samedi 10 septembre 2011

Les pommes au four

Le simple acte de cueillir une pomme sur son arbre peut s'accompagner de toute une gestuelle gourmande et respectueuse - caresses de la pointe du regard ou du bout des doigts - qui inciterait presque à développer la métaphore quasi biblique des préliminaires amoureux.

On évitera ici de tomber dans cette facilité.

C'est qu'on ne pense pas qu'à "ça".

(Kestugroâ...)

Et puis, je dois avouer que ma petite taille ne me permet pas d'atteindre de la main les plus beaux fruits de mes deux pommiers... Alors, je dois recourir à cet astucieux dispositif technique que l'on nomme ici un cueille-pomme.

Cueille-pomme, fin du XXe siècle (circa 1985).
Son sac a été admirablement restauré par Juliette,
que j'ai plaisir à remercier aux yeux de la blogosphère réunie.

L'autre matin, au pied de mon arbre, tout en remplissant un cageot de reinettes, m'est venue l'envie de retrouver et de relire ce texte de Walter Benjamin - et, puisque je l'ai effectivement retrouvé et relu, autant en faire profiter toutes celles et tous ceux qui rêvent de grasses matinées...

MATINÉE D'HIVER

La fée, grâce à laquelle on peut disposer d'un vœu, existe pour chacun. Mais peu nombreux sont ceux qui savent se souvenir du vœu qu'ils ont prononcé ; peu nombreux pour cela ceux qui, plus tard, dans leur propre vie, en reconnaissent l'accomplissement. Moi, je me souviens pourtant bien du vœu qui pour moi s'est accompli et je ne veux pas dire qu'il fut plus sage que ceux des enfants de contes de fées. Il se formait en moi avec la lampe lorsque, tôt dans la matinée d'hiver, à sept heures et demie, elle s'approchait de mon lit et projetait au plafond l'ombre de la bonne. Dans le poêle elle allumait le feu. Bientôt la flamme, comme enserrée dans un tiroir beaucoup trop petit où l'abondance de charbon l'empêchait de se remuer, portait sur moi ses regards. Et c'était quelque chose de vraiment grave qui, là, tout près de moi, plus petit que moi, commençait de s'accomplir et obligeait la bonne de se baisser plus bas qu'elle ne se fût baissée pour moi-même. Quand le feu était prêt, elle mettait une pomme à cuire dans le four. Bientôt se dessinait la porte grillée du poêle dans la lueur mouvante sur le plancher. Et il semblait à ma fatigue que ce serait assez de cette image pour la journée. Ainsi, toujours vers cette heure, ce n'était rien que la voix de la bonne qui dérangeait le recueillement avec lequel la matinée d'hiver avait l'habitude de me marier aux choses de la chambre. La jalousie n'était pas encore hissée que déjà j'écartais, pour la première fois, le verrou de la porte du poêle afin de surprendre la pomme dans son four. Parfois elle n'avait guère encore modifié son arôme. Et puis je patientais jusqu'à ce que je crusse flairer le parfum écumeux qui venait d'une cellule de la journée d'hiver plus profonde et plus sourde encore que le parfum de l'arbre dans la soirée de Noël. Voilà le fruit sombre et chaud, la pomme, qui, familière et quand même changée comme un ami après un long voyage, semblait me retrouver. C'était le voyage à travers le sombre pays de la chaleur du poêle, où elle avait obtenu les arômes de toutes les choses que la journée me réservait. Et c'est pourquoi ce n'était pas étrange que toujours, si je chauffais mes mains à ses joues lisses, une hésitation me venait de la mordre. Je sentais que la rumeur fugitive qu'elle apportait dans son parfum pouvait par trop facilement s'échapper sur le chemin de ma langue, cette rumeur qui s'emparait parfois si fortement de mon cœur qu'elle me consolait encore pendant ma marche à l'école. Arrivé là, au contact de mon banc, la fatigue, auparavant dissipée, revenait décuplée. Et avec elle ce vœu : dormir, dormir ... Je pense bien l'avoir formulé mille fois et il devait plus tard réellement s'accomplir. Mais bien du temps allait s'écouler avant qu'il fallût m'en rendre compte du simple fait que chaque fois mon espoir d'une situation et d'un pain assuré était demeuré vain.

Ce texte fait partie des chroniques que Walter Benjamin a publiées, à partir de mai 1933, dans la Frankfurter Zeitung, sous le pseudonyme de Detlef Holz. Elles forment, augmentées de quelques autres publiées dans d'autres journaux, l'essentiel du recueil Berliner Kindheit um 1900 (Enfance berlinoise vers mil neuf cent) que Th. W. Adorno fit éditer en 1950 à Francfort. Ce livre a été traduit en français en 1978 par Jean Lacoste, pour les éditions Les Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau. Cette traduction est encore disponible aux Lettres Nouvelles, suivie de Sens unique et de Paysages urbains.

Cependant, pour cette Matinée d'hiver, j'ai préféré citer l'adaptation que Walter Benjamin et Jean Selz en ont faite en 1933, et que l'on peut trouver dans les Écrits français, de Walter Benjamin, aux éditions Gallimard (repris en folio essais).

Walter Benjamin en 1933,
vu par Jean Selz.

6 commentaires:

Christine a dit…

Oh oui, c'est beau, la bonne qui prépare la pomme du petit déjeuner, se courbant sur sa tâche ;-)

Guy M. a dit…

Je ne pense pas que Walter Benjamin ait choisi, à 8 ou 10 ans, d'avoir une bonne à son service.

Reste à considérer ce que, plus tard, il a choisi d'être.

Chomp' a dit…

C'est vrai que c'était bon les pommes au four
Je n'en ai pas remangé depuis une quarantaine d'années.
Peut-être parce que j'ai peur d'abîmer celles de cette époque ...

Guy M. a dit…

Vrai de vrai ? C'est dommage, alors.

(J'en fais régulièrement, con variazioni.)

Chomp' a dit…

Voui.
Hormis qu'il n'y avait point de bonne dans ma famille,
(et à la plume de Benjamin près), j'aurais pu signer toute ta citation ...

Un jour faudra aussi parler des chataîgnes ...

Guy M. a dit…

Les châtaignes, oui...

Mais aujourd'hui, je te dédie encore un billet sur les pommes.