vendredi 30 septembre 2011

Caviar du Nord

J'avais fait erreur dans le billet où je voulais adresser un dernier salut à Marie-Noëlle Gues passée "par dessus les barbelés"...

Un journal au moins a annoncé son décès, et c'est la Voix du Nord dans une très brève publiée le 19 septembre sous la rubrique "Actualités Calais" :

Marie-Noëlle Gues est décédée

Nous avons appris le décès, samedi, de Marie-Noëlle Gues, à l'âge de 52 ans. ...

Enseignante de profession, Marie-Noëlle Gues s'était surtout fait connaître, ces dix dernières années, pour son militantisme en faveur de la cause des migrants. Militantisme qu'elle envisageait beaucoup moins sous l'angle humanitaire que sous celui de la « défense des droits humains ». Extrêmement présente sur le terrain, elle n'avait de cesse de dénoncer les pressions, voire les violences, que les forces de l'ordre font subir aux migrants. En particulier, elle alimentait son propre blog, ainsi que d'autres sites alternatifs, tel Indymedia, de textes et de photos, sous le pseudonyme de Zetkin. Parfois virulents, ces écrits lui ont valu de comparaître plusieurs fois devant le tribunal correctionnel.

(...)


L'articulet n'était pas signé, mais il a dû être rédigé par un(e) journaliste travaillant à Calais, donc connaissant Zetkin, et qui n'a pas hésité à écrire : "elle n'avait de cesse de dénoncer les pressions, voire les violences, que les forces de l'ordre font subir aux migrants."

Passons sur les guillemets inutiles encadrant "« défense des droits humains »", qui feraient presque croire qu'il s'agit d'un très gros mot très audacieux...

Au service des avis de décès, dans le même journal, il semble que l'on soit beaucoup plus précautionneux. Pas question d'employer, même adoucies, de telles expressions, qui tranchent, il est vrai, avec les trémolos bondieusards que l'on peut lire quotidiennement dans les rubriques nécrologiques des journaux de province.

Haydée Saberan, envoyée spéciale de Libération à Calais, raconte comment ledit service a caviardé l'hommage à Marie-Noëlle Gues que "des associations, dont le Gisti, Médecins du monde et Amnesty International" entendaient faire paraître dans les deux quotidiens locaux, la Voix du Nord et Nord Littoral.

Il s'agissait d'un texte fort modéré :

Marie-Noëlle Gues vient de nous quitter. Nous n’oublierons ni son long et courageux engagement aux côtés des migrantes et des migrants, ni sa volonté opiniâtre de les protéger des violences institutionnelles, ni son exigence politique d’une communauté mondiale fondée sur l’égalité de tous les êtres humains. A sa famille et à ses proches, l’expression de notre peine.

Dans le texte publié, de même longueur, et qui a donc été facturé au même tarif, que le texte initial (214 euros), on peut constater la disparition des "violences institutionnelles", de la "communauté mondiale" et de l’"égalité de tous les êtres humains".

(Se reporter à l'article de Libé pour prendre connaissance de la réécriture de l'hommage transformé en faire-part.)

On voit mal ce que ces trois expressions ont de choquant, et il semble qu'il faudra insister beaucoup avant de le savoir, car :

Contactée par Libération, la direction de la Voix du Nord n’a pas répondu à nos appels.

Écrit Haydée Saberan, qui a cherché à éclaircir ce mystère.

Et qui ajoute :

Me Marie-Hélène Calonne, avocate des associations, a sommé le journal de publier la version initiale, en vain.

Avant de conclure :

Un vieux militant calaisien résume : «Même morte, elle les emmerde

«Même morte, elle les emmerde
(Photo empruntée à l'hommage
de quelques No Borders de Calais
paru sur Indymédia Lille.)


Au moins nous aura été rappelé, à cette occasion, jusqu'où peut descendre la bassesse très naturelle de ceux (ou celles) qui jugent de ce qui est convenable.

jeudi 29 septembre 2011

Leurs petits couplets de circonstance

D'abord sont arrivés les policiers, puis les pompiers, et enfin les télés...

Alors ils sont venus, chacun avec son petit couplet en tête, pour passer au journal de la mi-journée.

Sur le "zapping actu" du Figaro-point-fr, intégré ci-après, on entendra celui de monsieur Claude Guéant, ministre de l'Intérieur, à 1 min 37 sec, et celui de monsieur Claude Bartelone, président du conseil général de Seine-Saint-Denis, à 1 min 58 sec. Monsieur Bertrand Kern, maire de Pantin, a dû arriver trop tard pour passer à la télé...




Ce matin, les bulletins d'information ressassent le refrain "drame de la misère" en bémolisant la ritournelle "filières criminelles"...

Ajoutons-y ces deux notes discordantes par leur lucidité, publiées hier sur le site de la CIP-IDF :

Ce matin à l’aube, à Pantin,

Ce matin à l’aube, à Pantin, 6 personnes sont mortes brûlées ou asphyxiées dans l’incendie du petit immeuble où, avec une vingtaine d’autres, elles s’étaient réfugiées depuis quelques semaines.

Ces 6 personnes seraient selon le préfet Lambert « des Tunisiens et des Égyptiens probablement en situation irrégulière », victimes selon Claude Guéant, qui s’est également rendu sur place, « des filières criminelles, qui rançonnent les candidats à l’immigration et qui après leur avoir fait miroiter l’espoir d’une vie meilleure, les laissent tomber et les laissent face à une vie d’errance et de malheur » [1].

Depuis le 1er septembre, la mairie de Paris n’héberge plus les migrants récemment arrivés de Tunisie, Egypte ou Lybie. Tous ceux qui grâce à la lutte, et notamment grâce aux occupations d’immeubles et bâtiments publics qui se sont succédées en mai et juin [2], avaient réussi à obtenir pour quelques semaines des places d’hébergements dans des foyers ou hôtels sont retournés dormir là où ils le peuvent : à droite, à gauche dans des squares et des parcs, harcelés par la police municipale ou nationale, à droite à gauche dans des maisons ou bâtiments inoccupés qui foisonnent à Paris et en proche banlieue.

Comme le rappelait ce matin à Pantin un jeune Tunisien qui a réussi à échapper à l’incendie : « On n’est pas venu ici pour dormir dehors ». Quoi de plus logique et normal quand on n’a pas d’endroit où dormir que d’en réquisitionner un qui ne sert à personne ?

Le maire de Pantin, Bertrand Kern reconnaît cette légitimité aux habitants de l’immeuble, puisque selon ses propos : « C’est tragique ! C’est un drame de la misère humaine. Il s’agit de migrants récemment arrivés. Certains étaient chassés d’un square parisien, près de La Villette. Ils se sont introduits dans ce petit immeuble pour y dormir ».
En même temps, il annonce [3] qu’il comptait faire évacuer l’immeuble d’ici peu : « On allait saisir la préfecture pour demander son évacuation, mais le drame est arrivé plus vite ».

Comme si le drame n’était pas déjà là avant l’incendie. Comme si le drame ce n’était pas déjà de n’avoir rien d’autre à proposer pour ceux qui se disent de gauche que « évacuer, arrêter, enfermer, expulser, évacuer, arrêter, enfermer, expulser …. ».

Le président du conseil général de Seine-Saint-Denis, Claude Bartolone, a évoqué lui un "nouveau drame lié au manque de places en hébergement d’urgence, qui a mené ces personnes à se mettre à l’abri dans des locaux pas du tout faits pour ça.... un drame de la misère, de l’immigration, de l’absence de solidarité de l’Europe avec un pays qui s’est battu pour plus de démocratie".

Derrière les paroles de ce dernier que l’on pourrait juger sympathiques si on met de côté des années de politiques répressives en matière d’immigration et de coups tordus de la part du parti de Mr Bartolone, on peut se demander ce que cela signifie cette expression « le drame de l’immigration » ?

Oui des drames il y en a :
• des milliers de morts noyés en Méditerranée
• des milliers de gens emprisonnés, harcelés, battus, violés dans des centres de rétention, sur des bateaux, des prisons,ou dans des camps érigés avec l’argent et la bénédiction de l’union européenne
• des gens qui dorment dehors, harcelés par les flics et autres charognards et qui pour manger n’ont d’autre solution que mendier, voler ou se soumettre aux diktats des professionnels de la charité.

