vendredi 30 juillet 2010

Mise en route pour une respiration

Depuis une bonne semaine, je me félicite d'avoir récemment fait l'acquisition d'une quatrelle de petit gabarit qui fait un bruit de vélomoteur, voire de vélosolex.

Je vais pouvoir ainsi partir sur les routes de France sans être trop dérangé par les agents du fisc qui, faisant le guet en tenue de camouflage derrière chaque buisson, vont impitoyablement contrôler l'adéquation de la cylindrée* des véhicules automobiles avec les revenus déclarés du propriétaire.

Surtout s'il possède aussi une caravane.

Caravane de quatrelles.

Les cinq internautes qui, selon les indiscrétions de gougueule analytixe, fréquentent régulièrement ce blogue de petite cylindrée auront déjà compris qu'il va se mettre au point mort pour un bout de temps.

(Juste le temps, à vrai dire, de parfaire le bronzage de type agricole que j'ai commencé en cueillant les haricots.)

Contrairement aux années précédentes, j'ai décidé de ne pas profiter de mes loisirs pour éliminer les piles considérables de "bouquins à lire" qui jalonnent, tout en les réduisant, les parcours possibles dans la pièce qui fait office de "bureau" dans ma somptueuse propriété normande - que j'ai achetée avec des revenus dûment déclarés au fisc, je tiens à le préciser.

Pour le déblayage, je verrai à la rentrée...

C'est en terminant Mes prix littéraires, son dernier livre traduit en français**, qui a été publié en allemand, sous le titre Meine Preise, à l'occasion du vingtième anniversaire de sa disparition, en 2009, que s'est imposé le désir de ressortir de mes rayons les récits et romans de Thomas Bernhard afin de les relire, ou rerelire.

Thomas Bernhard vu par Joseph Gallus Rittenberg,
photo illustrant une note du Tiers-Livre de François Bon.


Question d'atmosphère, sans doute...

Je ne connais aucun autre écrivain qui ait montré un tel acharnement à dénoncer la bêtise, l'inculture et la nullité de ses contemporains et compatriotes, et notamment ceux qui tenaient les rênes de l'État. Et cet acharnement était superbe, véritablement à la hauteur de celui de cette bêtise, de cette inculture et de cette nullité qui rendent irrespirable l'atmosphère où nous vivons...

J'ai mis assez longtemps à adopter cet écrivain dont, justement, la prose me semblait irrespirable... Je ne me sentais pas très doué pour la lecture en apnée. Mais pour l'adopter et l'accueillir dans mes rayons, il me fallait m'adapter à l'ampleur de son souffle d'imprécateur qui, comme un grand vent, me bloquait la respiration.

Se laisser secouer par ce grand furieux me semble salutaire, particulièrement aujourd'hui, en France, je ne sais pas pourquoi...


Thomas Bernhard statufié.
(Lucie Geffré, Busto de Thomas Bernhard, 2009)


La critique autrichienne n'a guère été tendre pour Thomas Bernhard...

Cependant l'écrivain a été plusieurs fois primé, en Allemagne mais aussi en Autriche, et, tout en renâclant, il a accepté d'aller chercher les "chèques" qu'on lui attribuait.

Voici comment, dans Mes prix littéraires, il raconte la remise du "petit prix d'État" autrichien de littérature, en 1967:

(…) Je tremblais toujours de rage. Mais j'étais encore maître de moi-même. Je tirai de ma poche le petit bout de papier avec mon texte et j'en donnai lecture, d'une voix peut-être un peu tremblante, ce n'est pas impossible. Naturellement, mes jambes aussi tremblaient un peu. Or je n'avais pas encore fini mon texte que la salle commençait à s'agiter, j'ignorais complètement pourquoi, car je donnais calmement lecture de mon texte, dont le thème était de nature plutôt philosophique, quoique marqué par quelques passages, je m'en rendais compte, un peu plus incisifs, et à quelques reprises j'avais prononcé le mot État. Je pensais, voilà un texte très calme, grâce auquel je pourrai, comme de toute façon personne ou presque ici ne le comprendra, m'éclipser sans trop faire de vagues, il parlait de la mort et de sa toute-puissance et du caractère dérisoire de tout ce qui relève de l'humain, de la précarité des hommes et du caractère nul et non avenu de tout État. Je n'avais pas encore fini mon texte donc, que le ministre avait déjà bondi, le visage cramoisi, s'était rué sur moi et m'avait invectivé en des termes que je ne parvins pas à saisir. Dans un état d'irritation extrême, il me faisait face et me menaçait, oui, il s'approchait de moi, la main levée dans sa fureur. Il fit deux ou trois pas dans ma direction, puis fit abruptement demi-tour et quitta la salle. Sans que personne ne l'accompagne, il s'était rué vers la porte vitrée de la salle protocolaire, qu'il avait fait bruyamment claquer derrière lui. Tout cela n'avait pris que quelques secondes. Mais à peine le ministre avait-il, de ses propres mains et dans une colère suprême, claqué la porte derrière lui, que la salle plongea dans le chaos. Ou plus exactement, il y eut d'abord, après que le ministre eut claqué la porte, quelques instants d'un silence consterné. Puis le chaos s'était déchaîné. (...)

Vous comprendrez aisément une autre bonne raison pour moi de relire Thomas Berhard: un écrivain qui irrite un "ministre des Arts et de la Culture et de l'Instruction" au point que celui-ci songe à le frapper, ne peut être entièrement mauvais...


* A propos de ces "grosses cylindrées" qui obsèdent tant ces messieurs de l'UMP, je ne saurais trop vous conseiller de lire le rappel d'histoire récente fait sur le site de la LDH-Toulon, et la mise au point de Valérie de Saint-Do sur MicroCassandre.

** Mes prix littéraires, traduit par Daniel Mirsky, aux éditions Gallimard, 2010.

jeudi 29 juillet 2010

Et voilà le travail

D'un naturel relativement courtois sous mes allures revêches, j'avais l'habitude, jusqu'à une époque assez récente, de m'enquérir avec politesse des raisons pour lesquelles un cordon de CRS, ou de gardes mobiles, m'interdisait tel ou tel passage... J'avais pris également l'habitude de ne recevoir qu'une réponse assez laconique faisant allusion aux ordres reçus, et, dans les cas de prolixité extrême, à la nécessité où était placé mon interlocuteur de "faire son travail". J'ai souvent été tenté d'amorcer alors un dialogue socratique serré tournant autour de cette notion de "travail", mais je n'en ai jamais eu le loisir: comme vous le diront toutes les sage-femmes, la maïeutique, ça demande du temps...

Cette habitude a fini par me passer.

Et je me demande si elle me reprendra un jour...

Tout courtois que je sois...

Car, après quelques autres, bien peu reluisantes, ces images-là ne passent pas:


La vidéo dont sont extraites ces images permet de les replacer dans le "contexte".



Cette vidéo a été mise en ligne le 27 juillet par Mediapart, avec ce seul commentaire:

En bas de la tour Balzac, dont ils ont été expulsés, des familles, des femmes et des enfants sans logement sont évacués par des CRS.

Elle a été reprise le jour même par Christine sur le blog des Suiveurs, où je l'ai découverte, puis, le lendemain, par Libération, qui donne quelques précisions sur les circonstances.

Je pense que mes courtois interlocuteurs, une fois écartée la question inessentielle de la légitimité de cette évacuation ignoble, pourraient laisser entendre que souvent leur "travail" consiste à faire le sale boulot.

Aurais-je toujours la liberté de leur dire, de la part de cette femme trainée au sol et de la part du bébé qu'elle portait dans son dos, que, si l'on accepte de faire le "sale boulot", on peut au moins essayer de le faire proprement ?

mercredi 28 juillet 2010

Hommage en mineur aux "voleux d'poules"

Si monsieur Nicolas Sarkozy était né comme tout le monde à Neuilly-la-Campagne, il aurait pu exprimer le vrai fond du tréfonds de sa pensée à propos "des gens du voyage et des Roms" en parlant de ces sacrés "voleux d'poules".

