samedi 31 décembre 2011

La poésie qui verticale

Pour appréhender l'espace qu'il habite plus ou moins poétiquement, l'être humain use couramment de six directions privilégiées que le savant géomètre a regroupées deux par deux pour concevoir son espace à trois dimensions : par devant/par derrière, à gauche/à droite, au dessus/en dessous...

Mais, alors que les deux premiers axes révèlent immédiatement un caractère subjectif et arbitraire dont il sera possible de jouer indéfiniment, il est plus difficile de se débarrasser, même au prix d'acrobaties vous mettant cul par dessus tête, de l'objectivité du troisième, celui de la verticalité.

C'est que la "ligne verticale", comme on dit dans les dictionnaires, admet aussi, en un lieu donné, une définition extrinsèque, indépendante de la subjectivité de l'observateur :

Ligne verticale, celle que suivent les corps qui tombent et qui est indiquée par le fil à plomb ; ligne rationnelle que suit la résultante des forces de pesanteur d'un corps, et partant du centre de gravité.

Dit le Littré.

Cette définition sert de point de départ, et de guide, à Roger Munier* dans la préface de l'anthologie de l’œuvre de Roberto Juarroz qu'il a donnée aux éditions Fayard en 1980, complétée en 1989, et que l'on trouve désormais dans la collection Points-Seuil.

Cet avant-propos est un éclairant commentaire de l'unique titre, énigmatique et superbe, adopté par le poète argentin Roberto Juarroz pour regrouper ses poèmes :

Poésie verticale.


Les remarques de Roger Munier dans cette préface sont en grande partie confirmées par ce que dira lui-même Juarroz, plus tard, dans un entretien avec Jacques Munier publié dans Les Lettres Françaises en avril 1993 :

Très tôt dans ma vie, j’ai eu le sentiment qu’il y avait en l’homme une tendance inévitable vers la chute. L’homme doit tomber. Et l’on doit accepter cette idée presque insupportable, l’idée de l’échec, dans un monde voué au culte du succès. Mais, symétriquement de la chute, il y a dans l’homme un élan vers le haut. La pensée, le langage, l’amour, toute création participent de cet élan. Il y a donc un double mouvement de chute et d’élévation dans l’homme, une sorte de loi de la gravité paradoxale. Entre (les) deux mouvements, il y a une dimension verticale.

La poésie qui m’intéresse possède l’audace et nudité suffisante pour atteindre ce lieu où se produit le double mouvement vertical de chute et d’élévation. Parfois on oublie l’une des deux dimensions. Mes poèmes tendent de rendre compte de cette contradiction vitale. Et puis, il y a des moments privilégiés, exceptionnels, où l’on éprouve une variation du rythme du temps, un peu comme si le temps était, à un moment donné, coupé. Il y a là aussi un aspect de verticalité.

C’est pourquoi Gaston Bachelard a écrit que le temps de la poésie est un temps vertical. Il faisait allusion à ces moments où le temps s’attarde ou prend un autre rythme, et perd l’aspect linéaire de la durée, pour " retrouver l’éternité ", comme disait Rimbaud, dans un instant vertical. Pour dire ou montrer quelque chose de tout ça, il faut un langage dépouillé, un peu ascétique. Et c’est un travail interminable. La poésie verticale est un travail interminable.

On entend bien que, pour Roberto Juarroz, la verticalité est une notion poétique riche et subtile qui n'a pas grand chose à voir avec cette "verticalité ascendante", par laquelle le simpliste Salvador Dali définissait "l’âme espagnole", confondant probablement la verticalité avec cet "état d'érection intellectuelle permanente" dont il prétendait jouir (ou souffrir ?)...

Commenter la poésie verticale de Juarroz serait également un travail interminable, mais un travail qui oublierait qu'il s'agit avant tout de poésie, et d'une poésie très limpide qui, comme toute poésie, "dit ce qu'elle dit en le disant".

Alors, quelques traces d'une lecture jamais terminée...

I, 12 :

Entre ton nom et le mien
il est une lèvre qui a perdu l'habitude de nommer.


Entre la solitude et la compagnie
il est un geste qui ne commence en personne et se termine en tous.

Entre la vie et la mort
il est des plantes piétinés

là où jamais nul n'a marché.


Entre la voix qui fut et celle qui viendra
il est une forme tue de la voix
où tout se tient debout.


Entre la table et le vide
il est une ligne qui est la table et le vide
où peut à peine cheminer le poème.


Entre la pensée et le sang
il est un bref éclair

où sur un point se soutient l'amour.


Sur ces bords
nul ne peut être longtemps,

mais dieu non plus, qui est un autre bord,

ne peut être dieu longtemps.


VI, 7 :

Comment aimer l'imparfait
si l'on écoute au travers des choses

comme le parfait nous appelle ?


Comment parvenir à suivre

dans la chute ou l'échec des choses

la trace de ce qui ne tombe ni n'échoue ?

Peut-être nous faudrait-il apprendre que l'imparfait
est une autre forme de la perfection :

la forme que la perfection assume

pour pouvoir être aimée.


VI, 72 :

Jusqu'où pourra monter
le liseron qui prend appui sur l'air ?


Il est aussi des limites en haut.

Et l'air aussi
prend appui sur le liseron.


XIII, 5 :

Si nous pouvions dessiner les pensées
comme une branche se dessine sur le ciel,

peut-être que quelque chose viendrait se poser sur elles

comme un oiseau sur la branche.


Nous traînons une erreur de substance :
il nous faut une matière plus concrète

dans le réseau palpable qui nous enveloppe.

Et pour supporter notre carence

nous dessinons ces images errantes

comme des branches sur fond de ciel.


XIII, 73 :

Nous disons ce que nous disons
pour que la mort n'ait pas
le dernier mot.

Mais la mort aura-t-elle
le dernier silence ?


Il faut dire aussi le silence.




* Roger Munier (1923-2010) est surtout connu comme l'un des premiers traducteurs français de l’œuvre de Martin Heidegger qu'il avait rencontré en août 1949 à la Hütte de Todtnauberg. La traduction de la Lettre sur l'humanisme, commencée l'année suivante, devait paraître en 1953 dans les Cahiers du Sud. En 1955, il a été le principal artisan de cette étonnante rencontre entre Martin Heidegger et René Char que Jean Beaufret, autre heideggerien fervent, nommera "l’entretien sous le marronnier".

Et, bien sûr, il a été, après le poète belge Fernand Verhesen (1913-2009), un des grands passeurs de la poésie de Roberto Juarroz.

* * *
* *

PS : Comme toutes les autres, l'année qui vient ira de droite et de gauche, nous irons de l'avant, ferons marche arrière, et surtout connaîtrons des hauts et des bas. Je nous souhaite simplement de garder la conscience de notre verticalité...

mardi 27 décembre 2011

Tuerie à la ferme

Il y a dix-quinze ans, quelques syndicats d'initiative et/ou offices du tourisme bien intentionnés de communes dites rurbaines avaient inventé de raviver la vie locale de ces villages-dortoirs par la célébration festive de la Saint-Cochon. On entendait alors, sans arrière-pensée et sans idée de derrière l'identité, remettre au goût du jour, et pour le plus vaste public, l'antique tradition campagnarde de la tuerie du cochon. On y voyait, outre un moyen d'attirer l'attention et le chaland, un élément constitutif du prétendu "lien social" à consolider. C'était oublier que, dans les affreux petits villages bien réels, en fait de "lien social", on ne connaissait guère que la corde avec laquelle on rêvait de voir le voisin pendu.

Tuer le cochon était surtout, dans la campagne de mon enfance, une grosse journée de travail. Elle avait encore sa nécessité : assurer à la ferme une bonne réserve bidocharde en prévision des mois d'hiver et des gros travaux qui allaient les suivre - moissons et battages, autres événements marquants de l'année sur lesquels s'exerce la fertile imagination festive des rurbains de nos actuels villages.

Témoignent de cette naïve idéalisation folkloriste ces quelques mots extraits de la notice ouiquipédiesque consacrée à Saint Cochon :

(...) la tuerie du cochon était l'occasion de réjouissances entre voisins car ils partageaient le cochon et ce faisant buvaient moult libations . Les enfants ont toujours contribué aux travaux de la ferme mais le jour ou l'on tuait le cochon ils étaient libres de faire ce qu'ils voulaient.

Saint Antoine et son cochon, à moins que ce ne soit l'inverse.
(Caricature par Bertall, in L'Illustration du 2 mai 1874,
prélevée sur le site Flaubert de l'Université de Rouen.)