Six hommes sont morts, d’autres ont été blessés, d’autres vont retourner vivre dehors. Ce n’est pas un drame de l’immigration mais un drame directement causé par les politiques de contrôle des flux migratoires. Ce n’est pas non plus un drame de la misère comme le dit aussi Mr Bartolone, c’est juste l’un des visages de la misère.

Ces dernières semaines, à Montreuil et à Vincennes, plusieurs squatts où vivaient, dans des conditions ni insalubres ni dangereuses des migrants qui en ont eu assez de dormir dehors, ont été expulsés. Il en reste quelques uns. Toujours plus prompts à construire des prisons et des centres de rétention que des logements, il est à craindre que les responsables politiques se saisissent opportunément de l’évènement pour faire « évacuer » ces squatts au plus vite. Comme d’habitude, ils diront que c’est dans l’intérêt des habitants.

Ce qui serait aussi dramatique c’est que face à cela nous soyons incapables de réagir, par épuisement, par résignation, par peur de la répression, de la misère... ou bernés par la chimère d’un changement qui ne pourrait intervenir que grâce aux prochaines élections.

Notes :

[1] Rappelons à Guéant que ces réseaux criminels de passeurs n’existaient pas avant la mise en place des politiques visant à restreindre la liberté de circulation des pauvres.

[2] Toutes les occupations de mai et juin (Bolivar, le gymnase de la rue Couronnes, le foyer AFTAM de la rue Bichat, Botzaris) avaient, il faut le rappeler, été évacuées et réprimées sur ordre ou avec l’aval de la mairie de Paris ou d’associations de gauche telle l’AFTAM dont le président d’honneur n’est autre que l’indigné jet set et sélectif, Stéphane Hessel.

[3] On peut lire ses déclarations dégueulasses, largement diffusées dans la presse. Kern, le maire de Pantin qui paradait dans les lieux, est un habitué des expulsions, particulièrement acharné contre les Roms, avec la complicité d’Europe-écologie. Ce quartier, à deux pas de Paris, est en passe de devenir un petit paradis pour les classe moyennes, autour du siège d’Hermès (dont les ventes explosent sur le marché du luxe des pays "émergents"), après avoir dégagé les dernières classes populaires qui y restaient. Alibi : bien sur il y aura quelques logements sociaux et peut être une crèche ou un truc comme ça.


Pantins

Comme vous avez sans doute lu ce matin, un squat a brûlé à Pantin, passage Roche, métro Hoche.

Dans ce local de trois quatre pièces avec un étage ouvert depuis plusieurs mois, déjà muré et sans eau ni électricité, vivaient une vingtaine de personnes.
Principalement des tunisiens venus de Lampedusa et quelques égyptiens. Ce matin très tôt un incendie s’est déclaré, une bougie qui aurait embrasé un livre.

La police est arrivée très vite sur les lieux puisqu’elle était sur place lorsqu’un des habitants s’est échappé en sautant par la fenêtre de l’étage au-dessus.
Par contre il semble, selon ce garçon tunisien que je connais, que les pompiers ont vraiment tardé à arriver alors que la caserne la plus proche n’est qu’à quelques centaines de mètres.
Six personnes sont mortes de n’avoir pas pu s’échapper à temps, il y des barreaux aux fenêtres de l’étage en bas et une partie du plafond se serait effondré.
Quatre tunisiens de la région de Tataouine et deux égyptiens. Les corps sont évacués au fur et à mesure.

Ce secteur immobilier est en pleine restructuration, Hermès avance, à grands pas, les grues frôlent le passage Roche.
La parcelle où se trouve la maison qui a brûlée a été préemptée par la mairie de Pantin il y a trois ans. Un propriétaire qui possède des maisons à l’entrée du passage n’a pas encore cédé à la spéculation et selon la mairie cela bloque l’avancée des travaux sur le secteur. Le passage doit être détruit.
Le défilé a commencé par Guéant ce matin, se poursuit en ce moment avec les élus socialistes. C’est dégoûtant.
Il va de soi que ce qui arrive là, n’est que le résultat de la triste mécanique du pouvoir.
Évidemment pas de responsable, sinon l’autre, les socialos diront l’état, l’état dira les victimes elles–même. Validant sa politique du pire.
Et nous, serons trop dispersés pour répondre à la hauteur de cette infamie.
Oui, se jeter dans la mer pour rejoindre le pays ami, passer des mois dehors dans les jardins ou des maisons précaires, traités partout comme des chiens.
Et espérer quand même quelque chose dans ce foutu bourbier. Quelle barbarie.

Des gens passent sur place, des tunisiens qui ont fait circuler le mot. Ceux de la maison du passage Roche faisaient sans doute partie de ceux qui dormirent un temps à la Cip, un temps à Bolivar, un temps au gymnase, un temps à Botzaris, un temps au foyer saint honoré, un temps dans une maison occupée rue Bichat, au squatt du Bourdon, ou dans d’autres maisons occupées à Montreuil, à Vincennes... nous connaissons leurs visages.

Suis passée devant la coord en y allant. C’est beau comme un désert.

mercredi 28 septembre 2011

Un élément de langage imbattable

Hériter d'un nom respectable, c'est un métier que monsieur Arno Klarsfeld exerce à plein temps avec un talent tout particulier. Ses indéniables compétences lui ont permis récemment d'être nommé président du conseil d'administration de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (décret en date du 12 septembre 2011).

Comme si ça nous manquait, il en a immédiatement profité pour envahir les médias de toute sa beaufitude à roulettes intégrées.

Passons sur l'élégance avec laquelle il a congédié son prédécesseur, monsieur Dominique Paillé, qui était, selon ce probable grand cinéphile, "un peu le Zelig de la politique française, tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt au centre" :

"Mon prédécesseur a critiqué le gouvernement. Il était donc normal qu'il s'en aille. De plus, il n'était pas très actif à la tête de l'OFII."

A l'élégance des procédés, s'ajoute celle de la pensée et du langage lorsqu'il s'agit de faire l'apologie de la "politique du chiffre" en matière d'expulsions :

"S'il n'y a pas de politique du chiffre, c'est-à-dire s'il n'y a pas d'aiguillon sur les préfets, c'est-à-dire si les préfets ne sont pas, disons, entre guillemets, emmerdés administrativement par leur hiérarchie, alors ils ne font pas le travail parce que c'est un travail qui est difficile, emmerdant, qui suscite des tracas administratifs, qui nécessite de recevoir les associations, ils se font mal voir."

Et encore ceci, qui a été abondamment commenté :

"Les Roms qui sont renvoyés, disons en Roumanie, ne sont pas envoyés vers la mort, vers Auschwitz. Ils vont vers un pays où ils sont moins heureux qu'en France, mais c'est pas pour autant qu'ils peuvent rester en France."

Certains pourront apprécier le clin d’œil.

On peut admirer avec quelle dextérité, et audace, notre plaideur né utilise le nom d'Auschwitz comme simple "élément de langage" de sa communication. Mais on peut aussi trouver qu'il y a là une certaine indécence...

Pour éclairer ma gêne, je me contenterai de citer ce passage d'Imre Kertész, dans son Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas :

(…) Oui, et surtout désormais, dans ma nuit sombre et profonde, je vois plus que je n'entends cette conversation mondaine, je vois autour de moi les visages mélancoliques comme autant de masques de théâtre avec leurs rôles particuliers, le pleureur et le rieur, le loup et l'agneau, le singe, l'ours, le crocodile, et ce foisonnement bruissait doucement, comme dans une espèce de grand marais final d'où les acteurs tirent encore la dernière moralité, comme dans une fable d'Esope, et quelqu'un fit la proposition mélancolique que chacun dît où il avait été, et alors, avec un tambourinement morne, comme d'un nuage qui a depuis longtemps déchargé son énergie, des noms se mirent à tomber : Mauthausen, le méandre du Don (1), Recsk (2), la Sibérie, Gyüjtö (3), Ravensbrück, la rue Fö (4), 60 rue Andrássy (5), les villages de relégation, les prisons d'après 56, Buchenwald, Kistarcsa (6), je craignais déjà que ce fût mon tour, mais heureusement, je fus devancé : "Auschwitz", dit quelqu'un, avec la voix modeste mais assurée du vainqueur, et l'assemblée hocha gravement la tête : "Imbattable", admit le maître de maison, avec un sourire mi-figue mi-raisin, mais au fond admiratif. Puis on évoqua un livre qui était alors en vogue, et dont une phrase était alors célèbre - elle l'est d'ailleurs restée et le restera sans doute toujours - que l'auteur prononce après l'obligatoire et vain raclement de gorge, d'une voix encore enrouée d'émotion: "Auschwitz ne s'explique pas", comme ça, brièvement, la voix brisée par l'émotion, et je me rappelle mon étonnement en voyant comment ces gens qui, pour la plupart, n'étaient pas nés de la dernière pluie, prirent, analysèrent, discutèrent cette simple phrase, lançant de derrière leurs masques des regards rusés ou hésitants, ou avec les yeux plissés par l'incompréhension, comme si cette phrase affirmative qui étouffait dans l'œuf toute autre affirmation affirmait quelque chose, bien qu'il ne fallût pas être Wittgenstein pour le remarquer: rien qu'en considérant la simple logique linguistique, elle est fausse, elle reflète tout au plus des désirs, un mensonge ou bien une moralité sincèrement enfantine et divers complexes refoulés, mais à part cela, elle n'a aucune valeur assertive. Je crois même l'avoir dit (…)

