confondus et poursuivis en justice".

(Je note que monsieur Brice Hortefeux, très prudent, n'a pas ajouté "et sévèrement condamnés", comme il aurait pu le faire en d'autres circonstances.)

L'enquête a été réglementairement ouverte, dimanche matin, par le procureur de Dijon, monsieur Eric Lallement, "en recherche des causes de cet incendie". Il a indiqué à l'AFP:

"Pour l'instant nous n'avons pas de qualification pénale pour ces faits. Nous ferons vraisemblablement des autopsies."

Sans doute pour s'assurer qu'il y a bien eu morts d'hommes.

Voisins ou résidents n'ont pas eu besoin
des résultats d'autopsie pour déposer des bouquets
sur les barrières du périmètre de sécurité.
(Photo Creusot-infos.)


(1) Une mise à jour à la mi-journée n'a modifié ni le titre de l'article ni la légende de l'illustration, mai corrigé "quatre autres ont été grièvement blessées" en "onze autres ont été grièvement blessées".

(2) Il n'y manque que les numéros d'urgence mis en place.

Cela m'étonnerait que l'on vienne sur ce blogue pour cela, mais je les copicolle:

- PC sécurité pour la mairie: 0380745151, appuyez ensuite sur la touche 9.
- Pour ceux qui souhaitent obtenir des informations sur les victimes, composez le 03.80.48.84.51
.


PS: Autant le dire aussi.

S'agissant de l'incendie d'un foyer de travailleurs immigrés, il fallait s'attendre à une ignoble floraison dans les commentaires des lecteurs de la presse en ligne...

Avant que sa remarque ne soit "envoyée au cimetière des commentaires", un pseudonommé Cartonrouge s'indignait, dans Libération, d'avoir entendu, sur TF1, un résident du foyer se plaindre de la lenteur des secours, lui qui venait d'un pays où il n'y avait même pas de pompiers...

Sur le site du Nouvel Observateur, un certain Lourdes a posté ceci:

Enfin voyons !
Il a été reproché aux pompiers (parfois très mal reçus par ces individus), d'avoir mis 9 minutes pour venir .
Un comble quand on fait '' Via Michelin '' on trouve 11 minutes nécessaires pour parvenir à cette barre d'immeubles depuis la caserne .

Je souhaite, avec la plus grande gentillesse, à ces "individus", de passer ne serait-ce que cinq minutes à attendre des secours au cœur d'un incendie... Ils me diront ensuite si, dans ces circonstances, le temps vécu ne s'étire pas jusqu'à l'insupportable.

dimanche 14 novembre 2010

Albert et Jean-Michel

A part quelques hululements d'alarmes (*) éclatant sur fond de murmures admiratifs et/ou savants, aucune ambiance sonore n'a été prévue par le Musée d'Art moderne de la Ville de Paris pour accompagner le visiteur de la rétrospective Basquiat qu'il accueille ces temps-ci. Ce n'est pas une pratique bien courante dans les salles d'exposition - et c'est tant mieux.

Pourtant la musique, et tout particulièrement la musique de jazz, a tenu une grande place dans l'environnement quotidien de Jean-Michel Basquiat et fait partie intégrante de son univers d'artiste. On peut relever, dans cette rétrospective, deux tableaux qui donnent, de manière explicite, un début de discographie.

Discography 1 et Discography 2, 1983.
(Galerie Bruno Bischofberger, Zurich.)

La figure, royale, de Charlie Parker semble la plus présente, même si Basquiat semble hésiter sur la date de sa mort.

CPRKR, 1982.
(Collection Donald Baechler.)

L'étrange glissement de Charlie Parker à Charles 1er d'Angleterre, le roi décapité par Olivier Cromwell, est à nouveau illustré dans Charles the First, un tableau également daté de 1983. Si, dans la colonne centrale, le motif de la croix peut rappeler CPRKR, on remarque surtout, à droite, le graffiti "CHEROKEE", allusion limpide à Cherokee , le thème sur lequel Parker, selon ses dires, découvrit, en 1939, son style et sa manière, et dont il devait reprendre la suite d'accords pour composer le célèbre Ko-Ko.

Charles the First, 1983.
( J.-M. Basquiat's estate.)