Il est bien possible que je sois né trop tard, mais je sais que le jour du cochon, comme tous les autres jours - ou presque -, j'allais à l'école. Et tou(te)s mes camarades faisaient de même lorsque venait leur tour. Le hussard noir de la République qui nous ouvrait le portail de la mairie-école au petit matin avant de nous ouvrir les portes du savoir n'aurait certainement pas toléré des absences pour raison de tuerie porcine dans les fermes.

Au réveil, une entêtante odeur d'oignons hachés, mis à fondre doucement dans de grands faitouts, envahissait déjà toute la maison. Le tueur, dépeceur et charcuteur, était arrivé très tôt. Il s'était installé, avec son attirail de couteaux et hachoirs, dans un bâtiment un peu éloigné, où donnait la gueule du four à pain inutilisé depuis la fin de la guerre. On y avait dressé de grandes tables où il pouvait œuvrer à son aise, au milieu des seaux, cuvettes, bassines, casseroles et chaudrons. Après avoir écouté les recommandations de "la patronne", c'est lui qui opérait, avec ses recettes, et il lui arrivait de n'en faire qu'à sa tête. En partant, il nous laissait une année pour râler et ronchonner à propos du grain du pâté, ou de l'excès de sel...

A la fin des années cinquante, les méthodes anciennes de conservation étaient en train de disparaître peu à peu. Séchage et salaison n'étant pas bien adaptées au climat normand, qui, comme on sait, manque de siccité, on avait beaucoup pratiqué le fumage et le saumurage. Mes plus vieilles papilles gardent un souvenir ému des dernières andouilles fumées authentiques qu'elles ont approchées, ainsi que des tranches de lard dessalé dont on masquait le gout ranci en fortifiant le bouquet garni... Mais le temps était venu des stérilisations en bocaux où la viande mettait des mois à se confire et s'assaisonner ; et n'était pas si loin le temps des congélateurs où a failli se perdre le goût de la conserve.

Bocal de brocante comme on n'en utilisait déjà plus.

A l'heure où je partais à l'école, j'avais déjà entendu les derniers cris du cochon.

Sans excessive émotion.

De retour pour le déjeuner, j'étais sûr de trouver dans mon assiette quelques menus morceaux bien tendres qu'on réservait pour les enfants. Le soir, au souper - car c'est en ville qu'on parlait de dîner -, je me régalais de la cervelle nageant dans le beurre fondu.

Il n'y a aucune trace, dans mes souvenirs de ces fins de journées, de cette fête carnavalesque où nos braves paysans "partageaient le cochon et ce faisant buvaient moult libations". Après le départ de l'expert en charcutage, il restait beaucoup à faire, et l'on pensait plus au récurage, nettoyage et rangement qu'à la rigolade. Dominaient la fatigue, plein les jambes et plein le dos, et, encore un peu lointaine, la satisfaction d'en avoir presque terminé.

Quelques paniers étaient préparés avec un assortiment de charcutaille fraîche, boudin noir, côtelettes, rôti ficelé et saucisses en crépinette, à destination des membres de la famille proche. C'était peut-être une réminiscence de l'époque où la parentèle venait donner un coup de main pour la tuerie. On s'arrangeait pour apporter à chacun son lot de victuailles - cela se passait souvent le dimanche -, et les heureux bénéficiaires du panier faisaient de même. Les "libations" allaient de la tasse de café arrosé au verre de blanc liquoreux, le tout avec gâteaux secs de qualités diverses.

Une des plus célèbres Saint Cochon,
à Besse-en-Chandess (vers le 20 janvier).
(Image pieuse.)

Certains individus, dont les méninges doivent avoir la consistance et l'épaisseur d'une couenne de porc, ont imaginé de faire de la cochonnaille l'un des symboles de leur identité menacée. Leur obstination à vouloir les colorer de bleu-blanc-rouge conduira peut-être à l'abandon de ces fêtes de la Saint Cochon. On ne verra plus la foule se presser en place publique pour assister, la mine réjouie ou l'air dégoûté, à la mise à mort spectaculaire d'une pauvre bête qui ne demandait qu'à être cuisinée et mangée proprement.

Cela risque de ne pas me manquer beaucoup...


PS : Ce blogue restera suspendu, par les pieds, sur son échelle jusqu'à la fin de semaine. Je m'en vais préparer un cochon avec des ami(e)s dans la ferme où ils viennent de s'installer.

samedi 24 décembre 2011

Dans ses petits souliers

Bien que les études bibliques aient fait, ces dernières années, des progrès tout à fait stupéfiants, on ne sait toujours pas bien quels ont été les cadeaux déposés au pied du sapin enguirlandé du petit Jéjé, au matin du premier Noël de l'ère que l'on dit chrétienne.

Peut-être y avait-il, simplement, un jouet éducatif en coffret :

Zrób to sam Do it yourself,
Eugeniusz Get Stankiewicz, 1976.

(Photo empruntée ici.)

On peut voir l'original de cette sculpture d'Eugeniusz Get Stankiewicz (1942-2011) au musée de Wrocław - l'ancienne Breslau prussienne. C'est une copie qui orne, à la hauteur des fenêtres du premier étage, la façade d'une maison de la ville, près de la basilique Sainte Élisabeth. Cette réplique a été plusieurs fois vandalisée, mais les autorités n'ont pas, semble-t-il, estimé qu'elle portait atteinte à l'ordre public, et elle a été maintenue en place.

Peu au fait des dernières tendances en ce domaine, je ne puis vous dire si le Zrób to sam de Get Stankiewicz est antichrétien, sacrilège, blasphématoire ou christianophobe - comme on dit maintenant. Ceux que son œuvre chagrinent pourront toujours aller faire une veillée de prière dans les environs, la maison semble assez facile à trouver.

C'est là, il n'y a pas à se tromper.
La neige n'est pas garantie, cependant.

On dit qu'Eugeniusz Get Stankiewicz eut l'idée de cette mise en boîte d'un crucifix à monter soi-même après la visite d'un atelier de fabrication d'objets de piété - car cela se manufacture. Il aurait alors songé à certains jeux éducatifs renommés, genre le célèbre "petit chimiste". Pourquoi pas ? En tout cas, la simplicité du dispositif montre bien que son œuvre n'a aucunement été influencée par des jouets plus élaborés comme ceux de la famille du non moins célèbre "Docteur Maboul".

Eugeniusz Get Stankiewicz
devant l'un de ses autoportraits.
(Photo : Mieczysław Michalak / Agencja Gazeta.)

Passé l'effet de surprise amusée ou scandalisée - c'est vous qui voyez -, on peut se demander si cette œuvre ne heurterait pas, d'une certaine manière, un "droit fondamental", assavoir le "droit au respect des croyances", dont monsieur Thierry Massis, avocat au barreau de Paris, disserte avec toute sa science juridique dans un point de vue accepté par le journal Le Monde. Car, la sculpture d'Eugeniusz Get Stankiewicz "ne met pas en scène un fait anodin de la foi chrétienne, mais l'un de ses événements fondateurs : La passion de Jésus-Christ, mort sur la Croix pour le salut du Monde".

(Je reprends ici la formulation, toute de révérentes majuscules composée, de Maître Thierry Massis à propos de Golgota Picnic de Rodrigo Garcia.)

Tout en se plaçant à une distance un peu plus agnostique, on admettra que l'un des éléments fondant la "foi chrétienne" est bien le mythe d'un dieu mis à mort par crucifixion et prenant sur lui tous les péchés du monde. On peut reconnaître à ce récit, composé sur quelques siècles, une certaine grandeur, et remarquer qu'il a su rencontrer, avec un certain succès, l'inextinguible "besoin de consolation" d'une partie de l'humanité, en le conjuguant artistement avec son indéracinable sentiment de culpabilité. Car le dieu supplicié qui s'est chargé de tous les péchés du monde s'est chargé de tous les péchés de chacun.

Dans ces conditions, comment un croyant sincère pourrait-il s'offusquer de ce Zrób to sam, Do it yourself ?

Il sait, s'il croit vraiment, que clouer son dieu en croix, il l'a déjà fait lui-même, et qu'il le refera...

En vérité, en vérité, je vous le dis, Zrób to sam respecte bien davantage les croyances des chrétiens que la plupart des bondieuseries que l'on vend sur les marches de leurs lieux de culte.

Amen et joyeux Noël quand même !

jeudi 22 décembre 2011

Ces interdictions que nous avons tant aimées

A l'heure des palmarès, quelques titres glanés dans nos médias...