Cela aurait eu le mérite d'exprimer en toute clarté l'amalgame qu'il avait en tête.

En attendant les annonces accompagnées de coups de menton qui seront faites à la fin de la réunion de cette fin d'après-midi à l'Élysée, voici juste un peu de musique, de celle qui adoucit les haines et les ressentiments, en hommage à tous les pourchassés, ou plus généralement en hommage à "l'autre, sans qui je meurs"...

(Je reprends le titre général du numéro 81 de la revue Cassandre/Hors-Champ, qui contient un beau dossier intitulé Rroms, un peuple de promeneurs. Voir le sommaire ici.)




Minor Swing, que Django Reinhardt a enregistré pour la première fois en 1937, est un thème d'une grande simplicité mais d'une extraordinaire richesse.

Le site Djangopedia permet d'accéder à 25 interprétations...

Dont celle-ci, par Bireli Lagrène, Stochelo Rosenberg, Angelo Debarre et Tchavolo Schmitt au festival Jazz à Vienne, en 2002.




Ma version préférée est la suivante, d'une exécution moins parfaite, mais enrichie de toute la gentillesse de Bireli Lagrène et du bonheur d'un gamin...

Au festival Django Reinhardt de Samois, en 2006:




mardi 27 juillet 2010

Loués soient les poulets

Il est sans doute inutile d'humilier une fois de plus le surréalisme, mais certains ont cru pouvoir y faire une allusion en apprenant que monsieur Brice Hortefeux, ministre de l'Intérieur, de l'Outre-mer et des Collectivités territoriales, a "saisi" les responsables de deux entreprises françaises, au prétexte que de récentes campagnes de publicité pour ces sociétés faisaient référence à l'acception argotique du mot "poulet".

Mais il faut être raisonnable: pour saisissantes qu'elles soient, ces interventions sont plus ridicules que surréalistes...


Un placard publicitaire mis en perspective par lematin.ch.
(Photo Keystone.)

On avait déjà appris que monsieur Nicolas Comte, secrétaire général de SGP-FO, le plus grand syndicat des forces de l'ordre, avait, le 22 juillet, adressé à monsieur Denis Lambert, président du directoire L.D.C., le courrier suivant:

Monsieur le Président,

Une campagne de publicité de votre groupe volailler est affichée actuellement dans de nombreuses villes de notre pays. Cette annonce indique selon ses termes "un bon poulet est un poulet libre" avec une photo de policiers en uniforme encagés comme des volailles.


En tant que Secrétaire Général de l'Unité SGP Police, premier syndicat de la Police nationale, je tiens à vous exprimer le mécontentement de nos collègues qui sont dénigrés d'une manière les plus vulgaires. Il me semble qu'un groupe avicole aussi important que le vôtre n'a pas besoin d'une publicité aussi simpliste.

En ces périodes où les policiers sont particulièrement exposés dans l'exercice de leur profession, et décriés par de nombreux contradicteurs, il est inutile de notre point de vue que la Police Nationale soit ridiculisée de la sorte.

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de mes sentiments distingués.

(Le courrier comportait en annexe une photo du panneau publicitaire.)

Cette "réaction particulièrement maladroite", pour reprendre l'expression de lematin.ch, méritait-elle une autre réponse qu'un cordial éclat de rire, accompagné d'éventuels "sentiments distingués" ? Monsieur Yves de la Fouchardière, directeur général des Fermiers de Loué, en a jugé autrement et s'est même très sérieusement livré à un délicat exercice d'explication de texte:

«Je ne voulais pas de visuel qui puisse être désobligeant (...). Si ça a été reçu comme ça, j'en suis vraiment désolé», a-t-il déclaré, en soulignant que «les personnages sur l'affiche portent des uniformes qui ne sont des uniformes ni de policiers ni de gendarmes», a rapporté hier le site Internet de TF1. Selon lui, l'objet de la campagne est d'interpeller les consommateurs sur la différence entre un poulet élevé en plein air et un poulet élevé en batterie...

Le "visuel" en détail.
Et vous, faites-vous la différence ?

Monsieur Hortefeux, qui possédait autrefois un beau sens de l'humour, parfois mal compris, semble sur le point de le perdre... Il a donc tenu à faire savoir que

Ces campagnes de publicité "n'ont pas forcément la volonté de blesser", (...) "mais aussi anodines qu'elles soient, elles participent à une forme d'irrespect qui peut conduire à des dérives".

Si le ministère de l'Intérieur part en chasse de "cette forme d'irrespect qui peut conduire à des dérives", il va falloir créer une nouvelle section spéciale de fins limiers capables de bien faire la différence entre des slogans tels que "Du blé pour les poulets", "Brice, tes poulets ne sont pas des moutons", ou "On est des poulets, pas des bœufs", ou encore "Ras le bol des salades, les poulets veulent du blé", lus dans certaines manifestations de policiers, et qui relèvent de la plus délicate autodérision, et des réclames comme "Un bon poulet est un poulet libre", où les policiers "sont dénigrés d'une manière les plus vulgaires".


Ceux qui ne seront pas, statutairement, en mesure de faire de l'autodérision seront, je pense, assez sages pour pratiquer l'autocensure.

Les livres et les sites de cuisine seront les premiers à prendre garde de ne pas tomber dans les dérives de l'irrespect, et je crains fort que cela ne nous prive de recettes de poulets accommodés de manières incomparables, mais qui risqueraient de n'être pas au goût des "collègues" de monsieur Comte.

dimanche 25 juillet 2010

Le choix des notes

Paul Bley a largement prouvé, depuis les débuts de sa carrière dans les années 1950, qu'il avait suffisamment de talent et de musique dans la tête et sous les doigts, pour jouer avec presque tout le monde. Et il l'a fait, que ce soit avec Charlie Parker, Lester Young, Art Blakey, Sonny Rollins ou encore Charles Mingus, Ornette Coleman, Don Cherry, Charlie Haden, Jimmy Giuffre… Mais sa musique n'est jamais plus captivante que lorsqu'il improvise seul et en toute liberté devant son piano.

Sa première grande réussite en solo est l'album Open, to love, enregistré en 1972. On l'y entend détailler une partie des splendeurs du thème Ida Lupino que son ex-épouse Carla Bley a dédié à cette grande artiste du cinéma.

(L'image est fixe... Vous pouvez en profiter pour consulter, sur le site de la cinémathèque française, les pages sur Ida Lupino, actrice et réalisatrice.)




Trente ans plus tard, en 2003, au Chivas Jazz Festival de Saõ Paulo:




Chaque improvisation de Paul Bley est une exploration inédite, qui prend des allures de lente déambulation, sur les chemins des beautés possibles d'un thème ou d'une progression d'accords. Le choix d'un tempo très lent rend perceptibles, dans cette promenade, les instants où le pas du marcheur se suspend, en attente. De là nait ce phrasé méditatif, entre tous reconnaissable et si caractéristique de Paul Bley, que certains surnomment "le pianiste le plus lent du monde", mais qui est aussi l'un des plus grands.

En septembre, à la Cité de la Musique de la Villette, Paul Bley repartira en quête de ces pur moments de grâce qu'il sait si bien découvrir, et, j'en suis sûr, nous aurons, encore une fois, le sentiment de le voir explorer les morceaux qu'il choisira de jouer, comme s'il les explorait la première fois...



PS: A écouter, après une visite chez un disquaire, si vous en connaissez un qui ne vende pas que de la soupe en boîte, les dix "variations" de Solo in Mondsee, enregistrées sur un "grand piano" de rêve, et avec une telle minutie qu'on croirait y entendre les doigts du pianiste se poser sur les touches.

Paru en 2007, chez ECM.

jeudi 22 juillet 2010

Un bel avenir pour les "délinquants connus"

Il y a vraiment lieu de s'inquiéter pour la santé de notre sympathique et pathétique Émile Zola(1) sarkoziste.

Pourra-t-il, malgré la très symbolique "pause estivale" qui commence, résister au surmenage ?