(1). Épisode de la bataille de Stalingrad et plus grande défaite de tous les temps subie par l'armée hongroise. Trente mille hommes périrent, quarante mille furent faits prisonniers par les Soviétiques.
(2). Camp de travail hongrois pendant la guerre, puis à l'époque stalinienne.
(3). L'une des prisons de Budapest.
(4). Siège de la Gestapo à Budapest pendant la guerre.
(5). Siège de la police politique à Budapest à l'époque stalinienne.
(6). Camp de travail hongrois après la guerre (jusqu'en 1953).


Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas est paru à Budapest en 1990. Il a été traduit en français par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, en 1995, pour les éditions Actes Sud. Il a été repris en 2003 dans la collection de poche Babel.

lundi 26 septembre 2011

Un dernier repas presque parfait

En regardant les quelques images utilisées par la presse pour les articles rendant compte de la très regardée prestation télévisuelle de monsieur Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, dans l'émission Un dîner presque parfait, je me suis réjoui de constater que je n'étais pas le seul à mettre une cravate pour passer en cuisine. En effet, il apparaît sur ces photos de tournage que le ministre, qui la porte de manière habituelle, la conserve à son col en s'activant aux fourneaux.

Pour éplucher des légumes, découper une volaille ou monter un beurre blanc, c'est évidemment beaucoup plus commode qu'un tablier à bavette comme en portait ma grand-mère - avec de toutes petites fleurs mauves sur un fond noir - et bien plus seyant pour un monsieur - comme aurait justement dit ladite grand-mère.

Selon une note "A la une" du site ministériel que j'ai consultée, la claounerie gastronomique et cravatée de monsieur Mitterrand aurait été diffusée sur M6, vendredi dernier, à l'occasion de la Première Fête de la Gastronomie.

Selon les règles de l’émission, le Ministre a élaboré un menu « autour de ses plats d'enfance préférés », fait les courses, cuisiné sur les fourneaux du Ministère, dressé et décoré la table dans la salle à manger où, dans le cadre de ses fonctions, il reçoit habituellement ses invités.

Les gazettes ont souligné la "simplicité" du menu - apéritif avec tomates-cerises, carottes en bâtonnets et autres concombres accompagnés d'une sauce, velouté froid de petits pois, tajine de poulet aux citrons confits et mousse au chocolat et à la cannelle avec "ses" framboises - et ont largement largement diffusé l’émerveillement des heureux invités de notre ministre cultivé et communicants, tous séduits par sa très grande "simplicité".

Cette même "simplicité", sans doute, que l'un de ses oncles, plutôt amateur d'esprits, et de coups, tordus, avait déjà remarquée.

Grande leçon de découpe du concombre en rondelles.
Afin de protéger la cravate, on la passe dans la ceinture.

Une dizaine de jours avant cette émission spéciale, monsieur Robert Redeker, philosophe malcontent de profession, avait réussi à placer, dans les colonnes du Monde, un "point de vue", intitulé La cuisine dénaturée par sa surmédiatisation, où il exprime, plus que son agacement de téléspectateur devant la place prise par la téléréalité culinaire, son extrême inquiétude devant "la montée en puissance de la cuisine, et sa létale exploitation médiatique" qui, à ses yeux, "relèvent de la pathologie sociale".

On devine que les ronchonnements de monsieur Redeker peuvent devenir très drolatiques :

Longtemps nous avons vécu sous l'identification du religieux et du culturel. La religion fondait l'identité d'une civilisation. Son inscription dans le patrimonial - ce linceul ou ce tombeau qu'est le patrimoine - signe la mort de la religion comme alpha et oméga de la vie collective. C'est alors le patrimoine qui devient l'objet d'un culte, et non plus Dieu ou un prophète - on visite les églises et monastères pour leur beauté, non pour y prier. La folie collective pour la cuisine, si elle prépare à moyen terme sa mort par la patrimonialisation qui l'accompagne (la cuisine française vient d'entrer dans le Patrimoine mondial défini par l'Unesco), substitue à la vieille identification du religieux et du culturel une nouvelle identification : celle du culinaire et du culturel. L'identité d'une civilisation, ce n'est plus sa religion, c'est sa cuisine.

Cet extrait est copicollé d'un développement sous-titré Parodie de l'eucharistie.

Si l'on considère que l'eucharistie est elle-même la parodie commémorative du dernier repas d'un homme se sachant, puisqu'il était Dieu, toujours-déjà condamné à mort, on pressent toute la richesse de pensée de notre philosophe...

Un dîner presque parfait, vu par Léonard de Vinci.
(Fresque du couvent Santa Maria delle Grazie, Milan.)

Le peu sympathique Lawrence Russell Brewer, membre du Ku Klux Klan, qui a été exécuté au Texas le 21 septembre - le même jour que Troy Davis -, avait décidé de faire de son dernier repas de vivant une sorte de parodie :

Il a demandé deux steaks de poulet frit, un triple cheeseburger au bacon, une livre de porc au barbecue, trois fajitas, un bol de gombos frits, une pizza à la viande, une livre de glace et une plaque de chocolat au beurre de cacahuète avec des éclats de cacahuètes. Le repas, servi "dans des proportions plus raisonnables" selon les autorités pénitentiaires du Texas, a finalement été refusé par le détenu.

(Peut-être envisageait-il de pouvoir inviter quelques convives pour fêter ça.)

Le sénateur John Whitmire, que l'on dit opposé de longue date à cette tradition permettant aux condamnés à mort de choisir leur dernier repas selon leur convenance, a jugé que "c'[était] extrêmement inconvenant de donner un tel privilège à une personne condamnée à mort".

"Maintenant, ça suffit", a-t-il écrit dans une lettre, réclamant qu'il soit "mis fin immédiatement à cette pratique". Brad Livingston, directeur du département de la justice pénale du Texas, a jugé "fondés" les arguments du sénateur et décidé de mettre fin "immédiatement à ce type d'arrangements". Désormais, les condamnés à mort "recevront le même repas que les autres détenus".

On ne parle pas encore d'inscrire cette mesure à l'actif du plan de lutte biopolitique contre ce fléau états-unien qu'est l'obésité, mais je sens que ça ne va pas tarder...

A moins qu'une chaîne de télé ne propose un nouveau concept d'émission téléréelle : le condamné aurait tout le loisir, dans les cuisines du pénitencier, de concocter un dernier repas presque parfait, où il pourrait inviter ses propres avocats, les avocats de l'accusation, le procureur et les jurés...

Ce serait terriblement convivial, et tout de même plus sympa que de l'exécuter à jeun.

dimanche 25 septembre 2011

Une voix du peuple grec

On peut se souvenir que le peuple grec, avant d'être écrasé sous le poids de la Dette majuscule dont certains voudraient le dégager en l'étouffant davantage, a été, de 1967 à 1974, assujetti au triste régime des colonels. Déjà cette dictature-là exerçait sa cynique brutalité sur tout un peuple au nom d'intérêts supérieurs bien volatiles.

J'ai rencontré, à cette époque, réfugié à Paris, un candide anarchiste, considéré dans son pays comme déserteur. Envoyé en exercice avec son bataillon, il n'était pas rentré à l'appel, parce que, disait-il avec un sourire désarmant, il était trop absorbé à admirer les fleurs de la montagne. Il ne racontait jamais comment il avait réussi à sortir du pays pour arriver en France...

Les soirs de grand cafard, il écoutait en boucle un disque de Melina Marcouri. Et quand il n'en pouvait plus de nostalgie, il s'achevait en posant sur la platine - on disait "tourne-disque" - l'enregistrement de La ballade de Mauthausen de Mikis Theodorakis.