Cependant, en parcourant les salles lumineuse du Musée d'Art moderne, si j'entendais parfois la musique de Charlie Parker, elle était interprétée d'une tout autre façon:



Albert Ayler (saxophone ténor), Niels Bronsted (piano)
Niels-Henning Orsted Pedersen (contrebasse) et Ronnie Gardiner (batterie).
Copenhague, 14 janvier 1963.

Pour suivre une mode langagière qui semble s'étonner qu'elles ne soient pas toutes programmées, on pourrait ici parler d'une de ces "rencontres improbables" dont nous pouvons être les témoins...

Mais, cette rencontre, d'Albert Ayler et de Jean-Michel Basquiat, fait surtout partie des rencontres impossibles. Lorsque, début novembre 1970, Albert Ayler disparut - il fut retrouvé trois semaines plus tard, corps flottant sur l'East River -, Jean-Michel Basquiat n'avait qu'une dizaine d'années. Durant les années qui ont suivi, la musique d'Ayler fut si rapidement oubliée qu'il est, pour le coup, extrêmement improbable que Basquiat ait pu avoir l'occasion de l'entendre.

Il faut admettre que le télescopage de leurs œuvres n'eut lieu que dans le terrain vague de ma sensibilité mal éduquée, un jour pluvieux de novembre 2010...

Rassurez-vous, je n'irai évidemment pas jusqu'à argumenter.

(Pas mon genre.)

Cependant, il me semble qu'on peut trouver à l'un comme à l'autre une "pratique «expressionniste primitiviste»" caractérisée par une même volonté de travailler la matière brute, son, mélodie et timbres chez l'un, ligne, couleur et supports chez l'autre, de manière créatrice. Malgré les cris et les stridences chez Ayler, les ratures et les recouvrements chez Basquiat, les poncifs de la "mort de l'art" sont absents: pas d'effondrement dans le chaos bruitiste, pas de toiles lacérées ou carbonisées. Musique et peinture sont proposées, ainsi œuvrées, à notre perception, de la même façon directe et abrupte, en visant ce qui, dans notre sensibilité, est le plus profond, le plus proche de la sensation immédiate, le plus confondu avec notre sensualité.

Il y a, certes, un grand écart dans la réception du "primitivisme" dans l'art pictural et dans l'art musical.

Mon beau-frère prototype - si souvent célébré ici - pourrait éventuellement se demander si ce Jean-Michel Basquiat aurait été capable de faire la moindre construction perspective, mais il ne se poserait probablement pas la question de savoir s'il savait dans quel sens tenir un pinceau. Mais à propos de la musique d'Albert Ayler, si d'aventure elle lui parvenait aux oreilles, je suis persuadé qu'il s'interrogerait non seulement sur la capacité de l'instrumentiste à jouer proprement les accords, mais aussi sur sa capacité à jouer correctement du saxophone.

C'est que je le connais, mon beau-frère...

Inutile de lui montrer ceci:

Skull, 1981.
(Collection Eli et Edythe L. Broad, Los Angeles.)

En lui faisant écouter cela:



Spirits Rejoice, enregistré en concert, le 27 juillet 1970,
à la Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence.
Albert Ayler (saxophone ténor), Call Cobbs (piano),
Steve Tintweiss (contrebasse) et Allen Blairman (batterie).

Il n'y trouverait aucun rapport

Mais il n'y en a peut-être pas non plus, direz-vous...

Possible, pourrais-je répondre avec une légère mauvaise foi, très inhabituelle de ma part, mais c'est cela l'improbable, l'essence même de la rencontre.



(*) Ces (r)appels sonores désagréables indiquent, au moins, que les bornes d'alarme fonctionnent correctement, et ne font pas partie des "dysfonctionnements persistants" du musée que certains élus de l'UMP se sont empressés de dénoncer en apprenant que l'on avait découvert que Cadillac Moon 1981 avait été "raturée dans son coin inférieur gauche par des petits traits au feutre d'un ou deux centimètres". Il semble que ces "détériorations" étaient déjà sur la toile lors de l'exposition de Bâle, et qu'elles n'ont pu être découvertes que grâce à la vigilance professionnelle du personnel du musée...


PS: Les reproductions des œuvres de Jean-Michel Basquiat, ainsi que leurs attributions, ont été empruntées au site Ciudad de la pintura qui est une véritable mine d'or pictural.