Dans Libération, Le Nouvel Observateur et, régional de l'étape, Var-Matin, on peut lire :

Interdiction du voile, des prières de rue et du Bisphénol, mesures les plus applaudies en 2011

Dans 20 minutes, on a ajouté un peu d'eau tiède :

Les Français plébiscitent l'interdiction du voile, des prières de rue et du Bisphénol

Ces titres introduisent, dans ces journaux, le copicollage d'une dépêche de l'AFP qui prétendait rendre compte des résultats d'une "enquête de l'institut Médiascopie", ailleurs présentée comme un "sondage réalisé en ligne pour Le Monde et France Inter du 2 au 9 décembre auprès d'un échantillon représentatif de 800 personnes, selon la méthode des quotas".

Même une lecture rapide de la prose de l'AFP permet de constater que ces titres relèvent de la malhonnêteté intellectuelle la mieux caractérisée qui soit.

Si l'on tenait à faire un podium un peu moins truqué des "mesures", millésimées 2011, "les plus applaudies" des Français, selon cette "enquête", on aurait pu titrer comme l'a fait Terrafemina :

Taxe sur les hauts revenus, Smic et prime : le best of des Français en 2011

Malgré une erreur sur la troisième place, c'est un bel effort d'objectivité. Il est cependant gâté par l'utilisation de l'image, sans doute fournie par l'AFP, de deux "personnes portant le voile intégral march[ant] dans une rue", photographiées, pour l'agence, par Michel Gangne.


Copie d'écran de l'article de Terrafemina.

Si l'on veut vérifier la justesse du titre de Libé-Nouvel-Obs-Var-Matin, il faut s'arrêter sur ce paragraphe :

Sur une échelle de 1 à 10, les Français, appelés à se prononcer sur les événements de l'année 2011, accordent en moyenne la note de 7,7 à l'instauration d'une taxe sur les hauts revenus, 7,5 à la hausse du Smic, 7,1 à l'entrée en vigueur de la loi interdisant le port du voile intégral et à l'interdiction du Bisphénol A dans les contenants alimentaires, 6,7 à la prime aux salariés des entreprises ayant augmenté leurs dividendes, 6,4 à l'interdiction des prières dans les rues.

Les "mesures les plus applaudies en 2011" seraient donc, dans l'ordre :
  1. l'instauration d'une taxe sur les hauts revenus,
  2. la hausse du Smic,
  3. l'entrée en vigueur de la loi interdisant le port du voile intégral et l'interdiction du Bisphénol A dans les contenants alimentaires (ex æquo).
Il semblerait donc que le journalisme manque actuellement de petits cerveaux comme autrefois l'agriculture manquait de gros bras...

Un cerveau de coccinelle suffirait.

En mobilisant deux ou trois neurones supplémentaires et une connexion internet en état de fonctionnement, on peut aisément prendre connaissance des conclusions de l'enquête citée en référence par la dépêche de l'AFP. Les résultats sont disponibles sur le site de l'Institut Médiascopie qui l'a réalisée.

Répertoriée sous la dénomination très vague Les Mots de 2011, cette enquête semble avoir eu d'autres visées que l'obtention d'un palmarès de fin d'année des mesures que nous aurions, nous autres Français, les plus appréciées en 2011.

Un encart méthodologique nous éclaire sur les ambitions de l'Institut :

Quel bilan les Français font-ils de l’année 2011 à travers les mots et les événements qui l’ont marquée ? Quels pronostics et projections font-ils pour 2012 ? L’Institut Médiascopie – institut d’études et de conseil spécialisé dans le discours, la communication et les médias – propose une réponse dans l’enquête "Les mots de 2011", réalisée, en ligne, entre le 2 et le 9 décembre, en exclusivité pour Le Monde et France Inter. Pour cela, les grands événements ou "mots" de l’année écoulée ont été sélectionnés, puis soumis au jugement d’un échantillon représentatif de 800 Français sur deux échelles différentes. Une échelle d’appréciation, en forme de bilan : "plus vous avez aimé ce mot en 2011/moins vous avez aimé ce mot en 2011" ; une échelle d’anticipation de la présence de ces mots dans le futur : "plus vous pensez que ce mot sera présent en 2012/moins vous pensez que ce mot sera présent en 2012". Munis de leurs deux notes de 0 à 10, les mots ont été projetés dans le graphique et interprétés selon leur position.

Je n'ai actuellement plus de neurones disponibles, mais je crois que l'on pourrait s'interroger sur ce que recouvre cette étrange assimilation des "grands événements" à des "mots" entre guillemets. Cela ne me paraît, a priori, pas plus pertinent que l'introduction de ces deux échelles, "appréciation" et "anticipation", qui semblent n'avoir d'autre fin que de permettre l'élégante cartographie médiascopique.

Le rapport d'enquête, intitulé 2011 année des colères, s'ouvre sur un mot de synthèse signé par monsieur Denis Muzet, sociologue et président de l'Institut Médiascopie, qui semble penser, entre autres choses, que "le pays serait bien avisé de réaliser l'union sacrée".

Suivent les "cartes", au nombre de quatre, accompagnées de leur commentaire. Leurs titres, très beaux, très éloquents, ont peut-être été trouvés avant la réalisation du sondage :

Souffle de la révolte contre essoufflement de nos démocraties

Pulsion de mort contre pulsion de vie

Crise de l’économie contre aspiration à l’équité

Tentations populistes

C'est cette dernière qui a été détournée, dans le sens du populisme, semble-t-il, par nos quotidiens, avec l'aide de l'AFP :

C'est très joli, non ?

Il ne reste plus qu'à attendre que le très sérieux Institut Médiascopie lance un nouveau sondage, histoire de savoir si les Français ont aimé la défiguration de son travail...

Un viol, sinon rien (suite)

Un nouvel article de l'azuréen Nice-Matin, que je surveillais d'un œil noir depuis la fin de la semaine dernière, m'apprend que "les policiers acquittés pour le viol d'une prostituée seront rejugés".

(On trouvera, si on le souhaite, quelques éléments sur cette affaire peu médiatisée dans un discret billet de ce blogue.)

Ainsi donc :

Le parquet général d'Aix-en-Provence ayant fait appel du verdict, le dossier sera de nouveau évoqué. Sans doute devant les assises des Bouches-du-Rhône d'ici la fin 2012.

Et l'article rappelle :

En rendant jeudi le verdict au bout de deux heures de délibéré, le président de la cour, Thierry Fusina, a eu ce commentaire : "La plaignante n'avait pas menti mais elle avait une vision des choses qui lui appartenait (N.D.L.R. : en clair, elle n'a pas fait de fausse déclaration). Il y avait en outre un doute par rapport aux circonstances dans lesquelles les faits se sont déroulés".

De ce deuxième procès, en fonction de la hiérarchie des informations du moment - et/ou du calendrier militant des collectifs dénonçant les violences faites aux femmes -, on parlera.

Ou pas.

Mais je pense qu'un silence prolongé finirait par devenir embarrassant...

mercredi 21 décembre 2011

D'une lecture à une autre, passage

Il faudra, bien sûr, que je prenne le temps de parler plus longuement du dernier livre de Marie Cosnay (1), qui vient de paraître.

Il s'agit, pour le dire très rapidement, d'un ensemble de remarques personnelles sur ces expulsions qui sont devenues, dans la France où nous vivons, des opérations de routine. Il se trouve, et c'est là le premier intérêt de ce livre, que ces réflexions sont celles d'une femme nourrie d'une culture, classique mais pas seulement, dont elle n'est pas prête à se départir.

La lecture de Marie Cosnay rappelle bien des lectures et appelle bien des (re)lectures.

C'est ainsi que j'ai ouvert Œuvres I, de Walter Benjamin (2), pour y retrouver son court essai intitulé Critique de la violence.

Walter Benjamin en 1926.
Photographie de Germaine Krull.

J'y ai donc retrouvé le passage qui suit, où le ton de Benjamin se teinte d'une ardeur tranchant avec le style général du texte, qui est celui d'une minutieuse dissertation critique conduite pas à pas.

(...)

