Ancien élève de l'ENA (promotion Michel de Montaigne), décoré de la Légion d’honneur et de l’ordre national du Mérite, monsieur Jean-François Delage a récemment quitté le beau département des Pyrénées-Orientales, où il était resté deux ans, pour rejoindre les aimables jardins de Touraine. Il a été nommé préfet d'Indre-et-Loire le 26 octobre et a pris ses fonctions le 14 novembre 2011.
En peu de temps, il s'est taillé une solide réputation dans un domaine assez décrié de l'art de la vènerie, celui de la chasse aux étrangers.
En "situation irrégulière", cela va de soi...
(Pour les autres, la saison n'est pas ouverte, mais cela viendra.)
Ceci est bien un tableau de chasse.
(Huile sur toile, due à Eugène Pechaubes (1890-1967),
présentée ici dans un cadre en acajou.)
(Huile sur toile, due à Eugène Pechaubes (1890-1967),
présentée ici dans un cadre en acajou.)
Il est difficile de savoir si le tableau de chasse des grands veneurs de préfectures est intégré à leur tableau d'avancement, mais on se dit parfois que ce n'est pas impossible, tant leur application est manifeste.
Au moment où monsieur Guéant, avec l'aide du "journaliste" Jean-Marc Leclerc, lançait ce qu'il est convenu d'appeler une "réflexion" sur le droit d'asile - en soulignant ses "dysfonctionnements" -, monsieur Delage s'avisait de "recadrer les choses" dans son département après avoir constaté que "79 places de Cada ou de CHRS sont occupées par des personnes qui, depuis leur entrée, ont été déboutées du droit d'asile, des gens qui ont usé tous les recours possibles."
Le préfet n'hésite pas à dire que ces 79 places "sont occupées indûment en période hivernale". Il parle "d'utilisation abusive des fonds publics de la part de ces personnes. Celles qui ont vocation ou droit à ces hébergements en sont ainsi privés. Ces 79 personnes ont reçu ou vont recevoir une proposition de l'Office français de l'immigration pour leur retour, avec prise en compte du voyage plus un petit pécule".
Il termine, dans le style note de service :
"Ensuite, j'attirerai leur attention sur le fait de se mettre en conformité avec la loi et, si elles le refusent, sur la possible utilisation d'autres voies du droit."
Raphaël Chambriard, journaliste à la Nouvelle République, traduit :
Autrement dit, le recours à la force publique : l'expulsion.
Soixante-dix-neuf, ce serait une belle fin de saison...
Ceci est aussi un tableau de chasse.
Ces grandes espérances ne doivent pas conduire à négliger le petit gibier.
Une information brève, donnée par le RESF 37, le 8 décembre, signalait qu'un lycéen de 19 ans, élève au Lycée Professionnel Albert Bayet de Tours, avait été arrêté le matin même alors qu'il se rendait à ses cours.
Cette technique de piégeage a semblé suffisamment scandaleuse à un certain nombre d'organisations pour qu'elles la dénoncent.
Dans ce concert de désapprobations, la Nouvelle République note une voix inattendue :
Au sein même de la police, des voix s'élèvent pour contester le bien-fondé des opérations menées récemment envers les migrants. Le syndicat Unité SGP Police-FO dénonce "la récente instruction du préfet, relayée par le directeur départemental de la sécurité publique, de procéder à une véritable chasse aux étrangers".
Dans un autre articulet - intitulé Y a-t-il une chasse aux étrangers ? - , le quotidien régional constate :
Les effectifs du commissariat de Tours ont mené, ces dernières semaines, plusieurs opérations de contrôle pour interpeller des familles déboutées du droit d'asile. Ces interpellations se sont produites aux abords d'une salle paroissiale où s'étaient réfugiés les sans-papiers, devant le Cada de Joué-lès-Tours et même près de plusieurs établissements scolaires. La semaine dernière, un jeune Arménien a ainsi été arrêté alors qu'il se rendait au lycée Albert-Bayet. (...)