Le très fidèle lefigaro.fr nous rapporte intégralement la synthèse que l'AFP a tenté de faire du "dernier point-presse hebdomadaire" de monsieur Frédéric Lefèbvre. Cette tentative n'a guère abouti, si l'on en juge par le répétitif paragraphe d'ouverture:

Les problèmes de sécurité "ne se règleront pas avec des colloques" et on n'a "pas besoin de colloques mais d'action", a déclaré aujourd'hui le porte-parole de l'UMP Frédéric Lefebvre, en réponse au Parti socialiste qui réclame un "Grenelle de la sécurité". "La question de la sécurité ne se règlera pas avec des colloques" et "la place n'est pas au colloque", mais "à l'action", a-t-il estimé lors du dernier point-presse hebdomadaire avant la pause estivale.

Si vous n'avez pas compris que monsieur Frédéric Lefebvre ne veut pas entendre parler de colloques, vous n'avez presque rien perdu: c'est répété un peu plus loin.

"Malheureusement au Parti socialiste c'est toujours la même chose. Quand il y a des questions de sécurité graves on veut un nouveau colloque."

"Je sais le mal qu'ont pu faire ces colloques pour essayer de déterminer s'il y avait un sentiment d'insécurité ou une vraie insécurité."

"Tous les républicains devraient être au côté du ministre de l'intérieur (Brice Hortefeux) pour le soutenir dans son combat plutôt que de proposer je ne sais quel colloque pour amuser la galerie."

On est au moins rassuré sur la bonne tenue de l'estomac de monsieur Lefèbvre. Lui qui, dans son immortel "J'accuse"(1), proclame que "le déferlement populiste qui s’abat sur notre pays [lui] donne la nausée", semble bien s'accommoder de la cuisine nauséabonde de l'anti-intellectualisme.

Monsieur Frédéric Lefèbvre, anti-intellectuel nauséeux.

Alors que l'intervention du porte-parole de l'UMP semble poussive et, peu inspirée, peine à trouver la formule-choc qui la propulserait à la Une, l'entretien que monsieur Brice Hortefeux a accordé à monsieur Christophe Cornevin, de lefigaro.fr, est brillant et inventif, et il regorge de véritables bonheurs d'expression(2) que le terne monsieur Lefèbvre doit envier à son camarade de parti - et néanmoins ministre, lui...

Monsieur le ministre de l'Intérieur avait probablement préparé sa formule-choc, qu'il dégaine, si l'on ose cette expression, pour clore en beauté cette agréable causerie:

"Mon message est clair : dans notre pays, il n'y a pas d'avenir pour les délinquants."

Les options sécuritaires et répressives de monsieur Brice Hortefeux sont bien affirmées en général, et on le voit les réaffirmer avec conviction et sans "aucun complexe". Balayant les critiques, il se livre à un plaidoyer pro domo assez complet. Ses admirateurs/trices s'y reporteront.

Cependant, quelques points ont attiré mon attention flottante...

D'abord cette nouvelle ruse de sioux de nos valeureux enquêteurs:

"(...) nous allons systématiser la saisie des véhicules de luxe acquis avec de l'argent sale."

Ces véhicules sont facilement identifiables:

"Quand on recense 350 Ferrari en Seine-Saint-Denis, on est en droit de se poser quelques questions."

L'indispensable spécialiste des questions de sécurité qu'est monsieur Christophe Cornevin avait déjà donné aux lecteurs de lefigaro.fr quelques indications sur cette stratégie imparable. Cependant, il aurait pu illustrer utilement son entretien avec le ministre en demandant à l'infographiste du Figaro de nous fabriquer une belle carte des départements français, indiquant, non les chiffres bruts, mais le nombre de Ferrari rapporté au nombre d'habitants. Ça nous aurait fait rêver un peu...

Les grosses bagnoles, ça fait toujours rêver...
("Range Rover noir, jantes chromées et intérieur en daim beige",
exposé dans la cour du ministère de l'Intérieur, le 6 juillet 2010.)

Bien obligé de faire son métier, le dévoué journaliste lance:

À Grenoble comme à Saint-Aignan, les forces de l'ordre sont critiquées, accusées de «bavure».

Ce n'est pas une question, mais monsieur Hortefeux accepte de répondre:

Je suis scandalisé des déclarations de certains à l'égard de la police. Ils oublient une réalité. Dans les deux cas, les personnes décédées étaient des délinquants connus. Le premier, à Grenoble, avait été condamné trois fois, venait de braquer un casino, portait un gilet pare-balles et disposait d'un pistolet-mitrailleur. Le second, dans le Loir-et-Cher, affichait le triste palmarès d'une vingtaine de procédures à son encontre. Policiers et gendarmes n'ont fait que riposter à des agressions qui auraient pu être mortelles. Je les soutiens sans réserve. Attention à ne pas inverser les rôles et les responsabilités !

Tout comme monsieur Frédéric Lefèbvre juge nocif de tenter d'établir, avant d'agir, une distinction entre le "sentiment d'insécurité" et la "vraie insécurité", il semble que monsieur Brice Hortefeux juge superflu de s'interroger sur la différence entre la situation de légitime défense et le sentiment de s'y trouver. Cette question, qui devrait se poser à chaque mort d'homme, parait superflue devant cette "réalité": "les personnes décédées étaient des délinquants connus" et, par conséquent, ou par nature peut-être, impliqués dans "des agressions qui auraient pu être mortelles."

Son "soutien sans réserves" à ces "ripostes" qui, elles, ont été réellement "mortelles", sera probablement lu et entendu avec un grand soulagement par ceux que cela veut justement soulager...

La déclaration de monsieur Nicolas Sarkozy, qui annonce la nomination d'un "policier de métier", un vrai de vrai, au poste de Préfet de l'Isère, est sans ambiguïté:

"C'est une véritable guerre que nous allons livrer aux trafiquants et aux délinquants. "

On peut caractériser de différentes manières l'état de guerre, mais le petit soldat, lui, a tendance à se trouver toujours en état de légitime défense...



(1) On peut encore se délecter de la lecture de son "J'accuse", revisité à la sauce au fiel UMP-iste, sur le site de francesoir.fr. On accompagnera ce pensum de l'indispensable antidote: la réponse que monsieur Emile Zola a confiée au média qui monte... non, pas Mediapart, mais Article XI.

(2) A propos des fameux "colloques" qui irritent tant monsieur Lefèbvre, voici ce que déclare monsieur Hortefeux:

J'ai entendu à Grenoble que les socialistes souhaitaient un «Grenelle de la sécurité». Moi, je veux surtout un Grenoble sécurisé. (...) je le dis clairement: nous n'avons pas besoin de «grenelliser» une nouvelle fois, nous n'avons pas besoin de colloques, mais d'action, de fermeté et de résultats sur le terrain.

Un ministre de l'Intérieur qui vous fait des "ne pas confondre" approximatifs, c'est vraiment la classe !

mercredi 21 juillet 2010

Paris-Dakar, le retour

Cette vidéo a été tournée en juin 2010, sur un vol Paris-Dakar de la compagnie Air-France.

Elle a été relayée, sous le titre Expulsions: la réalité, par Mediapart.


mardi 20 juillet 2010

Prestations de services

Comme tout le monde, si j'ose dire, je dois beaucoup à la famille Bettencourt.

Je ne parlerai pas aujourd'hui des plaisirs émerveillés que je dois à l'artiste délicat que fut Pierre Bettencourt (1917-2006)...

Il ne faut pas mélanger les torchons avec les serviettes, surtout lorsque le coffre de linge sale familial déborde avec profusion.

Pierre Bettencourt, 1969.
Poissons contemplant l'œil du monde passant en barque à l'horizon.
Tableau d'ailes de papillon.
(Image empruntée au blogue "Pierre Bettencourt - A tire d'aile".)

A son petit frère, monsieur André Bettencourt (1919-2007), je dois une belle leçon illustrée sur l'exercice du pouvoir.

C'était au temps de la première cohabitation, à la fin des années 1980, et monsieur André Bettencourt était alors sénateur de la Seine-Maritime. A ce titre ou à un autre, je ne sais plus, il était membre de droit du conseil d'administration du lycée où j'exerçais mes talents. Un membre de droit de cette envergure est en général "absent excusé", mais notre bon sénateur fit un effort cette année-là, et tint à honorer de sa présence l'une de nos réunions.