Dans une liaison encore plus contraire à la nature, dans un mélange presque hallucinant, ces deux espèces de violence [Benjamin parle ici de "la double violence, celle qui fonde et celle qui conserve le droit".] se trouvent présentes au cœur d'une autre institution de l'État moderne, la police. Celle-ci est, certes, une violence employée à des fins légales (avec droit de disposition), mais en mesure en même temps d'étendre elle-même très largement le domaine de ces fins (avec son droit d'ordonnance). Si peu de gens sentent le caractère ignoble d'une telle autorité, c'est parce que ses attributions suffisent rarement pour autoriser les plus grossiers empiétements, mais permettent de sévir d'autant plus aveuglément dans les domaines les plus vulnérables et contre les personnes intelligentes face auxquelles les lois ne protègent pas l'État. L'ignominie de la police tient à l'absence ici de toute séparation entre la violence qui fonde le droit et celle qui le conserve. S'il est requis de la première qu'elle s'affirme comme telle en triomphant, la limitation qui s'impose à la seconde est de ne pas s'assigner de nouvelles fins. La violence policière s'est affranchie de ces deux conditions. Elle est fondatrice de droit, car la fonction caractéristique de ce type de violence n'est pas de promulguer des lois, mais d'émettre toute sorte de décrets prétendant au statut de droit légitime ; et elle est conservatrice de droit parce qu'elle se met à la disposition des fins qu'on a dites. Il est faux d'affirmer que les fins de la police seraient toujours identiques à celles du reste du droit, ou simplement qu'elles auraient un lien avec elles. Au fond, le "droit" de la police indique plutôt le point où l’État, soit par impuissance, soit en vertu de la logique interne de tout ordre juridique, ne peut plus garantir par les moyens de cet ordre les fins empiriques qu'il désire obtenir à tout prix. Ainsi, "pour garantir la sécurité", la police intervient dans des cas innombrables où la situation juridique n'est pas claire, sans parler de ceux où, sans aucune référence à des fins légales, elle accompagne le citoyen, comme une brutale contrainte, au long d'une vie réglée par des ordonnances, ou simplement le surveille. À l'opposé du droit, qui dans la "décision", dont le lieu et le temps sont déterminés, reconnaît une catégorie métaphysique, par laquelle il émet prétention à critique, l'analyse de l'institution policière ne révèle rien qui touche à l'essence des choses. Sa violence est aussi amorphe que sa manifestation fantomatique, insaisissable et omniprésente dans la vie des États civilisés. Et encore que la police soit toujours égale à elle-même, on ne peut méconnaître en fin de compte que son esprit fait moins de ravages là où, dans la monarchie absolue, elle représente la violence du souverain, en laquelle s'unissent les pleins pouvoirs législatifs et exécutifs, que dans des démocraties où sa présence, que ne rehausse aucune relation de ce genre, témoigne de la forme de violence la plus dégénérée qui se puisse concevoir.

(...)



(1) Il s'agit de Comment on expulse : Responsabilités en miettes, aux Éditions du Croquant. On peut en lire un long extrait sur le site du réseau Terra.

Deux billets de L'Escalier - et un, et deux - ont déjà parlé d'un de ses précédents livres, Entre chagrin et néant : Audiences d'étrangers (2009), aujourd'hui réédité chez Cadex.

(2) Walter Benjamin, Œuvres I, folio essais, Éditions Gallimard, 2000. Critique de la violence, texte paru initialement en 1921, y est donné dans la traduction de Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz.

lundi 19 décembre 2011

Un viol, sinon rien

Selon toute apparence, les grands médias nationaux, pourtant aussi friands que les autres en matière de faits divers un peu glauques et de démêlées procédurières de haut vol, ont très largement anticipé la trêve des confiseurs et ont préféré se priver d'une goûteuse friandise un peu faisandée.

Seul, en effet, Nice-Matin, quotidien au rayonnement azuréen, semble avoir suivi, aux assises des Alpes-Maritimes, le procès où comparaissaient quatre gardiens de la paix. Trois d'entre eux étaient accusés de "viol par personne abusant de l'autorité conférée par ses fonctions" ; au quatrième on reprochait son "abstention volontaire d'empêcher un crime ou un délit contre l'intégrité d'une personne". Face à eux, la plaignante : une jeune femme de 27 ans, que la presse présentait, au moment des faits - fin février 2010 -, comme une prostituée exerçant son activité à Nice "sans autre but que de nourrir son enfant".

On a pu apprendre, au soir du 15 décembre, que les quatre accusés avaient été acquittés.

Le parquet pourrait faire appel, mais on ignore encore ce que le parquet en a à cirer...

Allégorie du triomphe de la justice,
de Jean-Baptiste Jouvenet (1644-1717).
Musée du Petit Palais, Paris.

Les faits se sont produits pendant la nuit du 23 au 24 février 2010. Comme dans toutes les affaires passant aux assises, il est probable qu'aucun récit absolument véridique n'en sera jamais fait. On peut, cependant, tenter de retrouver les contours qu'en traçait la presse avant le procès, en regroupant ce qui était clairement établi, ce qui avait été constaté et ce qui avait été avoué.

Vers deux heures du matin, une patrouille de quatre agents du service de sécurité de proximité de la ville de Nice, arrête son fourgon non-banalisé - il paraît que l'on dit "sérigraphié" - à la "hauteur d'une jeune femme qui racolait, un verre de boisson alcoolisée à la main" (article du 12 décembre 2011). On peut lire, dans un article du 2 mars 2010, que selon le procureur, monsieur Eric de Montgolfier, les policiers auraient voulu "la protéger d'un rôdeur qu'ils avaient repéré". Ils n'ont cependant pas averti le commandement de leur "intervention".

Toujours est-il que la jeune femme est montée dans le véhicule de police.

Trois des gardiens de la paix ont alors eu des relations sexuelles avec elle, et le quatrième, le plus jeune, a attendu, sans intervenir, à l'extérieur.

Après le départ des policiers, la jeune femme appelle le "17" afin de porter plainte.

Immédiatement un équipage de police secours vient entendre sa version des faits. Les présumés agresseurs sont identifiés. Leur ronde de nuit est écourtée. La version fournie par la jeune prostituée semble suffisamment crédible pour que l'on saisisse sur le champ les tenues des quatre fonctionnaires incriminés. (article du 2 mars 2010)

Le parquet de Nice fait aussitôt saisir le véhicule pour perquisition. L'Inspection générale de la police nationale est chargée de l'enquête et les quatre hommes sont suspendus de leurs fonctions. L'un d'eux sera même radié de la police. (article du 12 décembre 2011)

Malgré ma volonté initiale de m'en tenir aux seuls faits avérés, je ne puis résister au plaisir de citer cette opinion, qui conclut l'article du 2 mars 2010 :

S'il n'est pas question de "cautionner de tels dérapages", plusieurs fonctionnaires niçois pointaient hier du doigt la jeunesse de l'équipage incriminé. Le plus âgé des quatre policiers a 38 ans.

A croire qu'on a la maturité un peu tardive, dans la police niçoise...

Flouté, l'un des "jeunes" accusés, avec son avocat.
(Photo : Richard Ray, dans Nice-Matin.)

C'est sans doute pour soutenir le moral de cet "équipage" de jeunots que "de nombreux policiers en civil" étaient venus à l'ouverture du procès de leurs anciens collègues...

Le premier jour a été consacré à l'évocation des personnalités respectives des quatre accusés que l'article du 13 décembre décrit comme "quatre sportifs dont deux de stature athlétique, rigoureux dans leur tenue".

Le matin, ils "ont été présentés comme des fonctionnaires sans tache, exemplaires, jusqu'à cette nuit-là, des policiers qui rêvaient d'exercer leur métier". Les deux experts convoqués, un psychiatre et un psychologue, leur ont délivré un certificat de "normalité", dépourvu de traces de "pathologies et perversité".

L'après-midi, les "témoins de moralité" ont défilé à la barre pour portraiturer chacun en bon mari, bon père, bon beau-père, bon compagnon, bon frère, bon beau-frère...

C'est au cours de l'audience du mardi que le récit de la plaignante sera entendu :

Reprenant les faits chronologiquement, la jeune femme a expliqué sa première réaction face à des policiers qui lui reprochaient, selon elle, une consommation d'alcool sur la voie publique : "J'ai d'abord pris çà sur le ton de la plaisanterie, mais j'ai compris qu'ils allaient m'arrêter. (...) J'étais coincée dans un véhicule avec quatre policiers, puis on m'a emmenée dans un coin sombre. Que pouvais-je faire ? Ils m'ont dit c'est toi la professionnelle, tu sais ce qu'il faut faire. Alors j'ai fait une passe… J'ai obéi aux ordres, pour m'en sortir avec un moindre mal". (article du 14 décembre)

Cette jeune femme, que l'on nous dit "fluette", est en face d'un escadron d'avocats de la défense, dans leurs rôles, et d'un président de cour d'assises, dans le sien, qui bien souvent consiste à jouer tous les rôles en même temps. C'est d'ailleurs lui qui introduit la thématique attendue dans une affaire de viol :

"Par votre attitude auriez-vous laissé entendre que vous étiez consentante ?"

Demande-t-il.

Et l'un des avocats reprendra :

"Avez-vous eu un rôle exclusivement passif, avez-vous obéi à des instructions ou bien avez-vous pris des initiatives ?"

C'est le jeu : le moindre geste vaguement interprétable comme le début de l'amorce d'un consentement fera tomber l'accusation de viol...

Aussi s'interrogera-t-on bien davantage sur ces signes d’acquiescement que sur les contraintes éventuellement ressenties par la jeune femme.