Alors, s'élevait la voix de Maria Farantouri.

(La ballade de Mauthausen comporte quatre chants composés par Mikis Theodorakis sur des poèmes de Iakovos Kambanellis, qui passa deux ans à Mauthausen comme prisonnier politique. Le premier enregistrement, qui date de 1966, est complété par un ensemble de six mélodies que l'on nomme désormais le Cycle Farantouri.)

On peut l'entendre ici, malgré un enregistrement plutôt médiocre, lors d'un concert donné par Theodorakis à Thessalonique, en 1975, après la chute des colonels.

(La ferveur du chant de Farantouri ferait presque, pour un temps, oublier les derniers errements séniles du compositeur.)



Άσμα Ασμάτων (Asma Asmaton), soit "le Cantique des Cantiques" (*)
qui ouvre
La ballade de Mauthausen. :

Vient d'arriver, dans les bacs plus ou moins virtuels où s'abreuvent nos oreillettes, l'enregistrement du concert qui a été donné à Athènes en juin 2010 par Maria Farantouri et Charles Lloyd. Il s'agit d'un double CD, produit par la maison ECM, avec de jolies photos en prime pour illustrer le livret.

Pour qu'une telle rencontre entre deux artistes venus d'horizons si différents soit une telle réussite, il fallait que ce soit le fruit d'une longue amitié entre deux authentiques musiciens. C'est le cas, et c'est cela qui s'entend d'abord.



Ταξίδι στα Κύθηρα (Taxidi sta Kythera), ou "Voyage à Cythère".
(Texte et musique d'Eleni Karaindrou.)


Maria Farantouri et Charles Lloyd étaient entourés, dans ce morceau, par les musiciens du quartet habituel du saxophoniste, Jason Moran au piano, Reuben Rogers à la contrebasse et Eric Harland à la batterie.

Durant le concert, ils sont rejoints par Socratis Sinopoulos à la lyra et Takis Farazis au piano, comme ici, où ils jouent un air traditionnel de la Mer Noire, Του Ήλιου το Κάστρο (Tou hyliou to kastro), ou "Le château du soleil".




A voir, dans les dernières images, Charles Lloyd esquisser son salut habituel, la vidéo suivante est peut-être celle du dernier morceau. Maria Farantouri chante un texte d'Agathi Dimitrouka, sur une musique de Charles Lloyd, et l'on atteint la plénitude de l'accord parfait.

Cette plénitude qui fait qu'un soir, comme ça, vous ne rentrez pas avec les autres à la caserne...



Requiem.
(Avec hélas ! un "ploc" à 2.55...)



(*) Je n'ai pas trouvé de traduction bien satisfaisante, mais voilà de quoi se faire une idée du texte:

Qu'elle est belle, ma bien-aimée
Avec sa robe de tous les jours
Et un peigne dans les cheveux
Personne ne savait qu'elle était si belle

Femmes d'Auschwitz
Femmes de Dachau
N'avez vous pas vu ma bien-aimée ?


Nous l'avons vue dans un lointain voyage
Elle ne portait plus sa robe
Ni de peigne dans les cheveux


Qu'elle est belle, ma bien-aimée
Sous les caresses de sa mère
Et les baisers de son frère
Personne ne savait qu'elle était si belle


Femmes de Mauthausen
Femmes de Belsen
N'avez-vous pas vu ma bien-aimée ?


Nous l'avons vue sur une place gelée
Avec un chiffre dans sa main blanche
Avec une étoile jaune sur son cœur


Qu'elle est belle, ma bien-aimée
Sous les caresses de sa mère
Et les baisers de son frère
Personne ne savait qu'elle était si belle

vendredi 23 septembre 2011

Un bel esprit de famille

Comme j'habite en Normandie, j'avoue que je ne lis pas Var Matin tous les soirs.

Alors, j'ai oublié ce qui m'a amené à cet article déjà ancien, publié le mardi 30 août 2011 à 13H04, retranscrivant un entretien qu'Ivan Levaï, "journaliste et ami du couple DSK-Sinclair", "de passage à La Colle-sur-Loup", a daigné accorder à ses consœurs et/ou confrères de la presse régionale. Var Matin tient à préciser que la rencontre a eu lieu à Saint-Paul-de-Vence, à la Colombe d'or - la maison créée par Titine et Paul Roux, en 1932, où il est de bon ton de se montrer -, mais reste flou sur la nature des consommations...

A moins qu'ils n'aient mangé sur le pouce.
(Photo : Marcel Jolibois,
Office de Tourisme de Saint-Paul-de-Vence.)

Le chapeau de ce compte-rendu nous apprend qu'Ivan Levaï "préparait un livre sur le « choc Sarkozy-DSK » au second tour de la présidentielle", et que "le 14 mai 2011, il a dû jeter à la poubelle le manuscrit et s’atteler à un nouvel ouvrage, à paraître l’automne prochain sous le titre DSK : chronique d’une exécution." Et il nous rappelle, oublieux que nous sommes, que l'interviewé "connaît bien l’ex-favori des sondages, ainsi que son épouse Anne Sinclair avec laquelle il fut marié et eut deux enfants"et que "dès le début de l’affaire, il n’a cessé de défendre le couple".

Les admirateurs de la revue de presse d'Ivan Levaï seront peut-être déçus de ne pas retrouver la pédanterie très naturelle avec laquelle notre bel esprit émaille ses propos de citations ornementales et prétentieuses. Ils devront se contenter de quelques confidences personnelles qui se veulent incisives et profondes.

Genre :

J’ai toujours été subjectif, je ne crois pas à l’objectivité, qui n’est pas du domaine du réel, mais à l’honnêteté.

Il répondait, à propos de son prochain livre, à la remarque : "Justement, en tant qu’ami vous êtes forcément partial…"

Ivan Levaï, honnête homme
manquant d'objectivité.

(Photo Var Matin.)

On l'aura compris, notre réputé journaliste est surtout là pour "vendre" son futur ouvrage, et on lui demande d'abord de s'expliquer sur son titre racoleur (DSK : chronique d'une exécution) :

Question : Pourquoi un tel titre, alors que les charges contre votre ami viennent d’être abandonnées ?

Réponse : En le promenant menotté devant les télévisions, on l’a exécuté médiatiquement. Il ne peut plus être président même si Bernard-Henri Lévy pense encore le contraire. Non, c’est fini, il est mort politiquement.

(En se démarquant ainsi de BHL, Ivan Levaï montre, à n'en pas douter, un courage journalistique sans précédent...)

On le relance sur son bouquin - ça doit être prévu comme ça :

Peut-on s’attendre dans votre ouvrage à des révélations ?

La réponse atteint au sublime :

La seule révélation possible serait de dire : voilà comment la femme de chambre est entrée ; voilà comment cela s’est passé. Mais je n’y étais pas. Ce sera le livre d’un journaliste qui, pour la première fois de sa vie, est dedans et dehors, qui connaît tous les protagonistes du drame, sauf Mme Diallo (*). J’ai vu guillotiner le beau-père de mes enfants, traîner dans un cul de basse-fosse un des miens.

La formule est suffisamment étrange - surtout quand on la lit après l'exécution de Troy Davis - pour qu'on la reprenne :

J’ai vu guillotiner le beau-père de mes enfants (...).

On comprend bien qu'Ivan Levaï possède assez l'esprit de famille, sous sa forme la plus boursouflée, pour en arriver à cette rhétorique.

Mais cela n'empêche pas de regretter que les journalistes de Var Matin aient omis de nous dire ce qu'il était en train d'absorber à la terrasse de la Colombe d'or.


(*) Il semble qu'aux yeux d'Ivan Levaï, ce grand journaliste, cette "protagoniste du drame" ne soit qu'un paramètre tout à fait négligeable, qui n'est probablement pas "du domaine du réel" si bien connu de lui...


PS : Le livre en question sortira, paraît-il, le 29 septembre.

mercredi 21 septembre 2011

Travail de la sémantique

La maîtrise de la langue française, parlée si possible sans accent, étant devenue un des éléments non négociables de notre profil national-identitaire, la plupart des têtes pensantes de l'UMP font actuellement des efforts méritoires pour enrichir leur vocabulaire. Une de leurs plus récentes découvertes est celle du substantif "allégeance", certes un peu désuet mais de riche sonorité. C'est probablement en cherchant à le replacer qu'ils ont inventé ce fameux "serment d'allégeance aux armes" qu'ils entendent imposer à "chaque jeune Français arrivé à la majorité, ainsi que tout demandeur de la nationalité française" - prêter ce serment revenant, comme on nous l'a expliqué, à "s'engager à servir sous les armes françaises si les circonstances l'exigeaient".