J'étais, moi aussi, membre de ce conseil, ayant accepté, par mégarde, de figurer en position éligible sur la liste des représentants des enseignants.

Installé à la droite du proviseur, qu'à cause de son paternalisme omniscient nous surnommions "Dieu le Père", monsieur le sénateur, et néanmoins ancien ministre, afficha, durant toute la durée de la réunion, un ennui considérable. Nous le prîmes d'ailleurs en très haute considération, abrégeant nos interventions et écourtant nos discussions, car cet ennui allait jusqu'à s'alanguir dans une certaine somnolence. Et l'on sait qu'un enseignant se trouve bien vite déstabilisé en décelant chez son auditeur une respiration trop régulièrement stabilisée.

Mais nous avions tort de redouter un ronflement sénatorial intempestif. Notre invité d'office savait se tenir en réunion, et, malgré sa grande fatigue affichée, intervenait régulièrement à la fin de l'examen de chaque point mis à l'ordre du jour.

Ses interventions étaient d'un laconisme tout à fait admirable. Il relevait imperceptiblement la tête et la tournait tout aussi imperceptiblement vers le proviseur-président de séance, pour lui demander ce que, dans cette affaire, il "pouvait faire" pour lui, ou pour lui dire que, sur ce point, il ne pouvait rien faire. Dans le premier cas, il ôtait le capuchon de son Mont-Blanc pour noter quelques éléments de la réponse qu'on lui faisait, puis assurait qu'il en parlerait à Trucmuche, ou réglerait la question avec Machinchose. Dans le second, il reprenait rapidement sa position de repos.

(A ma connaissance, nous n'avons jamais eu de nouvelles ni de Trucmuche, ni de Machinchose...)

Je sortis de cette réunion avec un tenace sentiment de malaise, saluant au passage le chauffeur de "Monsieur" qui attendait patiemment en écoutant le programme de France-Culture.

Ce malaise, je ne saurais mieux le préciser ou l'analyser maintenant, mais je crois qu'il tient pour beaucoup au contre-emploi de cette question de larbin prestataire de services: "que puis-je faire pour vous ?"

Mais finalement, je ne dois pas grand chose à monsieur Bettencourt cadet...

Car cette phrase, je l'ai assez entendue depuis, avec le même malaise, et prononcée à différents niveaux... J'aurais bien fini par savoir qu'elle résume un geste très commun de pouvoir, invitant le vulgaire d'en bas à se soumettre au parrainage de l'un de ses maîtres, et à s'en trouver, en quelque obscure façon, le débiteur.

lundi 19 juillet 2010

Comme des millions de Français

"Comme des millions de Français", monsieur Eric Woerth profite de ses ouiquendes de liberté pour se décontracter en toute insouciance.

Hier, il a commencé par choisir une tenue passe-partout, "pas de cravate, chemise orange, veste en lin", et est allé se promener dans un endroit peu fréquenté par les messieurs-et-dames de la presse: le "village départ" de l'étape du jour du Tour de France, à Revel, Haute-Garonne.

On peut le remercier de cet effort de promotion d'une grande institution nationale populaire: avec tous les pédalages et rétropédalages de l'affaire dite "Bettencourt", on en serait presque à oublier que le Tour de France existe encore.

Selon l'agence Reuters, reprise par lexpress.fr, le ministre du Travail "a fait un tour des stands, signé des autographes et posé pour des photographes amateurs".

Je n'ai pas besoin de revêtir une affreuse chemisette orange pour passer inaperçu, mais je suis coutumier de ce genre de situation. Je fréquente régulièrement, c'est-à-dire tous les ans, le "village départ" du semi-marathon écourté de Trifouillis-en-Normandie, et j'y fais le tour des stands, en signant des autographes, en posant pour des photographes amateurs, et en faisant la bise à toutes les admiratrices en délire qui reconnaissent, sous mon incognito, le plus célèbre des blogueurs méconnus. Je peux donc confirmer la déclaration, juste et profonde, de monsieur Woerth:

"Ce n'est pas un instant de stress, c'est un instant de détente. C'est pour les coureurs que c'est difficile."

Monsieur Eric Woerth partant à la chasse aux chasseurs d'autographes.

Avec une charmante décontraction, le ministre du Travail a déclaré également:

"J'adore le Tour de France comme des millions de Français, j'essaie de venir chaque année suivre une étape de montagne parce que c'est magnifique avec une bonne ambiance."

(C'est l'AFP, relayée par lefigaro.fr, qui nous rapporte ce propos, de manière plus complète que Reuters.)

Ceci dit, et comme n'importe quel couple de Français parmi des millions désireux de "suivre une étape de montagne", le ministre et son épouse ont pris place dans une voiture "invités". Conduits monsieur Bernard Hinault, quintuple vainqueur du Tour de France, ils ont pu suivre en toute simplicité toutes les péripéties de l'étape du jour jusqu'à Ax-les-trois-domaines, dans le département de l'Ariège.

Les agences de presse sont muettes sur les impressions de monsieur Woerth . Mais comme il n'est pas homme à se dédire, il a dû trouver que l'étape était "magnifique avec une bonne ambiance".

Si l'on en croit ladepeche.fr, l'ambiance n'a pas été si bonne que cela à l'arrivée:

Présent sur le podium, le ministre s'est fait huer par le public en fin de journée.

Les agences de presse n'ont pas jugé bon de signaler cette étrange baisse de popularité en altitude.

Les journaux télévisés non plus...

Monsieur Woerth a promis de faire mieux la prochaine fois.
Pour cela, on peut lui suggérer de tomber la veste,
et de tenter une apparition en bermuda à fleurs.

dimanche 18 juillet 2010

Les grands airs de monsieur Besson

Il est drôlement marrant, monsieur Eric Besson.

Il est particulièrement irrésistible quand il prend ses grands airs prétentieux pour pleurnicher sur une prétendue atteinte à sa vie privée...

Impayable !

C'est tellement bien imité qu'on se demande si, des fois - quand par exemple il parle de consulter son avocat pour envisager de, peut-être, éventuellement, s'il est sûr de gagner, ou si le sens du vent est favorable, porter plainte -, ça ne serait pas du sérieux.

Mais on aurait tort de le prendre tout à fait au sérieux lorsqu'il se livre à son désopilant numéro de respectabilité offusquée. Ce serait oublier ses confidences sur le tangage de l'équipage conjugal, accordées à un Karl Zéro qui n'en attendait pas tant en lui posant une question anodine. Et ce serait surtout oublier que l'essentiel des révélations sur sa personne privée, et sur la vie qui va avec, ont été faites, sans opposition et prétendument sans filtrage de sa part, par son ex-épouse, madame Sylvie Brunel, dans son Manuel de Guérilla à l’Usage des Femmes, publié chez Grasset, l'éditeur de monsieur

Le portrait acidulé qu'elle fait de son ex-époux, en séducteur obsessionnel compulsif et, ce nonobstant, parfait goujat et père exemplaire, a obtenu un grand succès dans le monde médiatique.

Il est vrai qu'il semblait assez complet.

Il n'y manquait que le "catalogue", bien difficile à établir exhaustivement sans l'aide d'un documentaliste léporellien.



"Madamina, il catalogo è questo..."
Version de concert par Bryn Terfel, baryton-basse,
et Les Musiciens du Louvre-Grenoble
conduits par Marc Minkowski.

Monsieur Eric Besson est particulièrement sensible sur cette question du respect de "sa vie privée", et il manque rarement de rappeler à l'ordre les interlocuteurs qui oseraient faire la moindre allusion à ce qu'il peut bien faire en dehors des heures de bureau.

On se souvient peut-être que, dans la nuit du 20 au 21 octobre 2009, notre ministre des Expulsions avait fait charger à Roissy, dans un charter à destination de Kaboul, trois "adultes de sexe masculin", après avoir soigneusement entretenu l'incertitude sur ses intentions. Le Parisien, dans son édition du 22 octobre, révélait que monsieur Eric Besson avait passé cette soirée à Liverpool, "parmi les supporteurs lyonnais"...