La plaignante, avec l'une de ses avocates.
(L'image était non floutée dans Nice-Matin.)
(Photo : Richard Ray.)

Le lendemain, la parole est à ces messieurs, qui insisteront sur le caractère consenti de la baise en groupe qui a eu lieu dans le fourgon, et aussi sur la demande d'une contribution de 20 € qui a été faite aux trois actifs à l'issue d'icelle. Le compte-rendu (article du 15 décembre) laisse supposer qu'un délicat parfum de virilisme décomplexé a envahi le prétoire.

Le chef de patrouille - désigné par la plaignante comme ayant entrainé les autres :

"Je n'ai donné aucune consigne à mes collègues : je veux bien être le chef de patrouille mais pas celui des ébats ! Elle nous a chauffés, oui, on ne jouait pas aux cartes !"

"Aviez-vous l'intention de payer ses charmes ?", questionne le président. "Non, pas du tout, réplique le policier déjà révoqué. Pour les 20 € qu'elle a réclamés à la fin, on n'a pas pris les choses au sérieux."

Le chauffeur du fourgon :

"Elle était très avenante. Elle nous a dit qu'elle pouvait être très gentille et a été particulièrement active…"

Question clé du président : "Pourquoi ferait-elle ça ?" Réponse surréaliste du policier, qui fait sourire, d'un air entendu, l'avocat général Eric Camous : "Peut-être pour se mettre bien avec nous… Ça arrive avec des commerçants : ils ne veulent pas qu'on les paye. Que voulez-vous qu'on fasse ?"

Le doyen de la bande :

(...) pour lui, c'est bien la prostituée qui les a "allumés" : "Je pense qu'elle voulait récupérer un peu d'argent après sa soirée perdue. Mais on n'a pas relevé : elle nous a même donné des lingettes après, c'était irréel… "

Et le benjamin abstinent :

"Si j'avais perçu chez elle la moindre hésitation…"

Au fond, nos trois messieurs ne sont pas si mécontents d'eux-même, et Me Véronique Wilhem, avocate de la jeune femme, dans sa plaidoirie, évoque leur satisfaction :

"Ils sont tous persuadés que la victime a pris du plaisir…"

Il semble bien, en effet, que les trois principaux prévenus aient eu à cœur non seulement de prouver leur droit de prendre leur plaisir en insistant sur l'accord de leur partenaire, mais encore de rassurer sur leur virilité en affirmant qu'ils lui en avaient donné, du plaisir...

(Mais ils oublient un peu vite, je crois, que la simulation de la jouissance est un bon moyen, et largement utilisé dans la profession, pour hâter les choses lorsque le meussieu tarde à se décongestionner...)

Me Véronique Wilhem ajoute :

"Mais non, dans ce camion, elle n'était plus rien, elle n'était même plus bonne à être payée : quand elle demande les 20 €, tout le monde rit…" (article du 16 décembre)

Le triomphe de la justice,
de Jean-Baptiste Jouvenet (1644-1717).
Rennes, Musée des Beaux-Arts.

Que la plaignante ne soit plus rien, les avocats de la défense s'y emploieront avec le bel esprit que l'on déploie habituellement en cour d'assises...

Et malgré les réquisitions de l'avocat général - dix ans pour le chef de patrouille, huit ans pour les deux autres participants et un an pour le non-participant -, la cour et les jurés ont prononcé l'acquittement des prévenus.

Ce commentaire du président de la cour, monsieur Thierry Fusina, n'a pas été relevé dans Nice-Matin :

"Il y avait des zones d’ombre dans ce dossier. Nous n’avons pas considéré que la victime avait menti, ça n’est pas un blanc-seing." (Metro, 15 décembre)

Étrange déclaration, car on peut supposer qu'un magistrat de son rang pèse ses mots, et n'utilise pas celui de "victime" à tort et à travers.

Elle pourrait servir de point de départ à une interrogation sur ce qu'a eu à subir cette "victime" - qui, aux yeux de la cour, n'aurait pas menti -, si cela n'est pas un viol...

Mais pour cela, il aurait peut-être fallu s'intéresser à ce qui a été dit lors de ce procès...



PS : Notons tout de même une autre source d'intérêt : le discours qu'on y a entendu, pour autant que l'on puisse en juger d'après quelques articles de presse, semble avoir été largement à la "hauteur" du fameux "troussage de domestique" ricané par un célèbre ancien journaliste semi-gâteux.

dimanche 18 décembre 2011

Les derniers livres de Sergi Pàmies

Encore heureux que Le Dernier Livre de Sergi Pàmies, de Sergi Pàmies, n'ait pas été le dernier livre de Sergi Pàmies.

Cela m'aurait attristé.

Ce très beau titre, paru en français en 2007, m'a permis de tester pas mal de libraires honorables.

- Bonjour, je me demandais, comme ça, sans vouloir ni vous déranger ni vous commander, si, des fois, mais une seule me suffirait, vous n'auriez pas dans vos rayons, ou sur vos tables - qui sait ? -, Le Dernier Livre de Sergi Pàmies, de Sergi Pàmies ? S'il vous plaît et si ça n'est pas trop vous demander...

La réponse la plus fréquente était :

- De qui ?

Mais je suis assez content d'avoir obtenu, à ma dernière tentative, la réponse attendue :

- Et vous avez pas le titre ?

Je l'avais déjà acheté, évidemment, comme les précédents et les suivants, dans une librairie - la librairie Polis, à Rouen - où l'on sait que Barcelone est une des capitales littéraires qui comptent dans le monde et que cette capitale est bilingue puisqu'on y parle, écrit et publie aussi bien en langue castillane qu'en langue catalane.

De même pour le prêt de livres.

Cette langue catalane, que certains ont appelée "langue limousine" pendant quelques siècles, Sergi Pàmies l'a apprise et choisie vers l'âge de dix ans, lorsque ses parents, réfugiés politiques espagnols, ont quitté la France pour "rentrer", "sans attendre la mort du dictateur". C'est sa langue d'écriture, et il est maintenant l'un des rares représentants de la littérature catalane (*) régulièrement traduits de notre côté de Pyrénées.

(On le doit aux Éditions Jacqueline Chambon qui publient fidèlement ses livres, dans les traductions d'Edmond Raillard.)

Sergi Pàmies a déclaré qu'avec ce titre, Le Dernier Livre de Sergi Pàmies, il avait voulu jouer avec l'idée assez rebattue, en tous langages, de la mort de la littérature, et avec l'idée plus particulière du dépérissement de la langue catalane.

Il y a de cela dans la dernière nouvelle de ce recueil, intitulée Couverture, qui s'ouvre sur une épigraphe tirée de Màrius Sampere :

Qu'il est bon d'écrire dans une langue dont on dit qu'elle se meurt.

Le narrateur est un écrivain qui essaie, depuis deux ans, de terminer un roman. Il est, muni de ses résultats d'analyses et d'IRM, assis dans la salle d'attente d'un spécialiste qui tarde à le recevoir. Et c'est là, en lisant le journal dans ce décor affligeant, qu'il apprend que "le roman est mort".

C'est ce que déclare, dans les pages culturelles, la romancière que j'admire le plus. Elle dit: "Le roman est mort" et je n'en reviens pas. Le fait qu'avec une impassibilité de médecin légiste, un écrivain reconnu certifie la mort du roman me boule­verse à tel point que je pense tout laisser tomber, en particulier le roman que, depuis deux ans, j'essaie de terminer. Pour digérer cette information, je me rap­pelle que je regarde autour de moi et que je me demande ce que je fais là.

En sortant de chez le médecin taiseux qui, "pour conclure [une] interminable chorégraphie du suspense", a fini par dire que "tout est parfaitement normal", le narrateur téléphone à la baby-sitter, s'inquiétant de "la petite".

Qui "dort comme on dit que dorment les enfants".

Et après avoir raccroché, je me rends compte que j'ai besoin de ce lest de responsabilité, de cette ancre d'in­quiétude pour ne pas me laisser aller, pour ne pas me mettre à voler, comme si je ne voulais pas admettre que - malgré les nuages qui s'approchent, entre deux gratte-ciels - cela vaut la peine de rire, de chanter sous la douche, de tenir la porte à une femme qui rentre du supermarché encombrée de sacs, de nous sentir les doigts avant de et après avoir, de bavarder avec les chauffeurs de taxi, d'entrer dans un magasin et d'ache­ter des vêtements que nous ne pouvons pas payer, et d'écrire, même un roman qui est en train de mourir, même dans une langue moribonde.

Et c'est ainsi que Sergi Pàmies traite des grands problèmes de la critique littéraire...