Avec cette lointaine référence au droit féodal - où l'allégeance régissait le rapport (on ne peut plus démocratique) entre un vassal et son suzerain -, on voudrait, nous dit-on, fonder le "patriotisme du XXIe siècle".

Tout cela semble bien plaire à monsieur Jean-François Copé, qui s'est fait le vibrant porte-drapeau du "serment d'allégeance aux armes"... Pour rester dans le même esprit, on pourrait peut-être lui suggérer - car on sait bien qu'il ne saurait penser à tout en même temps - de proposer que cet engagement soit prononcé au cours d'une cérémonieuse mise en scène républicaine (forcément républicaine) que l'on pourrait nommer "cérémonie d'adoubement".

Suivie d'un défilé mené par les enfants des écoles,
dans le rôle des futurs anciens combattants.

Dans leur article du Monde, Nathalie Guibert et Patrick Roger, qui doivent avoir des relations dans ces milieux en général peu causants, signalent que "certains officiers supérieurs" seraient enclins à trouver des "des relents maréchalistes" à cette initiative...

Il est possible que ces "officiers supérieurs", une fois identifiés, aient à répondre de leur mauvais esprit pour avoir évoqué les "heures sombres" de notre histoire.

Mais ils pourront toujours se défendre de tout amalgame scandaleux : ils n'ont pas posé la question de savoir ce qu'aurait bien pu signifier un "serment d'allégeance aux armes" au début des années quarante du siècle dernier, au moment même où un grand chef d'armée, doté des pleins pouvoirs, les avait justement déposées, les armes, invitant les Français à la mémoire courte à faire de même...

Le maréchal, le voilà, à la mairie de Gonneville-sur-Mer (Calvados).
(Sur cette affaire de portrait qui s'incrustait sur les murs, voir Libé.)
(Photo : Mychele Daniau/AFP.)

Autres réactions furtives :

Le ministre de la défense, Gérard Longuet, interrogé par l'AFP et Le Monde, concède que "le serment d'allégeance [le] gêne un petit peu". "L'idée est bonne, mais il faut travailler la sémantique", ajoute-t-il."Le mot d'allégeance ne me plaît pas", confirme à son tour Guy Teissier, président (UMP) de la commission de la défense de l'Assemblée nationale.

Mais profondes.

Car le problème sémantique est bien réel : le mot "allégeance", qui s'origine de deux manières différentes, est doté d'une sorte de binationalité de sens :

Allégeance 1 :

XII e siècle. Dérivé d'alléger. Soulagement, adoucissement (vieilli). MARINE . Dans une régate, une course, avantage en temps rendu par un bateau à un autre, de catégorie ou de série différente, afin d'égaliser les chances des concurrents.

Allégeance 2 :

XVII e siècle, comme terme du droit féodal. Emprunté de l'anglais allegiance, dérivé de l'ancien français lijance, liejance, « état d'un homme ou d'une terre lige ». MOYEN ÂGE . Fidélité, vassalité de l'homme lige vis-à-vis de son suzerain. Serment d'allégeance. Par anal. Soumission. Refuser toute allégeance personnelle. Donner acte d'allégeance, faire acte d'allégeance, ou faire allégeance à un dirigeant, se rallier à lui, reconnaître son autorité. Faire allégeance à un parti. - DROIT . Obligation de fidélité à une nation, d'obéissance à un État.

On comprend aisément que cette situation ne faciliterait pas le travail sémantique dans les chambrées dotées d'un dictionnaire et que cela puisse gêner "un petit peu" le ministre de la Défense...


PS : Pour tourner le dos à tout ceci, je me suis retrouvé à relire encore (et encore) ce poème de René Char - qui ne fit aucun serment d'allégeance à qui (ou quoi) que ce soit, mais prit les armes le temps qu'il fallut.

C'est la dernière page de Fureur et mystère, qui regroupe des textes écrits entre 1938 et 1947 - dont les Feuillets d'Hypnos .

Allégeance

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l'aima ?

Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L'espace qu'il parcourt est ma fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas ?




(Fureur et mystère est disponible dans la collection Poésie/Gallimard.)

lundi 19 septembre 2011

Par dessus les barbelés

Les quotidiens, qui ont rarement parlé de ses procès, n'ont probablement pas parlé non plus de son décès.

Alors, pour saluer Marie-Noëlle Gues, alias Zetkin, cette emmerdeuse majuscule qui était une fille bien, je me permets, moi qui ne la connaissais pas, de copicoller cet hommage qu'Eunous, qui la connaissait, a publié hier sur Indymédia Lille :

Zetkin n’est plus, vive zetkin !

Il était une femme. Elle était sans compromission et sans fatigue, elle portait la lutte jusque dans son cœur, donnant toute sa fougue pour témoigner de la saloperie policière. Marie-Noëlle Gues, connue sous le pseudonyme « Zetkin », a mené une lutte en images et en actes auprès des migrants de Calais durant de longues années, publiant sans relâche des chroniques acides et sans concession pour la flicaille. Elle était le témoin vivant d’une décennie de violences et d’humiliation organisée par l’État contre les exilés du monde entier.

Je me souviens de son imperméable jaune et de son appareil photo, sillonnant les dunes du littoral jusque dans la nuit, participant avec nous aux rondes autour du centre de rétention de Coquelles, guettant les moindres mouvement de la police aux frontières, apportant son aide en toute indépendance, sans jamais se laisser abattre par ses détracteurs, politiciens véreux, flics violents, associatifs bien-pensants, magistrats à la solde du préfet…

Elle a été mon premier repère solide dans la lutte en faveur des migrants. Lors de mes premiers allers-retours sur Calais en 2007, elle était déjà là. Elle était d’ailleurs la seule à porter un message véritablement politique dans ce paysage désertique où les humanitaires s’entendaient avec les élites pour gérer en silence la misère des « clandestins ». Elle était là aussi quand les flics menaient leur rafles, photographiant leurs visages de tortionnaires et tentant d’interposer son corps entre eux et leurs proies.

Ils ont essayé de la briser. Ils l’ont fait casquer, prétextant la rébellion et l’outrage, l’ont arrêtée à maintes reprises et traîné devant leurs tribunaux. Ils l’ont moqué dans leur presse, traîné dans la boue pour qu’elle cesse ses activités. Mais rien ne pouvait la faire taire, car sa conscience était sans faille.

Sans m’étendre d’avantage, je voudrais livrer un hommage personnel à Zetkin, qui était l’incarnation d’une lutte simple, efficace et permanente contre l’agression capitaliste et son pendant xénophobe. Zetkin était communiste, je suis anarchiste. Mais nos luttes étaient faites pour s’entendre. Pour elle, et parce qu’on lui doit bien ça, je voudrais qu’on reprenne une lutte collective, radicale et sans concession contre l’oppression capitaliste. Quand enfin les murs tomberont, mes pensées iront vers elle.

Zetkin s’est envolée par dessus les barbelés, que le vent la porte ! Elle reste parmi nous, plus vivante que jamais.


Quelques liens :

Le blogue de Zetkin, "Témoignages de la vie à Calais, des travaux d'avancement de la destruction de tous nos droits".

Un article de Rue 89, "Jugée car je photographie les arrestations de sans-papiers".

Son dernier billet repris sur Indymédia Lille, le 14 août, "Calais : des soudanais et des afghans en voie d’expulsion !"

vendredi 16 septembre 2011

Prise de testostérone

La science, réjouissons-nous, vient enfin d'apporter une réponse claire et définitive à une question majeure concernant le mystère que constitue la survie de l'espèce humaine – homo sapiens sapiens ma non troppo. On peut résumer les données du problème qui vient d'être résolu de la manière suivante : étant donnée la peu résistible nature des pulsions viriles observées chez le mâle de l'espèce, pourquoi décompte-t-on si peu d'infanticides commis sur les bébés vagissant immanquablement dans leur couffin au moment le plus inapproprié de l’accouplement parental hebdomadaire ?