Très heureux de ce "bon coup", le ministre, invité sur France-Info, a dû prendre son air pincé, mais pas trop:

A la question de savoir s'il a bien géré cette « affaire » depuis le stade de Liverpool, il répond :

« Non, pas depuis, parce qu'il y a des choses que se sont faites avant et après, mais puisque qu'un journal l'a dit - normalement ça relève de ma vie privée mais je ne vais pas le nier -, oui j'étais à Liverpool pour le match. C'était un beau match et puis, pour la première fois de ma vie, j'ai pu voir ce stade mythique d'Anfield Road. »

(Pendant ce temps-là, trois gamins d'une vingtaine d'années, devaient découvrir l'aéroport "mythique" de Roissy-CDG, avant d'être expédiés dans un pays en guerre.)

En libérant publiquement quelques bribes d'informations sans importance sur l'emploi du temps privé de monsieur Eric Besson et de sa jeune compagne, mademoiselle Yasmine Tordjman, et notamment sur leurs projets de vacances et de mariage, le même Parisien s'attire aujourd'hui les froncements de sourcils courroucés de notre pipole malgré lui. Il se déclare, dans un communiqué paru vendredi, "profondément choqué par la divulgation d’informations relatives à sa vie privée et partiellement inexactes".

Curieusement, les médias accompagnent souvent cette brève d'une photographie un peu floue des futurs heureux époux, prise au fond des tribunes du stade de France, bravant ainsi l'interdit posé, il me semble, par monsieur Besson.

Saurez-vous les trouver ?

Si le catalogue des affaires de cœur de monsieur Besson me laisse au fond indifférent, il en est un autre dont la lecture continue à me choquer profondément.

C'est celui des indignités commises en notre nom par le ministère qu'il dirige.

Cette histoire de jeune couple, par exemple:

Un bébé de 8 mois emprisonné au centre de rétention de Lyon ! Son père a une hépatite C, sa mère, enceinte, est en train de faire une fausse couche. Pas de problème pour Besson : tout le monde en rétention en attendant l’expulsion !

En juin 2009 un jeune couple, Zinaida et David Odikadze, fuit la Géorgie, leurs familles respectives n'acceptant pas leur mariage.

Ils arrivent en Pologne, où les médecins détectent une hépatite C chez David, due à des transfusions faites après des sévices infligés par l'une des familles.

Malgré la maladie et bien que Zinaida soit enceinte, ils sont de nouveau obligé de fuir la violence du camp de réfugiés.

Ils arrivent à Grenoble, fin septembre 2009, croyant trouver refuge en France. Mais étant passés par la Pologne, leur demande d’asile est refusée (accords dits Dublin 2 qui imposent que l’asile soit demandé dans le pays par lequel le demandeur est entré dans l’Union européenne.)

Un petit garçon nait en octobre 2009. En novembre, à cause de sa maladie, David et sa famille ne peuvent se rendre à une convocation de la Préfecture.

Fin janvier 2010, il veut déposer une demande de séjour pour étranger malade, Zinaida comme accompagnante. Refusé ! Une 2ème tentative a lieu en juin 2010. Nouveau refus, la préfecture considérant les comme des Dublin 2 « en fuite » et donc à renvoyer le plus vite possible en Pologne. En fuite ??????? Tellement en fuite que c’est à leur domicile qu’elle les fait arrêter le 7 juillet. L’expulsion express prévue pour le lendemain a été bloquée par le dépôt d’un référé.

Mais, depuis lors, le juge administratif et le juge des libertés et de la détention se sont prononcés: ils ont estimé conforme à leur conception de la justice l’enfermement d’un enfant de 8 mois avec son père malade et sa mère enceinte. Hier, 15 juillet, Zinaida a été prise de malaise. Les médecins de l’hôpital où elle a été transportée ont diagnostiqué une fausse couche en cours. Pas de problème : elle a été ramenée au centre de rétention en attente de l’expulsion vers un pays qu’ils ont fui !

Il n'est pas toujours si marrant que cela, monsieur Eric Besson.


PS: Parfois, il faut le dire aussi, on peut lire des choses comme ceci:

Après tant d’années de précarité, Lassana et sa femme ont obtenu le statut de réfugiés. Ils vont enfin pouvoir se poser.

Merci à tous qui avez signé cette pétition.

Alors, champagne !



"Fin ch'han dal vino", dit Air du Champagne (Don Giovanni , W. A. Mozart),
chanté par Cedric Trenton Berry dans un arrangement de Frankie Blue.
Extrait du film
Jackson de J.F. Lawton.

(Avec des bises pour la marraine...)

vendredi 16 juillet 2010

Une histoire toute simple de dignité bafouée

Seydou Niang est originaire de la région du Fouta, dans le nord du Sénégal. Depuis 2003, il travaille pour l'ONG Tostan France. Il s'est installé en Europe en 2009 pour prendre en charge le Projet Jokkondiral Diaspora. (*)

Je viens tout juste de découvrir le récit qu'il a fait de ce qui lui est arrivé à la fin du mois dernier à Calais.

Le voici:


Il faut te raser (ta tête est pleine de cheveux)

Je veux partager avec vous l'injustice dont j'ai été victime la semaine dernière. Vous faire part de ma blessure et de ma colère. Dénoncer pour condamner : ces histoires arrivent encore de nos jours, je l'avais lu dans les livres, je l'avais lu dans les journaux, mais je l'ai appris dans ma chair.


Nuit du jeudi 24 au vendredi 25 juin, Calais


Jeudi soir dernier, j'avais hâte de retrouver chez elle, à Londres, ma femme Sarah, enceinte de huit mois. Je suis monté avec impatience dans le bus de nuit Eurolines qui quittait Paris en fin de soirée. Nous avons atteint la frontière française à Calais, vers une heure du matin. Je m'attendais aux questions de routine auxquelles mes aller-retour m'ont habitué ; j'étais loin d'imaginer ce qui allait se passer...

Selon les cinq policiers qui contrôlaient les pièces d'identité, visas et permis de séjour des passagers, le passeport que je leur présentais n'était pas à moi : ils étaient persuadés que les photos figurant sur mes visas n'étaient pas les photos de l'homme qu'ils dévisageaient. J'ai tenté de les convaincre que ces papiers étaient bien les miens. Rien à faire. Ils m'ont fait descendre du bus. Ils ont voulu me faire signer un procès-verbal selon lequel je reconnaissais être en possession de documents illégaux. Je suis resté le plus calme possible mais dans ma tête, ça tournait de plus en plus vite. J'ai lu avec attention le papier qu'on me fourrait dans la main : quand j'ai compris ce que ça signifiait, j'ai refusé avec force.

- « Tu vas partir en garde à vue pour 24 heures, le temps qu'on vérifie tes mensonges ! »

On était passé au tutoiement.

- « Je n'ai pas le choix, faites ce que vous voulez, mais ce passeport est le mien.

- Tu as le droit d'appeler une personne de ta famille en France pour la prévenir.


- Ma femme est en Angleterre, en France j'ai mes collègues...

- Non, non, juste quelqu'un de ta famille. Si tu n'as pas quelqu'un de ta famille en France, signe là. »

On m'a tendu un papier où il était écrit que je ne souhaitais contacter ni mes parents ni mes employeurs. J'ai encore refusé. Je serrais les dents, mon estomac était une boule dure écrasée au fond de mon ventre. Mon cerveau tapait à toute force contre les parois de mon crâne. J'ai pensé très fort à tous ceux qui échouent ici sans connaître un mot de français. On m'a fait passer les mains derrière le dos, on m'a menotté, on m'a installé dans une voiture de police. Dans la nuit humide de Calais, je suis allé en prison pour la première fois de ma vie.