Un écrivain de bonne trempe.

Tant qu'il y aura des Sergi Pàmies pour raconter des histoires dans cette "langue moribonde", on peut espérer qu'elle ne disparaîtra pas.

Alors réjouissons-nous d'avoir pu lire, en 2008, Si tu manges un citron sans faire de grimaces, et, en 2011, le tout dernier : La bicyclette statique.

Tous deux publiés chez Jacqueline Chambon, et tous deux traduits par Edmond Raillard, sont des recueils de nouvelles où notre auteur développe son talent incomparable de conteur déconcertant. Il y continue d'explorer avec beaucoup de malice, et une virtuosité très maîtrisée, les voies de la narration dont il connaît les sentiers battus et rebattus, et les impasses. Il s'en écarte en détournant les codes conventionnels de l'histoire courte qui deviennent, dans certaines nouvelles, comme des personnages de la fiction. Peut-être pourrait-on dire que le grand art de Pàmies est un art de la pirouette, à condition de n'y rien entendre de péjoratif.

A condition, donc, de concevoir cet art de savoir retomber sur ses pieds comme un art subtil et nécessaire de l'équilibre.

Le tout dernier, version originale.

Dans le tout dernier livre paru de Sergi Pàmies, cette "bicyclette statique" à pédaler dans la semoule, on trouve plusieurs textes plus ouvertement autobiographiques que dans les précédents.

L'enfant d'émigrés espagnols évoque ce qui se construit dans "un terrain vague de banlieue", "QG d'une bande d'enfants qui trouvent dans le quartier les racines que leurs parents ont oubliées dans leur pays (l'Algérie, le Maroc, l'Espagne, la Pologne, le Sénégal)". L'adulte qu'il est devenu examine ce que signifie "fermer l'appartement de ses parents", plongée "dans un espace à la fois étrange et familier" où l'on retrouve "le disque Les chansons favorites de Lénine"...

Et l'on y trouve ce récit de la vie d'avant sa vie :

Mes parents m'ont engendré une nuit de printemps, après être allés voir Le notti di Cabiria, de Federico Fellini. Situons l'action : Paris, 1959. Pour pouvoir passer quelques heures ensemble, ils ont laissé mon frère avec ma tante. Moi, je n'existe pas, même comme projet : mes parents sont exilés politiques, ils ont plus de quarante ans, ils croient que la lutte des classes est le moteur de l'Histoire, ils vivent dans un état de précarité permanent, ils n'ont pas prévu d'agran­dir la famille et ils n'ont pas de logement susceptible d'abriter leurs ébats amoureux (ils habitent chez des camarades). Pour une nuit, un couple ami leur prête une chambre décente. La trêve leur donne le temps d'aller au cinéma et de retourner dans la chambre en commentant le film qu'ils viennent de voir.

A la fin de ce texte - Quatre nuits -, l'auteur évoque sa visite, vrai faux reportage pour un magazine, aux studios de Cinecittà :

Nous sommes restés quelques minutes et je me suis rappelé que, de façon indirecte, Fellini était un peu mon père, que ces studios étaient sa maison et par conséquent aussi la mienne. Gagné par le carac­tère monumental et décadent de ce qui m'entourait, je levai mon verre de bière, bus à la santé, non pas du directeur suppléant, mais de Cinecittà, de mes pa­rents (à ce moment-là, je ne savais pas qu'aussi bien Fellini que mon père finiraient dans un fauteuil roulant, recevant dans une chambre d'hôpital des amis, des camarades et des parents qu'ils ne recon­naissaient pas, essayant de traduire avec des mots de plus en plus incohérents les dernières pensées d'une vie bien remplie). Et pour finir, à la santé de Cabiria, traînant dans les rues d'une Rome en noir et blanc, luttant pour qu'aucun escroc ne lui vole ses écono­mies et ses rêves.

Auparavant il s'était attardé sur la scène finale, et sur le sourire tout chiffonné de Giulietta Masina.



Comme un air de famille avec le sourire qui domine dans les livres de Sergi Pàmies.


(*) On a parfois envie de beugler comme une vache espagnole qui vient de se casser la patte en constatant qu'une grande artiste de l'écriture comme Mercè Rodoreda reste si peu connue, et si peu lue, parmi nous. Mirall trencat, roman qui date de 1974, vient tout juste d'être édité en français - Miroir brisé aux Editions Autrement, dans une traduction du poète Bernard Lesfargues, 2011.

vendredi 16 décembre 2011

Faux viol et vrais coupables

Avec application, et un dictionnaire en ligne, je tente de lire une langue que je ne parle pas et que je n’entends que comme la langue de l'opéra, ou comme celle d'un cinéma resté pour moi essentiellement en noir et blanc.

Una bambina. «Io lo amo» dice. E lui ? «Anche lui. Me l’ha detto»

Deux ou trois notes mélodramatiques ?

Non, plutôt le début d'un très mauvais film.

Ce serait pour protéger cet amour de l'inquisition parentale que la "bambina", une jeune fille de 16 ans, aurait menti, avec l'aide de son frère, en disant avoir été agressée et violentée par deux jeunes gens du camp Rom de la Continassa - dans la banlieue de Turin. Cette histoire, reprise et propagée par la rumeur et par les journaux, a servi de prétexte à une descente punitive sur le campement. Il a été détruit et incendié le 10 décembre par une foule que même la révélation du mensonge, faite par le frère, n'a pas su arrêter.

Le quotidien turinois où je déchiffre cela n'a pas été le dernier à relayer la fiction du viol. Il s'en était excusé dans son numéro du 11 décembre. On peut en trouver une traduction dans un billet du blogue Mediapart de Charles Heimberg :

Hier, dans le titre de l’article qui racontait le "viol" du quartier Le Vallette, nous avons écrit : "Il met en fuite les deux Roms qui violaient sa sœur". Un titre qui ne laissait place à aucune autre possibilité, ni sur les faits, ni surtout sur la provenance ethnique des "violeurs".

Nous n’aurions probablement jamais écrit : il met en fuite deux "Turinois", deux "ressortissants d’Asti", deux "Romains", deux "Finlandais". Mais avec les "Roms", nous sommes tombés dans le titre raciste. Raciste sans le vouloir, bien sûr, mais raciste quand même. Un titre pour lequel, aujourd’hui, la vérité étant connue, nous voulons demander pardon. À nos lecteurs, et surtout à nous-mêmes. (La Stampa, 11 décembre 2011)

Étrangement, La Stampa ne semble guère songer que cette demande de pardon de pure forme, nourrie de creuse rhétorique - "surtout à nous-mêmes" (!!!) -, aurait pu s'adresser d'abord à celles et ceux qui ont été les victimes de ce ratage journalistique...

Mais les lecteurs, en compensation peut-être, en auront pour leur argent en matière d’éclaircissements... Ils apprendront que cela avait été la "prima volta" pour la jeune fille, qu'elle avait saigné et sali ses vêtements, et qu'elle avait eu peur de la réaction de ses parents. En rentrant à la maison, elle avait rencontré son frère et mis au point avec lui son scénario accusateur...

Allusion est faite à l'inquiétude des parents - on peut appeler ça comme ça - concernant les fréquentations de leur fille, mais c'est dans un commentaire de Charles Heimberg que je lis ceci :

Dans sa chronique Buongiorno d'aujourd'hui dans La Stampa, Massimo Gramellini nous apprend que la jeune fille qui a inventé cette histoire de viol était soumise par ses parents à un contrôle mensuel de virginité.

Ce qui n'empêchera pas le père, en avouant avoir été dépassé par les événements, de déclarer :

Quale genitore non avrebbe creduto alla propria figlia? Nessuno di noi ha avuto il minimo dubbio.

Si la famille a laissé se propager la rumeur, c'est que des parents ne peuvent que croire ce que dit leur propre fille, sans avoir le moindre doute.

En toute confiance, n'est-ce pas.

Photo : La Stampa.

A quelques centaines de mètres de cette maison où l'on se cherche de pauvres excuses et où l'on pleure beaucoup en demandant pardon, un champ de ruines calcinées.

On trouve des détails sur l'enchaînement des événements dans un billet d'un autre blogue Mediapart, celui de chiara.v.

Après la divulgation de la fausse nouvelle du viol de la jeune fille, un tract a été distribué dans les boîtes aux lettres pour appeler à une marche de protestation qui a rassemblé 500 personnes. Ce tract, "qui pointait des Roms installés illégalement dans le voisinage, dans une ferme en ruines", les aura au moins alertés : la plupart d'entre eux avaient quitté les lieux, tout en laissant sur place leurs maigres biens, tentes, voitures, caravanes...