Le Figaro, dans un article signé de Pauline Fréour, relaie le résultat que viennent de publier quatre chercheurs - Lee T. Gettler, Thomas W. McDade, Alan B. Feranil, et Christopher W. Kuzawa – qui ont "suivi 624 jeunes hommes pendant quatre ans et demi" et constaté :

Les jeunes pères ont moins de testostérone.

Élémentaire !

(C'est les hormones, mon cher Watson !)

Mais il fallait y penser.

Jeune père d'un certain âge s'occupant du beubé.
(Photo : Bogdan Cristel/Reuters.)

Et le prouver.

Le résultat a été publié dans les Annales de l'Académie Nationale américaine des sciences (PNAS), sous le titre très explicite de Longitudinal evidence that fatherhood decreases testosterone in human males.

(Je découvre cette notion de "preuve longitudinale" et ça m'impressionne énormément.)

Sur cette étude, on pourra consulter le traditionnel abstract sur le site des PNAS – on peut aussi télécharger quelques tableaux longitudinaux et probants -, ou lire l'articulet de Tamara Cohen, paru le 13 septembre sur le Daily Mail, un journal où l'on s'intéresse de très près à tout ce qui touche la testostérone, – car c'est tout de même assez vendeur.

Ou se contenter du résumé figaresque :

La testostérone (...) diminue naturellement avec l'âge, mais, chez les volontaires de l'étude - des Philippins célibataires testés une première fois pendant leur 21e année, puis quatre ans et demi plus tard – la baisse hormonale chez ceux devenus pères dans l'intervalle était deux fois plus importante que chez ceux n'ayant pas enfanté.

Pauline Fréour pointe l'importance de cette découverte scientifique de haute volée, mettant fin à un agaçant jeu de cache-cache entre la cause et l'effet :

Le même phénomène était déjà connu chez d'autres espèces animales dans lesquelles les mâles aident à élever les petits, explique Christopher Kuzawa, professeur d'anthropologie à la Northwestern University de Chicago, un des co-auteurs de ces travaux. En revanche, les études conduites jusqu'alors chez l'homme, menées sur des périodes courtes, n'avaient pas permis de dire si c'était la naissance qui entraînait une baisse de testostérone, ou si, à l'inverse, la baisse hormonale des jeunes pères s'expliquait par le fait que les hommes produisant moins de testostérone avaient plus de chance d'avoir une relation stable et de procréer.

Et elle n'hésite pas, avec l'aide des auteurs, à en tirer les "leçons" :

Selon le Pr Kuzawa, l'organisme réduirait la production de testostérone - et donc les pulsions sexuelles - après la naissance pour permettre au père de prendre sa part des responsabilités liées à la paternité, sans être absorbé par son désir pour l'autre sexe.

"Être père et les contraintes liées à l'arrivée d'un nouveau-né demandent un important ajustement émotionnel, psychologique et physique et notre étude indique qu'un homme peut connaître un changement biologique substantiel pour l'aider à faire face à ces exigences", analyse Lee Gettler de la Northwestern University, un autre des co-auteurs de l'étude. En d'autres termes, les pères, et pas seulement les mères, seraient biologiquement programmés pour s'occuper de leur nouveau-né.

A condition, certes, de ne pas trop en faire :

En effet, la baisse hormonale est encore plus marquée chez les pères passant au moins 3 heures par jour à s'occuper de leur enfant, par comparaison avec ceux qui ne participent pas à leur éducation.

Il est, bien sûr, tout à fait illusoire d'attendre d'un résultat obtenu dans le florissant domaine de la psychologie hormonale – ainsi qu'on pourrait le nommer – qu'il déconstruise quelque peu les représentations habituelles sur les pulsions libidinales, parfois libidineuses, des pauvres mâles irrésistiblement poussés à s'accoupler à tous les coins de rues... Cependant, comme celui-ci pourrait déprimer une partie du lectorat masculin du Figaro ayant récemment "enfanté", Pauline Fréour tient à terminer sur une note optimiste :

Que les hommes en revanche se rassurent, les effets de cette baisse hormonale sont subtils, et la libido ne disparaît pas pour autant.

On a eu peur...

mercredi 14 septembre 2011

Vers une lutte acharnée et sans merci

Bien que l'un d'entre eux, clermontois natif de Neuilly-sur-Seine, ait prétendu apprécier les blagues sur les auvergnats, l'art de l’auto-dérision est assez peu pratiqué par ces êtres d'exception que sont les ministres de l'Intérieur-et-de-tout-se-qui-s'ensuit. Ça ne fait manifestement pas partie de leur formation.

Comme monsieur Claude Guéant n'échappe pas à cette règle, qui possiblement a force de loi, il ne faut pas compter sur lui pour nous faire un récit légèrement distancié de sa récente promenade de santé sur les Champs-Élysées. On ira plutôt lire le compte-rendu de cette visite sous la plume de Laura Thouny, journaliste à Libération, qui a sélectionné quelques instantanés de ce qu'elle appelle un "show éclair" :

Premier arrêt devant la maison du Danemark. «L'image des Champs-Elysées est en jeu», lance le directeur de l'établissement à l'adresse de Claude Guéant. Et ce dernier de dérouler sa rhétorique habituelle. «Il faut lancer une lutte acharnée, une lutte sans merci contre la délinquance roumaine», martèle le ministre. «Les délinquants roumains représentent un déféré sur dix dans la capitale. La moitié des délinquants arrêtés sont des mineurs», répète-t-il devant les caméras.

(La direction de la Maison du Danemark étant assurée par monsieur Torben Nielsen, il faut donc supposer que c'est ce monsieur qui a accepté de jouer le faire-valoir du ministre.)

Mais nulle trace des Roms qui viennent d'ordinaire faire signer de fausses pétitions aux touristes sur les Champs. Ne sont visibles que des policiers en civils, qui font nonchalamment le pied de grue, l'oreillette bien visible. Se pourrait-il qu'ils aient fait le «ménage» avant l'arrivée du ministre ? On refuse de nous répondre.

(Je passe rapidement sur la prestation du patron de la brasserie Georges V, établissement que je n'ai pas l'intention de fréquenter, qui trouve, pour le plus grand plaisir de monsieur Guéant, que "le problème ce sont les petites Roumaines".)

Dernière halte devant un distributeur de billets. Un spécialiste des fraudes explique au ministre comment les «escrocs roumains» volent les coordonnées bancaires des Français et des touristes étrangers. «Cachez le numéro de votre carte, M. le ministre», enjoint l'agent à son «patron». Les «délinquants roumains» sont partout. Même après Claude Guéant.

Laura Thouny est mauvaise langue...

Car, et c'est bien la preuve du succès de la "lutte sans merci contre la délinquance roumaine" qu'il commence à mener à la tête de nos vaillantes forces de police, aucune "petite Roumaine" n'a réussi à extorquer quoi que ce soit à monsieur Guéant.

Pas même un sourire.
(Photo : Laura Thouny.)

Contrairement à l'ensemble de ses collègues de la presse nationale, la journaliste de Libération n'a pas pu assister à la première partie du spectacle, une conférence de presse donnée par le ministre dans les locaux du commissariat du VIIIe arrondissement de Paris. Monsieur Guéant y a présenté son nouveau plan de "lutte acharnée" contre cette fameuse "délinquance roumaine" qui lui tient tant à cœur.

(Comme il a maintenant le cœur solide, il vient d'y ajouter la délinquance comorienne, dans des propos qu'il "regrette" sans les retirer...)

Le Parisien avait eu la primeur de l'annonce de ces mesures, et fidèlement retranscrit les chiffres impressionnants, mais invérifiables, donnés par le "premier flic de France" dans un entretien avec Stéphane Sellami.

Monsieur Guéant exposait ses objectifs en ces termes :

La délinquance impliquant des ressortissants roumains — organisée en réseaux très perfectionnés avec à leur tête des chefs mafieux, à l’image de celui démantelé il y a quelques mois et que l’on connaissait sous le nom d’Hamidovic*, — s’est largement accentuée ces dernières semaines (...) Nous travaillons en étroite collaboration avec les autorités roumaines sur cette question. (...) Le but est notamment de pouvoir remonter jusqu’aux responsables de ces réseaux, qui demeurent en Roumanie.

On n'étonnera personne en disant que, pour populariser cette noble tâche, notre ministre peut compter sur le soutien infographique du Figaro, où l'on ne semble même pas vexé que monsieur Guéant ait préféré se confier au Parisien dans un premier temps...

Production soignée par Le Figaro/Place Beauvau.