Du fond de la cellule, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Entre des murs insalubres, une chambre de 3 mètres sur 4 : un banc en ciment, des couvertures à l'odeur fétide. Les toilettes, au centre de la pièce, protégées de la vue par une barrière de 50 centimètres de haut, étaient nauséabondes. Dans ce monde-là, les caméras de surveillance traquent le moindre centimètre carré ; depuis le poste de contrôle, la sentinelle peut observer jusqu'aux hommes qui défèquent. Pendant les heures qui ont suivi, je me suis accroché à ma dignité comme à une bouée. J'ai pensé à ma famille, à mes amis, aux gens que j'aime. A mon travail avec Tostan, aux droits humains. A ma venue en Europe. Aux miens au Sénégal, à ma terre du Fouta, à mon village : mais j'ai tout vu, j'ai tout entendu, j'ai tout senti, du fond de la cellule.

Les matins ordinaires, je me réveille à l'odeur chaude du café que fait couler mon colocataire, j'envoie un message à ma femme. Je prépare mon sac pour la journée, je monte dans le RER qui m'amène au centre de Paris.

Mais ce matin-là n'était pas un matin ordinaire ; j'étais en prison. Une main s'est glissée furtivement derrière la porte de ma cage ; on m'a jeté ma nourriture comme on jette sa pitance à un chien.

Ensuite, ce fut l'audition. Cinq policiers, quatre hommes et une femme, ont voulu m'intimider. Perchés sur leurs certitudes, ils éructaient en me toisant ; mais c'étaient eux qui étaient enragés. En vain, j'ai juré sur tous les saints que je leur disais la vérité. Ils ont fait venir un physionomiste qui m'a reconnu sur les photos de mon passeport ; ils n'étaient toujours pas convaincus.

- Si vous étiez des professionnels comme lui, ai-je articulé en direction des policiers, vous auriez reconnu que je suis l'homme qui est en photo sur mon passeport.

- Nous sommes des professionnels, c'est pour ça qu'on sait que ce n'est pas toi.

On m'a traîné dans une pièce adjacente et on m'a photographié sous tous les angles, comme un criminel. J'avais juste envie que ça s'arrête. Au point de leur donner raison, de les laisser m'envoyer au Sénégal, pour que cet enfer se termine. J'étais à bout.

Ils ont fini par appeler un procureur, qui a examiné mon dossier et m'a fait relâcher.


- Ok, on voit que c'est bien toi, m'a lancé la policière. Mais tes photos ne sont pas claires, nous on t'a vu différemment. Ta tête est pleine de cheveux, il faut te raser.

A 11h30, j'étais officiellement libre. J'ai dû repartir dans la pièce infecte où j'avais passé la nuit, le temps qu'arrive la patrouille pour me ramener à la gare. J'ai insisté pour qu'on ne ferme pas la porte derrière moi : j'étais un homme libre. A midi, on m'a déposé à la gare routière de Calais. Je n'avais pas un papier, rien pour prouver ma détention.

- Débrouille-toi pour continuer sur Londres, maintenant.


Londres, j'y suis arrivé tard dans la soirée. J'avais été déclaré disparu par ma femme, folle d'inquiétude : mes collègues à Paris avaient tenté toutes les démarches possibles pour avoir de mes nouvelles. Les policiers anglais, que Sarah avait contactés après plusieurs heures d'attente, avaient appelé leur homologues français de Calais au moment où j'étais en garde à vue, pour leur demander si ils me détenaient : on leur a répondu non.


J'ai été blessé : j'étais révolté. Aujourd'hui, j'ai puisé dans ma colère pour vous raconter cette histoire, une histoire toute simple de dignité bafouée, pour que vous sachiez ce qui peut arriver quand on prend le bus de Paris à Londres et qu'on a la tête pleine de cheveux.


(*) "Tostan" est un mot wolof, rendu en français par "éclosion", et en anglais par "breakthrough", ce qui semble indiqué une certaine polysémie. Il a été suggéré par Cheikh Anta Diop pour désigner une organisation non gouvernementale née au Sénégal en 1991. Toujours basée au Sénégal, Tostan travaille maintenant dans dix pays africains.

L'entrée "Tostan" de ouiquipédia donne un aperçu des programmes et des méthodes de cette ONG.

On peut aussi suivre les liens du "Qui sommes-nous ?" sur le site de Tostan France. Les amateurs de vidéos pourront consulter la chaîne YouTube de Tostan International.

Par ailleurs, les sites de l'organisation offrent de nombreuses ressources téléchargeables, en français, ou en anglais, concernant les actions de l'ONG, et notamment le travail pour l'abandon de l'excision par les communautés.


PS: Je ne sais pas trop bien compter, mais il est peut-être temps de souhaiter une "bonne arrivée" à l'enfant de Sarah et de Seydou.

Une bonne arrivée dans ce monde où les beaux jours reviendront.

Avec la tête pleine de cheveux, ou pas...

jeudi 15 juillet 2010

Une Afrique qui marche au pas

En ce matin de quatorze juillet, je serais bien resté dans mon lit douillet, mais j'en fus tiré par ce que j'ai supposé être la mise en place du défilé aérien d'ouverture de la grande parade patriotique.

Ce n'est pas pour me vanter, mais je dois préciser que Trifouillis-en-Normandie, où j'ai établi ma résidence, est complètement à l'ouest, et, qui plus est, dans un strict alignement avec l'avenue des Champs Elysées, la "plus célèbre avenue du monde".

Vous avez pu apprendre par les médias qu'aucun avion n'a chu dans mon jardin, et que je suis sain et sauf...

Ce dont je me réjouis, moi aussi.

Je les ai presque tous entendus de près.
(Extrait du programme donné par lefigaro.fr.)

D'après les nouvelles que j'ai reçues de témoins directs et les informations que j'ai pu consulter, il semblerait que tout se soit bien déroulé à Paris aussi. Aucun avion n'est allé se poser en catastrophe sur la place de la Bastille, et les troupes à pied ont défilé en bravant la pluie pour le plus grand bonheur de certain lecteur du lefigaro.fr:

Félicitations aux Hommes de Troupes, Sous Officiers et Officiers, qui ont fait honneur à l’Armée Française. C’est la première fois depuis des décennies que je vois ces hommes alignés impeccablement et marchant au pas cadencé de manière irréprochable. Malgré les intempéries, ils ont gardé le torse bombé et toutes leurs dignités. Un net progrès par rapport aux années précédentes.

Qui oserait encore parler du déclin de la France, quand, après seulement trois ans de sarkozisme, nos "Hommes de Troupes" sont désormais équipés de "dignités" plurielles capables de résister à une pluie d'orage ?

Cependant, pour être vraiment complet, ce commentaire aurait dû faire état du rôle joué par la première dame de France, qui, selon purepeople.com, "n'a pas été effrayée par l'orage, et est allée à la rencontre des militaires et de leurs proches, les bras nus et le teint éclatant". Les amateurs pourront découvrir à la même adresse "quelques images de cette matinée, durant laquelle Carlita fut le rayon de soleil qui manquait au ciel !"

Pas moins...

Salutation au soleil (Sūrya namaskāra), façon Neuilly.

Je ne sais pas qui a eu la brillante idée de faire ouvrir le défilé par les forces armées des pays de l'Afrique subsaharienne ayant eu à subir la domination coloniale française. Mais on est en droit de trouver très curieuse cette manière de commémorer le cinquantième anniversaire des indépendances.

C'est un peu comme si on demandait aux peuples autrefois placés sous notre tutelle civilisatrice de venir nous montrer qu'ils ont (enfin) compris qu'entrer dans l'histoire ce n'est pas seulement porter "le jaune devant et le marron derrière", mais aussi porter haut des armes en marchant au pas et en bombant le torse.

On peut envisager autrement une marche des dignités africaines...

Certes, il faut tenir compte des subtiles dénégations de monsieur Hervé Morin, ministre de la Défense, qui a déclaré:

"Ce n'est pas l'indépendance des pays africains que nous fêtons à travers la présence des forces africaines, c'est la rénovation en profondeur de nos relations entre ces pays, anciennes colonies françaises, et la France."

Cette idée est reprise, avec une délicieuse candeur, par monsieur Yves Thréard, dans son blogue figaresque:

Entre l'ancienne mère-patrie et ses ex colonies d'Afrique subsaharienne, il est urgent d'ouvrir une nouvelle page.