Le cortège défile, aux flambeaux, mais vers la fin de la manifestation, une centaine de jeunes cagoulés, armés de bâtons, de barres de fer et de pierres pénètrent dans le camp et entreprennent de le saccager et de le brûler. Quelqu'un crie "Attention, il y a peut-être des enfants !” Réponse : "Où est le problème ? On les crame eux aussi." La police, arrivée sur les lieux en nombre insuffisant, est impuissante. (...)

Apparemment, la centaine de jeunes appartiendrait majoritairement à deux clubs de supporters ultra de la Juve, appelés "Bravi Ragazzi" (les Bons Garçons, appellation qui leur va comme un gant) et "Drughi". Et la ferme était destinée à devenir le nouveau siège de la Juve.

Photo : La Stampa.

Selon chiara.v, qui a posté son billet au lendemain du raid, "deux personnes ont été arrêtées, mais pas des supporters"...

Et la jeune fille a été mise en examen.

Mais n'ont pas été inquiétés ceux qui, par des discours que nous connaissons bien également de ce côté-ci des Alpes, ont largement contribué à arrimer dans sa petite tête affolée que le violeur idéal, le violeur le plus crédible aux yeux de ses parents, était justement un Rom.

N'importe lequel - et s'il y en a deux, c'est encore mieux...

mercredi 14 décembre 2011

Métaphore cynégétique

Ancien élève de l'ENA (promotion Michel de Montaigne), décoré de la Légion d’honneur et de l’ordre national du Mérite, monsieur Jean-François Delage a récemment quitté le beau département des Pyrénées-Orientales, où il était resté deux ans, pour rejoindre les aimables jardins de Touraine. Il a été nommé préfet d'Indre-et-Loire le 26 octobre et a pris ses fonctions le 14 novembre 2011.

En peu de temps, il s'est taillé une solide réputation dans un domaine assez décrié de l'art de la vènerie, celui de la chasse aux étrangers.

En "situation irrégulière", cela va de soi...

(Pour les autres, la saison n'est pas ouverte, mais cela viendra.)

Ceci est bien un tableau de chasse.
(Huile sur toile, due à Eugène Pechaubes (1890-1967),
présentée ici dans un cadre en acajou.)

Il est difficile de savoir si le tableau de chasse des grands veneurs de préfectures est intégré à leur tableau d'avancement, mais on se dit parfois que ce n'est pas impossible, tant leur application est manifeste.

Au moment où monsieur Guéant, avec l'aide du "journaliste" Jean-Marc Leclerc, lançait ce qu'il est convenu d'appeler une "réflexion" sur le droit d'asile - en soulignant ses "dysfonctionnements" -, monsieur Delage s'avisait de "recadrer les choses" dans son département après avoir constaté que "79 places de Cada ou de CHRS sont occupées par des personnes qui, depuis leur entrée, ont été déboutées du droit d'asile, des gens qui ont usé tous les recours possibles."

Le préfet n'hésite pas à dire que ces 79 places "sont occupées indûment en période hivernale". Il parle "d'utilisation abusive des fonds publics de la part de ces personnes. Celles qui ont vocation ou droit à ces hébergements en sont ainsi privés. Ces 79 personnes ont reçu ou vont recevoir une proposition de l'Office français de l'immigration pour leur retour, avec prise en compte du voyage plus un petit pécule".

Il termine, dans le style note de service :

"Ensuite, j'attirerai leur attention sur le fait de se mettre en conformité avec la loi et, si elles le refusent, sur la possible utilisation d'autres voies du droit."

Raphaël Chambriard, journaliste à la Nouvelle République, traduit :

Autrement dit, le recours à la force publique : l'expulsion.

Soixante-dix-neuf, ce serait une belle fin de saison...

Ceci est aussi un tableau de chasse.

Ces grandes espérances ne doivent pas conduire à négliger le petit gibier.

Une information brève, donnée par le RESF 37, le 8 décembre, signalait qu'un lycéen de 19 ans, élève au Lycée Professionnel Albert Bayet de Tours, avait été arrêté le matin même alors qu'il se rendait à ses cours.

Cette technique de piégeage a semblé suffisamment scandaleuse à un certain nombre d'organisations pour qu'elles la dénoncent.

Dans ce concert de désapprobations, la Nouvelle République note une voix inattendue :

Au sein même de la police, des voix s'élèvent pour contester le bien-fondé des opérations menées récemment envers les migrants. Le syndicat Unité SGP Police-FO dénonce "la récente instruction du préfet, relayée par le directeur départemental de la sécurité publique, de procéder à une véritable chasse aux étrangers".

Dans un autre articulet - intitulé Y a-t-il une chasse aux étrangers ? - , le quotidien régional constate :

Les effectifs du commissariat de Tours ont mené, ces dernières semaines, plusieurs opérations de contrôle pour interpeller des familles déboutées du droit d'asile. Ces interpellations se sont produites aux abords d'une salle paroissiale où s'étaient réfugiés les sans-papiers, devant le Cada de Joué-lès-Tours et même près de plusieurs établissements scolaires. La semaine dernière, un jeune Arménien a ainsi été arrêté alors qu'il se rendait au lycée Albert-Bayet. (...)

Des renouvellements de titres de séjour refusés à des étudiants ou à des travailleurs immigrés, des demandeurs d'asile pour qui aucune solution d'hébergement n'est trouvée, des familles de sans-papiers placées en rétention, le ton semble s'être violemment durci envers les étrangers.

La réponse de la préfecture nous est également donnée.

Sans surprise :

Le secrétaire général de la préfecture, Christian Pouget, interrogé hier par la NR, confirme qu'il y a bien des instructions données par le préfet "pour faire appliquer la loi". "Il n'y a pas de chasse aux étrangers, précise-t-il. Nous ne faisons en effet qu'appliquer la loi, c'est-à-dire que nous faisons en sorte que les personnes en situation irrégulière soient arrêtées. Et les contrôles s'exercent partout sur la voie publique." Donc y compris aux abords des lieux d'hébergement ou des établissements scolaires.

(Que l'on me pardonne, mais je me demande, très perplexe, combien d'années de brillantes études il faut pour en arriver à tenir des propos si éclairés sur l'application de la loi...)

Après avoir coupé le fil de la métaphore cynégétique en faisant son rappel à l'application de la loi, monsieur Christian Pouget est amené à parler du cas des étudiants étrangers à qui l'on refuse, c'est très tendance, de renouveler les titres de séjour :

Pour ce qui est des étudiants, la préfecture estime qu'ils ont été "prévenus qu'ils pourraient perdre leur autorisation de séjour en cas de mauvais résultats". "Ce sont des étudiants qui doublent ou triplent, conclut Christian Pouget. Ce n'est pas de l'acharnement."

Il faut sans doute reconnaître là une fine allusion au cas de Baker Ibrahim al-Kardo, étudiant de nationalité syrienne, inscrit en L2 d'économie à l'Université de Tours, qui a reçu le 15 novembre une OQTF (Obligation de quitter le territoire français). Selon la loi, il devrait sous peu tomber dans la catégorie du gibier directement expulsable.

Vers la Syrie, ce pays dont on nous dit, depuis une éternité, qu'il est "au bord de la guerre civile" - avec désormais environ 5000 morts, justement, civils...

Il est pratiquement assuré qu'en cas de retour en Syrie, le jeune homme "serait immédiatement incorporé dans l'armée occupée à «mater» le soulèvement", et il ne se sent pas cette vocation-là.

Les proches de Baker Ibrahim al-Kardo vivent depuis dix ans au Maroc où il a passé un bac scientifique et appris le français. Arrivé en France en août 2009, il s'est inscrit à Tours pour poursuivre ses études. Sa première année universitaire a été "plutôt difficile", et il a été amené à la redoubler - ce qui, dans une spécialité où le taux d'échec en première année est de 40%, n'a rien de déshonorant. Il est aujourd'hui en deuxième année (L2), avec deux matières de L1 à rattraper.

A la préfecture, où l'on est expert en application de la loi mais un peu déficient en règles universitaires - il arrive qu'on les applique humainement -, on considère que Baker Ibrahim al-Kardo est triplant. Et on lui refuse, au nom de la loi, son titre de séjour.

L'étudiant a dû introduire, avec son avocate, Maître Rouillé-Mirza, "un recours gracieux devant la préfecture, le ministère de l'Intérieur et le tribunal administratif". Certain(e)s de ses enseignant(e)s le soutiennent, attestant de son "plus grand sérieux", ou assurant "qu'il obtiendra sa licence 2 avec une bonne moyenne à la fin de l'année".