Des renouvellements de titres de séjour refusés à des étudiants ou à des travailleurs immigrés, des demandeurs d'asile pour qui aucune solution d'hébergement n'est trouvée, des familles de sans-papiers placées en rétention, le ton semble s'être violemment durci envers les étrangers.
La réponse de la préfecture nous est également donnée.
Sans surprise :
Le secrétaire général de la préfecture, Christian Pouget, interrogé hier par la NR, confirme qu'il y a bien des instructions données par le préfet "pour faire appliquer la loi". "Il n'y a pas de chasse aux étrangers, précise-t-il. Nous ne faisons en effet qu'appliquer la loi, c'est-à-dire que nous faisons en sorte que les personnes en situation irrégulière soient arrêtées. Et les contrôles s'exercent partout sur la voie publique." Donc y compris aux abords des lieux d'hébergement ou des établissements scolaires.
(Que l'on me pardonne, mais je me demande, très perplexe, combien d'années de brillantes études il faut pour en arriver à tenir des propos si éclairés sur l'application de la loi...)
Après avoir coupé le fil de la métaphore cynégétique en faisant son rappel à l'application de la loi, monsieur Christian Pouget est amené à parler du cas des étudiants étrangers à qui l'on refuse, c'est très tendance, de renouveler les titres de séjour :
Pour ce qui est des étudiants, la préfecture estime qu'ils ont été "prévenus qu'ils pourraient perdre leur autorisation de séjour en cas de mauvais résultats". "Ce sont des étudiants qui doublent ou triplent, conclut Christian Pouget. Ce n'est pas de l'acharnement."
Il faut sans doute reconnaître là une fine allusion au cas de Baker Ibrahim al-Kardo, étudiant de nationalité syrienne, inscrit en L2 d'économie à l'Université de Tours, qui a reçu le 15 novembre une OQTF (Obligation de quitter le territoire français). Selon la loi, il devrait sous peu tomber dans la catégorie du gibier directement expulsable.
Vers la Syrie, ce pays dont on nous dit, depuis une éternité, qu'il est "au bord de la guerre civile" - avec désormais environ 5000 morts, justement, civils...
Il est pratiquement assuré qu'en cas de retour en Syrie, le jeune homme "serait immédiatement incorporé dans l'armée occupée à «mater» le soulèvement", et il ne se sent pas cette vocation-là.
Les proches de Baker Ibrahim al-Kardo vivent depuis dix ans au Maroc où il a passé un bac scientifique et appris le français. Arrivé en France en août 2009, il s'est inscrit à Tours pour poursuivre ses études. Sa première année universitaire a été "plutôt difficile", et il a été amené à la redoubler - ce qui, dans une spécialité où le taux d'échec en première année est de 40%, n'a rien de déshonorant. Il est aujourd'hui en deuxième année (L2), avec deux matières de L1 à rattraper.
A la préfecture, où l'on est expert en application de la loi mais un peu déficient en règles universitaires - il arrive qu'on les applique humainement -, on considère que Baker Ibrahim al-Kardo est triplant. Et on lui refuse, au nom de la loi, son titre de séjour.
L'étudiant a dû introduire, avec son avocate, Maître Rouillé-Mirza, "un recours gracieux devant la préfecture, le ministère de l'Intérieur et le tribunal administratif". Certain(e)s de ses enseignant(e)s le soutiennent, attestant de son "plus grand sérieux", ou assurant "qu'il obtiendra sa licence 2 avec une bonne moyenne à la fin de l'année".
Maurice Sartre, historien du monde antique, professeur émérite à l'université de Tours, qui vient de passer deux ans en Syrie, a écrit à Maître Rouillé-Mirza :
"Renvoyer Ibrahim al-Kardo, c'est l'exposer à de graves dangers : son incorporation dans l'armée est certaine. S'il fait défaut, sa famille sera victime ; s'il se laisse enrôler, il aura à tirer sur ses propres compatriotes ; s'il tente de déserter, il risque d'y perdre la vie tout en mettant sa famille en danger."
Mais quand la chasse est ouverte, que peut peser le témoignage d'un honnête homme tel que Maurice Sartre pour empêcher de bousiller une vie ?
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