Bel exemple de retour du refoulé chez un penseur décomplexé...

On salue le retour des enfants émancipés de "l'ancienne mère-patrie".

Tout ceci n'étant probablement pas assez ambigu, on a jugé bon, pour "ouvrir une nouvelle page", d'honorer les armées invitées comme héritières des bataillons de "tirailleurs" africains. Cette "Force noire", pour reprendre l'expression de monsieur Jacques Toubon, a fourni à l'armée française une quantité appréciable de chair à canon. On l'a souvent utilisée en première ligne, et employée aux pires opérations de "nettoyage"...

On peut applaudir bien fort la récente décision prise par les dirigeants de "l'ancienne mère-patrie" et annoncée mardi par le chef de l'État : un projet de loi va être déposé devant le Parlement "dès la rentrée prochaine" pour que les anciens combattants africains puissent "bénéficier désormais des mêmes prestations de retraite que leurs frères d'armes français".

Tout en notant que la marâtre, sans doute un peu sourde, s'est fait tirer l'oreille:

[Cet engagement] fait suite à la décision du Conseil constitutionnel du 28 mai dernier: ce dernier a censuré trois articles de loi déjà en vigueur qui établissaient la différence de pensions entre les anciens combattants français et ceux issus d'anciens pays ou territoires administrés par la France, estimant qu'ils étaient "contraires au principe d'égalité".

(Rassurons tout de suite monsieur Combien-ça-coûte, et madame, née Qui-c'est-qui-paye, il n'en reste plus beaucoup, et à "la rentrée prochaine", il y en aura encore moins...)

Encore un peu de patience, mon brave.

Il me semble juste de reprendre la question minimaliste de Francis Kpatindé, ancien rédacteur en chef (démissionnaire) de Jeune Afrique, relayée par liberation.fr:

"De qui se moque-t-on ?"

mardi 13 juillet 2010

Un sénateur-maire sans états d'âme

"Une maison destinée à la démolition a été squattée (...). La justice a rendu un avis d'expulsion et donc ils seront expulsés dès que possible. Moi, je n'ai pas d'états d'âme : quand on squatte une maison, la sanction doit tomber."

C'est sur cette base axiomatique, par lui énoncée devant la presse le 28 juin 2010, que monsieur François Rebsamen, sénateur-maire de Dijon, a fait procéder, le 8 juillet, à l'expulsion des occupants de la "Villa" des Lentillères, et à la démolition de ladite "Villa". Il a ainsi montré à ses administrés qu'il avait l'âme suffisamment bien trempée pour faire partie de cette élite qui ne change pas d'avis.

Détruire, dit-il.

Cette "maison destinée à la destruction", et maintenant détruite, avait été récemment achetée par la ville de Dijon pour la somme rondelette de 500 000 euros. Et, afin d'empêcher son occupation par des squatters, la mairie avait, au départ des anciens propriétaires en janvier 2010, envoyé une équipe d'ouvriers pour en détruire minutieusement la toiture, tuile par tuile.

On peut juger que le procédé employé, qui consiste, sous prétexte de le mettre à l'abri d'une réutilisation illégale, à laisser les intempéries dégrader un bien que l'on vient d'acquérir, est d'une remarquable stupidité. Et quand on a la chance (car c'en est une) d'avoir, en toute conscience, des "états d'âme", on peut trouver que donner l'ordre de détruire un toit au nez de ceux qui n'en ont pas est proprement, et même salement, inqualifiable.

En février, un groupe de personnes à la rue a décidé de refaire la toiture endommagée, de réhabiliter l'habitation et de s'y installer pour y vivre.

Dès la fin du mois de février, la mairie de Dijon a poursuivi les occupant(e)s de la "Villa" en justice et demandé leur expulsion en urgence. Les représentants de la ville auraient alors déclaré que le bâti avait été incendié et était resté sans toiture depuis plus d’un an. Le jugement prononcé a accordé un délai de deux mois aux occupant(e)s avant d'avoir à quitter les lieux.

Un placard symbolique devant une pelleteuse.

Le quartier où s'élevait la "Villa" semble promis à un bel avenir dans les projets d'aménagements immobiliers de la ville de Dijon. Pour respecter la terminologie en vogue, il faudrait peut-être parler de la création, à terme (mais on ne sait pas lequel), d'un "eco-quartier", dans le cadre d'un projet éco-urbanistique à orientation éco-durable, ou ce genre d'éco-choses...

On connait, en périphérie de la plupart des villes de France, les conséquences de telles intentions: une partie des terrains est laissée à l'abandon par leurs propriétaires, en attendant que les prix montent, et une autre partie, déjà rachetée par la mairie, est "gelée" en attendant que le projet prenne forme.

Voir le texte de l'appel à manifester sur brassicanigra.org.

Le 28 mars dernier, "des citadins bêches à la main, des jardiniers en herbe ou des maraîchers en lutte ont libéré des terres potagères laissées en friche depuis des années, rue Philippe Guignard", non loin de la "Villa", et installé sur ces parcelles "un potager collectif large et ouvert à toutes celles et ceux qui souhaitent partager un bout de potager, apprendre, se réapproprier une partie de leur alimentation et apporter d’autres éclats de vies dans la ville et dans le quartier".

Le Potager Collectif des Lentillères (Pot'Col'Le) était né.



Cette vidéo a été diffusée par dijOnscOpe le 14 avril.

La "Villa", située dans la même rue, est devenue rapidement un lieu essentiel pour les activités du potager, en offrant assez d'espace pour y faire venir des plants, ranger les outils et tenir des réunions.

Le samedi 22 mai, le Pot'Col'Le pouvait organiser sa première fête de soutien.


Monsieur le sénateur-maire ne semble pas avoir grande estime pour le travail fourni par les jardiniers du potager des Lentillères. Le soir même où faisait part à la presse de sa résolution en forme de tête de pioche au sujet de l'occupation de la "Villa", il déclarait avec un évident mépris:

"Tout est pollué dans le coin mais enfin bon, ils mangent les légumes qu'ils veulent manger."

(Je suppose que cette information sera sous peu confirmée par un compte-rendu détaillé des analyses des sols effectuées par un laboratoire indépendant - comme il se doit.)

Dans le communiqué publié au soir du 8 juillet par le Pot'Col'Le et la Villa en exil, on peut lire:

Nous appelons aujourd’hui à renforcer la mobilisation autour du potager et engager diverses actions de protestation en réaction à cette expulsion. Nous allons pour notre part poursuivre la culture des terres autour de la "Villa".

Nous continuerons à refuser que des maisons restent vides à Dijon et que le quartier des Lentillères soit complètement bétonné. Nous lutterons pour que des terres y demeurent utilisées pour jardiner et se retrouver, loin des logiques urbanistiques et mercantiles mortifères. Nous n’oublierons pas !

Le jardin doit maintenant être en pleine production.

La mairie sera peut-être tentée de récolter au bulldozer...

On y songe ?
(François Rebsamen en méditation sans états d'âme,
photographie François Bouchon / Le Figaro.)


J'avoue que l'acharnement de monsieur François Rebsamen à réduire la "Villa" à un tas de décombres m'aurait moins étonné si je l'avais su membre de cette faction politicarde qui croit pouvoir régenter nos vies. Et je dois aussi avouer qu'ayant conservé une certaine fraîcheur d'âme, je suis un peu choqué de le savoir membre du Parti Socialiste.

Ça me passera, direz-vous, comme ça lui passera peut-être à lui aussi, un jour ou l'autre.

Ancien numéro deux du parti, derrière monsieur François Hollande, il a éminemment contribué à la théorie du socialisme en publiant, en 2007, un livre d’entretiens avec le journaliste Philippe Alexandre, intitulé sobrement De François à Ségolène, aux Editions Fayard.

On pourra trouver sur son site, "quelques élément biographiques", rédigés sans fausse modestie.

Et sans vraie non plus d'ailleurs.

On sourira peut-être de lire:

Il a été élu sénateur de Côte d'Or, le 21 septembre 2008, au cours d'une élection historique (...).