J'avoue ne pas être un expert en méthodes policières ; cela ne faisait pas partie de ma formation. Mais je ne vois pas trop quelle est la tactique - à moins que ce ne soit une stratégie - utilisée par les fins limiers franco-roumains en présentant au public ces informations, à supposer qu'elles soient vraies**. On peut concevoir que la technique bien connue du on-vous-a-vus-faisez-pas-les-cons soit efficace avec des supporteurs bordéliseurs ou des ultra-gauchistes ultra-fliqués, mais je suppose qu'elle ne peut que faire rigoler des "maffieux" dont on prétend démanteler les "réseaux très perfectionnés".


* Ce réseau, démantelé fin 2010, était bosniaque et non roumain... Monsieur Guéant a oublié de le préciser.

** Il est assez curieux, par exemple, de publier cette photo d'une "villa de chef de gang roumain à Ţăndărei"... Et ce d'autant plus que l'on retrouve, sur un blogue, une autre photo de cette même villa, avec la légende "Wealthy gypsy houses in Buzescu, Romania". (Buzescu est une bourgade de Roumanie où l'on peut voir un grand nombre d'extravagances architecturales construites par des tziganes.)

Sur le blogue Gloomy Gloomy Day.

mardi 13 septembre 2011

A peine une opinion, mais pernicieuse

Dans le gonflant mouvement d'opposition à la prétendue "introduction de la théorie du genre dans les manuels scolaires", les 80 députés UMP - qui ont rappelé opportunément au Yéti Les 80 chasseurs - ont été rejoints par 113 sénateurs de même tendance - pour être précis, il y a 98 UMP, 12 centristes et 3 non inscrits.

On est loin encore des onze mille vierges (effarouchées), mais on avance, on avance...

Et on avancera d'autant plus vite que "l’Église catholique organise la riposte", ainsi que nous l'apprend un article de Stéphanie Le Bars, dans le Monde, précisant même les dimensions de "la riposte", un livre de 192 page, vendu à 16,80 euros chez l'éditeur Pierre Téqui*.

Signé du Conseil pontifical de la famille.

La présentation de cet ouvrage, sur le site de l'éditeur, ne cache en rien l'intention de peser dans le débat pour lequel monsieur Christian Jacob a audacieusement suggéré que soit mise en place une "mission parlementaire" - on sait que l'on peut compter sur lui pour ne reculer devant rien.

Extrait de ce résumé :

La théorie américaine du Gender, référence des instances internationales (ONU, Unesco, Commission européenne, etc.) et source d’inspiration de nombreuses législations, figure désormais dans les manuels de S.V.T. de 1re L et ES.

(...)

Face au bouleversement identitaire, social et familial, qui se met en place, cet ouvrage présente, dans un esprit critique, les axes fondamentaux du Gender (ses origines féministes et égalitaristes, ses données anthropologiques, sociologiques et psychanalytiques, son évolution depuis les années 1980, etc.).

Enseignants, éducateurs et parents pourront se forger, en toute connaissance de cause, une pensée argumentée et pédagogique à l’adresse des jeunes dont ils ont la responsabilité.

Sept "experts" ont apporté leurs contributions à cette œuvre de salubrité identitaire, sociale, familiale et religieuse. La présentation a été rédigée par le plus expert d'entre eux, Tony Anatrella, prêtre, psychanalyste, spécialiste de psychiatrie sociale, qui est aussi monseigneur au Vatican, où il est "consulteur" au Conseil pontifical pour la famille.

On peut trouver, somme toute, assez savoureuse sa manière de présenter la "théorie du genre" comme "un agencement conceptuel qui n'a rien à voir avec la science" qui "est à peine une opinion", puisque cette description pourrait fort bien convenir pour esquisser ce que l'on peut attendre d'une religion en matière de connaissance.

Mais monseigneur n'a certainement pas le (sacré) cœur à rire, persuadé qu'il est de lutter contre "une idéologie totalitaire, plus oppressive et pernicieuse que l’idéologie marxiste" susceptible d'entraîner "un changement de paradigme remettant en question la différence sexuelle intrinsèque à l'humanité".

(Apocalyptique, non ?)

Malgré lui, probablement, en utilisant ce concept de "changement de paradigme", monseigneur Anatrella daigne accorder à la "théorie du genre" un statut bien plus considérable que celui qu'on accorde ordinairement à "une idéologie" - "totalitaire" ou non -, ou encore à "un agencement conceptuel qui n'a rien à voir avec la science ".

Thomas S. Kuhn (1922-1996) a avancé, en 1962, l'idée qu'une révolution scientifique - pour une fois, je graisse comme un malpropre - est caractérisée par une modification radicale dans la représentation du monde, c'est-à-dire par ce qu'il a appelé un changement du paradigme dominant. C'était dans La Structure des révolutions scientifiques - la traduction française est parue chez Flammarion et se trouve peut-être encore dans la collection Champs. Il s'y appuyait sur l'étude d'un certain nombre de cas repérables dans l'histoire des sciences, mais l'on peut dire que son paradigme du changement de paradigme a été la révolution copernicienne, que notre sainte mère l’Église a mis un certain temps à admettre. On se souviendra , simplement, que ce n'est qu'en 1757 que les livres de Copernic et Galilée ont été rayés de l'Index Librorum Prohibitorum (index des livres interdits par l’Église), et que l'on estime que c'est aux alentours des années 1820-1830 que l'Église et ses fidèles ont fini par accepter complètement cette idéologie pernicieuse d'une Terre tournant autour du Soleil.

Pour Kuhn, ces changements de point de vue, irréversibles, ne peuvent se mettre en évidence qu'à la lumière de l'histoire des sciences.

Mais, puisque dans le cas des Gender Studies, monseigneur Anatrella prophétise qu'elles portent en elles le risque d'un "changement de paradigme" dans le domaine des sciences humaines, espérons qu'il ne se trompe pas.

Sa présence au Vatican lui a peut-être, par contagion, fait acquérir quelque infaillibilité...



* Pour savoir qui est Pierre Téqui et ce qu'il édite, je vous conseille de parcourir son catalogue. J'y ai personnellement découvert un bien intéressant opuscule "qui traite exclusivement de l’Ordre des vierges consacrées. Une vocation féminine par excellence, bien connue aux premiers siècles du christianisme et qui reprend actuellement un essor remarquable. Ce livre donne une lumière nouvelle sur la place qui est dévolue à la femme dans l’Église." Cet ouvrage, de Jeanne Hourcade, a pour titre L'Eglise est-elle misogyne ? Depuis longtemps, cette question me lancine et me taraude, aussi vais-je peut-être le commander...

lundi 12 septembre 2011

Ma vie sans Jacques Lacan

Puisqu'il ne s'était lui-même jamais privé du plaisir d'en commettre d'exécrables, Jacques Lacan est peut-être l'homme qui a suscité la floraison la plus abondante de jeux de mots, d'à peu près et d'équivoques à prétentions signifiantes, mais de la plus mauvaise qualité qui soit. Le titre-à-la-con grasseyé en couverture du numéro spécial de Libération publié le 11 septembre 1981, deux jours après sa mort, en est un des exemples parmi les plus symptomatiques - si l'on ose dire.

Avec une fierté maison assez naïve, Béatrice Vallaeys se vantait de nous remettre ce titre en mémoire dans un articulet paru samedi :

Avec la mort de Jacques Lacan, Libération a eu l’occasion d’illustrer un de ses talents indiscutables. La une du 11 septembre 1981, consacrée à cette figure de la psychanalyse, reste la plus pertinente de toutes celles qui font la réputation de notre journal : «Tout fou Lacan», écrivions-nous en manchette. Un trait de génie concernant cet intellectuel expert en jeux de mots (...).

Ce qui prouve que, dès la disparition du docteur Lacan, le "trait de génie" s'est fortement dévalué.

Hors de prix, pourtant, chez les bouquinistes.

La célébration du trentième anniversaire de la mort de Jacques Lacan a donné l'occasion à nos médias préférés de nous informer d'une polémique naissante entre Jacques-Alain Miller, ayant droit moral de Jacques Lacan, responsable de l'édition de ses Séminaires - et par ailleurs époux de Judith, née Lacan -, et Élisabeth Roudinesco, historienne instituée de la psychanalyse, biographe de Jacques Lacan - et par ailleurs compagne d'Olivier Bétourné, PDG du Seuil, chez qui sont publiés les Séminaires...