Maurice Sartre, historien du monde antique, professeur émérite à l'université de Tours, qui vient de passer deux ans en Syrie, a écrit à Maître Rouillé-Mirza :

"Renvoyer Ibrahim al-Kardo, c'est l'exposer à de graves dangers : son incorporation dans l'armée est certaine. S'il fait défaut, sa famille sera victime ; s'il se laisse enrôler, il aura à tirer sur ses propres compatriotes ; s'il tente de déserter, il risque d'y perdre la vie tout en mettant sa famille en danger."

Mais quand la chasse est ouverte, que peut peser le témoignage d'un honnête homme tel que Maurice Sartre pour empêcher de bousiller une vie ?

mardi 13 décembre 2011

Hexagone à percussion

Écouter la musique de Iannis Xenakis est un acte qui, comme "l'acte d'amour et l'acte de poésie" selon André Breton, est "incompatible avec la lecture du journal à voix haute".

Ou même à voix basse.

Pour résister à l'emprise exercée par une telle musique, il faut avoir de sérieuses excuses, mais cela se rencontre. Je me souviens avoir été fort perturbé, lors d'un concert d'hommage donné en présence du compositeur, par les bavardages, qui m'ont semblé incessants, d'une auditrice assise quelques rangées de sièges plus bas. Jusqu'à l'ovation finale, je ne pus quitter des yeux cette dame volubile que je ne voyais que de dos. Ce qui affecta profondément mon attention, cela va sans dire. Quand elle se leva et se retourna, je pus reconnaître, et d'abord à ses flamboyantes lunettes, madame Françoise Xenakis elle-même...

(Que madame Xenakis, auteure en 1984 d'un plaisant livre sur le triste sort des épouses et néanmoins compagnes des grands hommes - Zut ! on a encore oublié Madame Freud, chez Jean-Claude Lattès -, sache donc que moi, au moins, je ne l'ai pas oubliée.)

Mais revenons à notre partition...

Inutile de préciser que, jeudi dernier, je n'ai pas pris de journal pour aller à l’École nationale supérieure d'architecture de Normandie, où l'on devait donner Persephassa de Iannis Xenakis à l'occasion des journées d'étude internationales organisées par le Centre Iannis Xenakis - en résidence à l'Université de Rouen depuis la rentrée 2010.

Cette œuvre, de 1969, est la première pièce de Xenakis dédiée aux seules percussions. Le compositeur a prévu de répartir les divers instruments en six groupes quasiment identiques, placés aux sommets d'un hexagone régulier circonscrivant largement le cercle à l'intérieur duquel se tiennent les auditeurs. S'établit ainsi une circulation spatiale très singulière du son, dont aucun enregistrement ne saurait rendre vraiment compte (1).

Existe en plus grand, mais il faut cliquer.

Parlant de la musique de Xenakis, les gens qui lisent des magazines intelligents vous diront qu'elle est d'une puissance admirable et, si vous les poussez un peu, que cette puissance est primitive, tellurique, ou même chthonienne. Ce qui est un bien beau qualificatif. Et comme on ne peut pas toujours être contrariant, on peut dire qu'il n'est peut-être pas si mal choisi pour parler de Persephassa.

Persephassa est, en effet, si j'en crois ce que l'on en dit, un nom archaïque de Perséphone, déesse des Enfers en alternance. Le mythe de la "jeune fille" enlevée par Hadès a un fond suffisamment agricole pour qu'on lui attribue une antiquité d'avant l'antiquité. Sans le simplifier exagérément, on peut dire qu'il enseigne le "dur trajet des graines" dans la circularité des saisons. Il parle de vie et de mort, mais aussi de naissance et/ou de renaissance. Si l'on se laissait aller, on pourrait sans doute y trouver le germe – si j'ose dire – du grand mythe chrétien de la résurrection printanière (2).

On peut penser à tout cela, qui est assez éloigné de "la lecture du journal à voix haute", en écoutant Persephassa...

Ou pas.

On peut aussi laisser émerger la "beauté circulaire" de l’œuvre et la laisser venir à soi.

Au fond, un jeune interprète chauffe ses peaux, et soigne son trac.

Persephassa, partition exigeante, a été interprétée, jeudi dernier, par six élèves de la classe de percussions du Conservatoire de Rouen. Ils en avaient mené l'étude sous la direction de Catherine Favre, leur professeure.

Il faut dire qu'ils ont su faire si superbement résonner et chanter la peau, le métal, le bois et même la pierre qu'on aimerait les réentendre...


(1) Pour se faire une idée, cependant, on peut aller voir, sur Youtube, ces trois vidéos - 1/3, 2/3 et 3/3 - de l'interprétation de l'Ensemble 64.8...

(2) Mais je ne m’attarderai pas là-dessus; je n'ai pas envie de voir les fidèles de Civitas et leurs affidés débarquer à Trifouillis pour me réclamer de ne pas toucher à "leur" ressuscité...

dimanche 11 décembre 2011

Considérations macaroniques

On me dira qu'il n'est pas très prudent, à mon âge, d'adopter de nouvelles conduites addictives. Certes. Mais c'est ainsi. Il m'est devenu de plus en plus difficile, le samedi matin, de me passer des macarons à l'ancienne du marché qui se tient aux abords de l'hôpital Tenon - dans le XXe arrondissement de la capitale. Je me dis souvent qu'avec une bonne recette et quelques ratages, il me serait possible d'en obtenir, dans ma cuisine, la simplicité moelleuse... Mais j'y renonce, car il me manquerait alors le sourire de la vendeuse, et l'on sait que l'addiction est un phénomène bien complexe.

Ce matin, il m'en restait un peu...

En me rendant sans hésiter au coin de la rue de la Chine et de la rue Belgrand, donc précisément à l'endroit où officie ma vendeuse de macarons préférés, je pus constater que les abords de la place Gambetta étaient largement sécurisés par des policiers en tenue de (presque) combat. Je me gardai bien de leur demander la raison de cet exhibitionnisme musculaire caparaçonné. Je dois dire que je m'en doutais un peu et j'en eus confirmation en abordant la rue Belgrand, où je pus croiser une manifestation du collectif Tenon : les protecteurs des Tout-Petits étaient de retour, ayant reçu, cette fois, autorisation de faire leurs prières dans la rue.

Après avoir acheté mes macarons et avant même d'en avoir dégusté un seul – c'est dire si ma curiosité était grande -, j'allai rendre visite aux orants de Notre-Dame des Tout-Petits.

Ils n'avaient pas pu s'établir à l'entrée de l'hôpital où étaient accrochées les banderoles du collectif, mais se tenaient, sous haute protection, au coin de la rue de la Chine et de l'avenue Gambetta. Ils étaient une grosse dizaine, voir une petite douzaine, avec leur propre banderole, quelques bannières, leurs chapelets et une sonorisation. Si j'écris "ils", c'est qu'effectivement le masculin l'emportait en nombre, et ce masculin n'était pas de première fraîcheur. Mon horreur innée du calcul mental m'a empêché de faire, à la volée, le moindre effort de statistique, mais je puis assurer que l'âge moyen de ces messieurs dépassait largement le mien, pourtant déjà canonique.

L'un d'entre eux était en train de causer dans le micro, et l'amplification était suffisante pour passer la barrière de ma presbyacousie. Son grand âge, la tonalité de sa voix et la qualité un peu doucereuse de son éloquence m'ont conduit à l'identifier comme une sorte de directeur de conscience du petit groupe. Mais, alors que je m'attendais à entendre, de sa part, un prêche convaincant sur la nécessité spirituelle de lutter de toutes ses forces contre l'avortement libre et gratuit, je n'entendis que des considérations procédurières sur leur droit à venir chanter leurs cantiques à l'entrée du marché.

Après avoir accusé la Ligue des Droits de l'Homme – expression qu'il ne pouvait dire que deux fois, en faisant suivre la seconde d'un explicite point d'exclamation – d'avoir manigancé l’interdiction du mois passé, il se justifia d'avoir accepté de déplacer le lieu de la réunion de prière. Cela avait dû se faire au cours d'un rendez-vous avec un meussieu important de la Préfecture – déjà en poste avant que n'arrive le préfet, dit-il. Notre directeur de conscience tint alors à préciser qu'ayant demandé au dit meussieu s'il pouvait venir avec l'avocat de l'association charitable aux Tout-Petits, on lui avait répondu que c'était inutile de prendre cette précaution, car l'entretien ne serait pas juridique, mais cordial.

Et il le fut, se rengorgea le directeur de conscience...

S'il peut s'en réjouir, nous pouvons probablement nous en inquiéter.

Je n'en écoutai pas plus. Sentant que mon effrénée soif de spiritualité ne serait pas étanchée ce jour-là, je me dirigeai vers le café le plus proche, avec vue sur la place Gambetta, pour y grignoter un ou deux macarons.