Et on se réjouira de voir que monsieur le sénateur est entré dans l'histoire...

Mais on pourra plus sérieusement s'interroger sur cette phrase:

Élu maire de Dijon en 2001, il met depuis, ses compétences et ses relations au service de la ville.

Car il me semble qu'on peut entendre dans cet alignement des "compétences" et des "relations" une étrange conception de la démocratie...

La démocratie des grosses légumes, comme on dit dans ma campagne.

dimanche 11 juillet 2010

Une petite chanson

D'une rare prudence, j'ai passé ce ouiquende post-caniculaire à l'ombre des vastes frondaisons du vaste parc de la ma vaste propriété normande, à lire ce qui est accessible en français des écrits d'Alejandra Pizarnik*.

Cela indique assez les limites de ma vaste prudence.

A s'exposer au rayonnement de ce soleil noir, on risque de rester sans voix.

Alejandra Pizarnik (1936-1972)

Pour Janis Joplin

(fragment)

à chanter doux et à mourir après.
non:
à aboyer.

de même que dort la gitane de Rousseau.
de même tu chantes, plus les leçons de terreur.

il faut pleurer jusqu'à se briser
pour créer ou dire une petite chanson,
tant crier pour couvrir les cavités de l'absence,
toi tu fis cela, moi cela.
je me demande si cela n'aggrava pas l'erreur.

tu as bien fait de mourir.
c'est pourquoi je te parle,
c'est pourquoi je me confie à une enfant monstre.

1972

(traduction de Silvia Baron Supervielle)





A Janis Joplin (fragmento)


a cantar dulce y a morirse luego.

no:
a ladrar.

Así como duerme la gitana de Rousseau,
así cantás, más las lecciones de terror.

hay que llorar hasta romperse
para crear o decir una pequeña canción,

gritar tanto para cubrir los agujeros de la ausencia
eso hiciste vos, eso yo.

Me pregunto si eso no aumentó el error.


hiciste bien en morir,

por eso te hablo,

por eso me confío a una niña monstruo.





* Assavoir:

Œuvre poétique, dans la traduction de Silvia Baron Supervielle et Claude Couffion, chez Actes Sud, 2005.

Journaux, 1959-1971, dans la traduction d'Anne Picard, chez José Corti, 2010.

vendredi 9 juillet 2010

De grands efforts, avec pelleteuses et bulldozers

On transpire beaucoup mieux quand on se sent chez soi.

Monsieur Pas-de-ça-chez-moi, et madame, née Manquerait-plus-que-ça, vont maintenant beaucoup mieux supporter la canicule qui s'annonce: le Hanul, le plus ancien campement Rrom d'Ile-de-France, installé depuis une dizaine d'années à Saint-Denis, a été évacué et rasé au petit matin du 6 juillet.

Afin de pouvoir travailler au frais, les CRS ont débarqué sur le coup de 6h, et, nous apprend l'AFP, "l'expulsion était achevée environ une heure après". Les pelleteuses étaient prêtes, elles ont pu passer immédiatement à l'action, et les responsables doivent maintenant se féliciter du succès de l'opération: il ne restait personne sur les lieux.

Les derniers résistants ont été évacués à la main.
(Photo empruntée à La Voix des Rroms.)

Outre les justifications données par la préfecture, on trouve aussi dans la presse (Libération, Le Parisien, par exemple) un certain nombre de récits et témoignages qui montrent que tout s'est déroulé avec la violence habituelle et un certain mépris, habituel lui aussi, de l'humanité la plus élémentaire.

Ainsi on peut lire dans La Croix, sous la signature d'Ève Chalmandrier:

Vers minuit, une voiture banalisée a traversé le camp. Dans la foulée, un camion remorquant une pelleteuse s’est garé devant le terrain. « Alors les habitants ont barricadé les deux entrées avec des chariots, des frigos, des caravanes retournées, tout ce qu’ils trouvaient. Juste pour marquer le coup, car ils savaient qu’ils ne résisteraient pas », reprend-elle.

Les Roms se sont assis au milieu du camp, se tenant par le bras, entourés de membres des associations. Près de 75 policiers les ont attrapés un par un, pour les emmener à la sortie du camp. « Ils nous ont agressés, bousculés pour nous faire dégager », raconte Ramona Goman, qui fait partie des expulsés.


Une violence verbale, aussi, s’il faut en croire Hugo Sanchez, qui venait régulièrement faire des spectacles au Hanul. « Les policiers étaient odieux et méprisants. Ils leur disaient : “Vous ne parlez même pas français, qu’est-ce que vous venez faire ici ?”, et ils nettoyaient leurs tenues après avoir touché les Roms, comme s’ils étaient souillés. » Les policiers estiment, eux, que l’opération s’est « plutôt bien passée ».


Affirmatif !

"Plutôt bien" : Ils avaient un toit, ils n'en ont plus.
(Photo AFP/Caroline Taix)

On ignore si les autorités municipales de Saint-Denis ont fait quoi que ce soit pour signaler au préfet, en lui demandant de la respecter, la convention qui avait été signée, en 2003, par monsieur Patrick Braouezec, alors maire de la ville, avec les résidents du Hanul. Cette signature, qui avait été célébrée en grande pompe, n'a jamais été dénoncée depuis.

Ce que l'on sait, en revanche, c'est que les expulsés ont dû attendre devant les grilles fermées de la mairie avant qu'une délégation soit reçue par deux adjoints.

Renata et Denisa, deux fillettes nées au Hanul et enregistrées à l’état civil de St-Denis, faisaient partie de la délégation.

L'article de La Voix des Rroms poursuit:

Après un exposé d’environ 20 minutes où Mme. Haye, adjointe au maire, a mis en valeur l’engagement politique de la ville en faveur des Rroms, Denisa a pu poser la première question : « où allons-nous dormir ce soir ? ». En guise de réponse, la petite fille de 9 ans a pu apprécier un second exposé sur le même thème, cette fois-ci par M. Proult, lui-aussi adjoint au maire.

Renata et Denisa auront pu bénéficier d'une leçon précoce de langue de bois citoyenne:

Les deux élus ont maintenu tout au long de l’entretien que la ville n’avait pas de locaux pour un hébergement d’urgence, mais qu’elle faisait beaucoup d’efforts pour les Rroms, notamment avec un « village d’insertion » et avec un discours en faveur de l’ouverture du marché de l’emploi aux Roumains.

Mais rien de bien concret n'est sorti de cette entrevue:

En ce qui concerne l’urgence pour ces familles, la seule proposition de la ville était de se joindre à une demande d’entretien avec la préfecture de la région. Or, comme les solutions éventuellement envisagées dans ce cadre correspondent à quelques nuitées d’hôtel, la proposition n’a pas été jugée sérieuse par les expulsés (...).

Tant de choses sont déjà faites pour les Rroms...
(Photo AFP/Caroline Taix)

Nombreuses sont les municipalités qui affirment faire "beaucoup d'efforts pour les Rroms", sans vraiment persuader les intéressés qu'elles font ce qu'il serait raisonnable de faire...

Ce discours revient avec insistance à chaque expulsion.

A ce propos, et notamment sur ces fameux "villages d'insertion", il faut relire le point de vue que Pierre Chopinaud a donné en janvier 2010 dans Le Monde, sous le titre Le purgatoire français des Roms d'Europe.

(Ce point de vue est repris sur le blogue de la Tribune de Genève, Bienvenue chez les Rroms, accompagné de magnifiques photographies en noir et blanc, dues à Fab William Alexander.)

C'est un texte à l'écriture tendue qui mérite une lecture complète, car il reste profondément d'actualité.

Madame Dominique Voynet, sénatrice-maire de Montreuil, se sentant visée, a cru devoir y répondre par un autre point de vue, publié par le même quotidien.

C'est une lecture instructive, mais assez affligeante, qui garde l'actualité des sempiternels discours responsables répétés à l'envi.


PS: A lire également, sur l'expulsion du Hanul, le billet de Gilles Devers, avocat, sur son blogue Actualité du droit.