Pour suivre tous les détails de cet impitoyable feuilleton pour intellectuels parisiens, on pourra se reporter aux commérages de Pierre Assouline, qui ont lancé l'affaire, au texticule compassé d'Alain Beuve-Méry, aux considérations bibliobscopiques d'Eric Aeschimann et, enfin, aux divers numéros du Lacan Quotidien.

De quoi vous convaincre qu'il est sans doute préférable de s'affronter à la lecture de Lacan en ignorant tout des chamailleries de ses "héritiers"...

Vient de paraître, encore au Seuil...

Tout en restant dans les histoires de famille, on peut aussi lire ce petit texte dont Jacques Roubaud avait publié une première version en 1989 et qui a été réédité en 2004 aux Éditions de l'Attente - leur catalogue mérite vraiment d'être exploré.

Ma vie avec le docteur Lacan

"Un livre est l'autobiographie
de son titre et comme tel, la narration
d'une singularité", Fin de citation.

1.
A vingt ans je découvris très belle une amie d'enfance. Je l'aimai. Elle s'appelait Sylvia.

2.

Son père était Paul Bénichou. Sa mère, Gina, était née Labin.

3.
Nous allâmes un jour voir un film de Jean Renoir. Le crime de Monsieur Lange. J'appris que l'actrice principale avait été amie très proche de Gina Labin-Bénichou. Son nom était Sylvia Bataille.

4.
Je me rappelle que Paul Bénichou, toujours d'une élégance irréprochable, parla plusieurs fois, en ces temps anciens, des gilets colorés que portait, en leur commune jeunesse, son ami Lacan. Il me semble que c'était avec une discrète ironie.

5.

Nous eûmes une fille, dont le prénom fut Laurence : Laure est un prénom provençal, le prénom de la cousine de mon père, qui vivait à Saint-Jean du Var ; un prénom de poésie. Par ailleurs Laurence Bataille était la fille de Sylvia Bataille.

6.
En 1961, après le suicide de mon frère j'étais, militaire rapatrié médical du Sahara, au pavillon des isolés de l'hôpital du Val-de-Grâce. Le docteur Lacan accepta la responsabilité de ma sortie, et de mon retour dans mes foyers. Il me reçut une heure chez lui. Je ne me souviens que de silence.

7.
En 1965 probablement, en compagnie d'un de mes amis d'alors, le mathématicien Philippe Courrèges, je lus et essayai de comprendre le Séminaire sur la lettre volée.

8.
Un jour, à la fin de 1968 je crois, je reçus un coup de téléphone. Je décrochai et entendis une voix dire : "C'est moi". Il y eut un nouveau silence. "Ici Lacan" (je ne suis pas sûr des ces mots-là, mais je suis certain des deux premiers), "il faut que nous nous voyions."

9.
Nous prîmes donc rendez-vous ; je vins le chercher chez lui, rue de Lille ; nous avons marché dans la rue ; mais il ne m'a pas dit pourquoi il m'avait convoqué.

10.
Ainsi, nous nous étions rencontrés deux fois.

11.
Je ne l'ai jamais revu.

Une belle édition pour le lire en vrai.

Je n'ai jamais vu le docteur Lacan, mais je me demande tout de même ce qu'aurait été ma vie s'il n'avait pas existé...

Autre.

Sans aucun doute.

dimanche 11 septembre 2011

Supplément culinaire et dominical

Après avoir découvert à la fois l'art et la manière de faire du feu, le "brave néandertalien" normand, qui, en réalité, n'était autre qu'un banal homo sapiens de chez sapiens, mais un peu plus sage que les autres, apprit, lors des longues soirées d'hiver, à se faire cuire les pommes sauvages que son instinct de normand natif ainsi que de souche l'avait conduit à cueillir et à conserver dans un coin de sa masure troglodyte. Durant ces grands moments de convivialité, chaque membre du clan tendait vers la flamme le petit fruit aigrelet au bout d'une pique en bois dont la pointe avait été savamment durcie au feu. Ce n'était pas très goûteux, mais chacun profitait ainsi de la lumière et, surtout, de la chaleur, en devisant gaiement. Preuve de la prégnance de cette coutume, elle est encore pratiquée par l'homme moderne, certains soirs de la fin de l'été, autour d'un feu dit "de camp", où chacun fait rôtir sa golden au bout de sa fourchette, en chantant à l'unisson des cantiques édifiants ou en racontant à tour de rôle des histoires graveleuses tout aussi édifiantes.

Pommes sauvages cueillies sur le site de l'Agropolis-Muséum.

Avec la maîtrise de la cuisson au four, l'humanité devait entrer dans l'ère de la grande cuisine bourgeoise.

Et de la pomme au four.

Mais il fallut attendre que le cuisinier moderne reconnaisse que toute pomme n'était pas bonne à cuire pour que naisse enfin la haute gastronomie.

Sur le choix de la variété à passer au four, je ne craindrai point d'être quelque peu dogmatique. A une exception près, qui sera signalée plus bas, je ne rôtis que la Reinette, et, si possible, la Reinette normande, encore nommée la Bénédictin ou l’Œil de nèfle, variété que mes ancêtres ont patiemment sélectionnée au cours des millénaires en vue de la cuire de toutes manières possibles.

Bénédictin, vue en lumière un peu rouge, sur le site de l'APHN
(Association Pomologique de Haute-Normandie).

La pomme cuite à la berlinoise, selon le protocole décrit par Walter Benjamin, est déjà excellente, mais pourra décevoir celles et ceux qui ont, comme moi, la "goule sucrée" - pour reprendre l'expression de ma grand-mère.

Aussi vais-je vous indiquer la recette basique de mon enfance, qui est probablement celle de ma grand-mère.

Après avoir fait reluire vos pommes sur votre gros pull de laine, les évider* soigneusement de leur cœur-à-pépin.

Remplir la cavité ainsi obtenue avec du sucre, jusqu'au niveau permis par vos derniers résultats de glycémie.

Les disposer dans un plat, allant au four, cela va sans dire.

Ajouter une noix de beurre, ou seulement une noisette, selon votre taux de cholestérol.

Recouvrir d'eau le fond du plat, et enfourner.

Servir à peine attiédi dès que cela vous paraît cuit. Ou avant, selon préférences.

De nombreuses variantes apparaissent dans la littérature spécialisée. Ainsi, il est possible de parfumer le sucre ajouté, et l'on peut débattre longtemps des mérites comparés de la vanille et de la cannelle. On peut aussi déposer les pommes sur des tranches de pain, de brioche ou de pain d'épice - à condition qu'on les beurre largement, et que l'on surveille la cuisson pour éviter une lamentable détrempe, pourquoi pas ?

Cependant il faut signaler que certaines de ces variantes ont de quoi faire frémir.

Tout récemment, j'ai pu lire, sur un site dédié à la propagation du savoir-faire culinaire, une commentatrice suggérant, au prétexte que "les enfants [avaient] beaucoup aimé", de remplacer le sucre par de la pâte nutella...

(Pauvres gosses !)

Je conseillerai plutôt à cette "maman" de remplacer le nutella par une cuillerée à café de gelée de groseille et de faire cuire comme ça.

Et le jour où "les enfants" seront à la fête, d'accompagner le tout d'une simple crème anglaise.

Il n'y a plus qu'à...
(Photo tirée de la recette des bourdelots.)

Les pommes au four peuvent aussi servir de garniture pour certains plats de viande.

La variété Belle de Boscop, cuite au four avec une lichette de calva en son cœur évidé, n'accompagne pas trop mal le boudin grillé, et même très bien l'andouillette de chez nous - qui n'a rien à voir avec celle notée quintuple A, mais gagne aussi à être connue.

Mais je garde toute mon estime pour la Reinette quand il s'agit de s'harmoniser avec le canard, éventuellement réduit à ses magrets. Il ne faut pas hésiter à poivrer généreusement les pommes à caraméliser. Poivre noir, blanc, vert, rose, tout est bon, mais vous atteindrez des sommets si vous trouvez du cubèbe, ou encore "poivre à queue" - à chercher dans les petites boutiques exotiques plutôt que chez les fins épiciers classieux...


* Les magazines féminins que j'ai consultés préconisent l'emploi d'un vide-pomme qui me semble un banal emporte-pièce risquant de forer un trou de part en part dans le fruit, et ainsi d'empêcher toute mise en œuvre correcte de la recette. Je préfère, pour cette délicate opération, utiliser la petite cuillère en argent que j'avais en bouche à la naissance, convenablement affutée sur les bords.