vendredi 29 janvier 2010

Une tronche qui parle d'elle-même

Monsieur Georges Frêche, le 22 décembre,en conseil d’agglomération de Montpellier, a déclaré:

Si j’étais en Haute-Normandie, je ne sais pas si je voterais Fabius.

Je m’interrogerais. Ce mec me pose problème.

Il a une tronche pas catholique.

Ça fait rien mais peut-être que je voterai pour lui mais j’y réfléchirai à deux fois.


Il ajoute, à l'intention des journalistes présents :

Notez là haut, je vous fais une puce.


(Probablement une private joke à la mode du pays: La puce à l'oreille est une rubrique du Midi Libre rassemblant des "mots" qui se veulent piquants.)

On est "bin cotent"* de sa sortie.


Et on s'applaudit bien fort...

Montpellier journal a eu la bonne idée de mettre en ligne l'enregistrement des propos de monsieur Georges Frêche. On peux l'entendre braire assez clairement et on pourra vérifier le prononcé.

Mais il est infiniment désolant d'entendre aussi le rire des courtisans.

Le goudron, les plumes et le coup de pied au cul ne sont peut-être pas des spécialités très catholiques, ni très languedociennes, mais enfin ça s'adapte très bien à toute religion et à tout climat.


* On prononce comme ça, en Haute-Normandie...

jeudi 28 janvier 2010

Feux et contrefeux sur un air de pipeau

Pas étonnant que l'Etat n'apprécie pas trop la beauté convulsive, c'est lui qui fait construire les prisons.

Avec l'argent du contribuable.

Et le contribuable n'a aucun sens de la poésie.

Incendie de la prison pour étrangers de Vincennes
(euphémiquement nommée "centre de rétention administrative"),
le 22 juin 2008.


Quand une prison, et surtout une prison pour étrangers, brûle, le contribuable pleure; ce sont des choses qui se font.

Pour le consoler, il faut trouver des futurs coupables, et les envoyer en correctionnelle; ce sont aussi des choses qui se font.

Je présume qu'une enquête minutieuse et une instruction rigoureuse ont permis de poursuivre les "dix étrangers en situation irrégulière" pour "destruction de bien par incendie" et/ou "violences sur agents de la force publique avec incapacité totale de travail de moins de huit jours". Le procès, qui devait se tenir sur trois après-midi, a commencé ce lundi devant la 16ème chambre du tribunal correctionnel de Paris, dans une "ambiance tendue", selon Sophie Makris, de l'AFP.

Fait-elle allusion à la présence d'un public trop nombreux ?

Pour soutenir les dix étrangers en situation irrégulière accusés d'avoir participé aux faits, plus d'une centaine de personnes ont fait le déplacement lundi au Palais de justice de Paris à l'appel de diverses associations (MRAP, Gisti, LDH, Solidaires...). (...)

Faute de place, seule une poignée de personnes ont pu accéder à la salle, entraînant une montée de l'exaspération à l'extérieur et le démarrage de l'audience sous les cris de "justice à huis-clos", lancés par les manifestants de l'autre côté de la porte.

(Selon d'autres témoins, la cour se serait transportée dans la salle de la 31ème chambre "à peine plus grande" que celle de la 16ème, sans pouvoir accueillir la totalité du public.)

Ou bien fait-elle allusion au premier cafouillage du procès ?

L'un des inculpés, "le plus jeune des prévenus", toujours évidemment sans papiers, s'est fait contrôler à la gare du Nord, et a été diligemment placé en garde à vue. L'audience commençait à 13h30, mais ne pouvait avoir lieu sans lui. Il a finalement été libéré vers 14h et l'audience, suspendue, a pu reprendre vers 15h30.

(Cela montre au moins que, si la procédure est "pointilliste", la police est pointilleuse.)

Ou bien fait-elle référence au second cafouillage, qu'elle annonce comme un "coup de théâtre" ?

Une demande de changement de composition du tribunal a en effet été déposée, à l'initiative de la défense de l'un des prévenus, Moïse Diakité, qui "a reconnu dans la présidente de la 16ème chambre du tribunal correctionnel une juge [d'instruction, à l'époque] qui s'était prononcée sur son placement en détention dans un autre dossier, en 2005".

Maître Mylène Stambouli, son avocate, a donc signalé: "Mon client me dit, du fait de ce passé, ne pas avoir confiance dans l'impartialité du tribunal. Il n'est pas possible de juger ce dossier dans la composition actuelle du celui-ci."

(On voit que le théâtre judiciaire n'est pas à l'abri d'une erreur de casting.)

Entrée des artistes.
(Photo AFP)

Le second acte, mardi dernier, a duré cinq minutes, ainsi résumées par Sophie Makris:

La présidente de la 16e chambre correctionnelle, Nathalie Dutartre, a annoncé au début de cette seconde demi-journée d'audience qu'elle refusait de se destituer, comme le demandait la défense de l'un des prévenus.

(...)

Face à ce refus, l'avocate du prévenu, Mylène Stambouli, soutenue par l'ensemble de la défense, a annoncé qu'elle déposait une demande de récusation de Mme Dutartre auprès du premier président de la cour d'appel ainsi qu'une demande d'ajournement du procès.

L'audience a donc été suspendue, en attendant la réponse...

Le public a été évacué par les forces de l'ordre, dans les formes en usage: brutalement. Il est vrai qu'il était surtout venu exprimer son soutien aux inculpés, et qu'il faisait ainsi preuve d'une insupportable partialité. Devant le palais, une personne a été arrêtée.

Le lendemain, la présidente du tribunal a pu ouvrir l'audience en annonçant le rejet, par le premier président de la cour d'appel, du changement de composition du tribunal réclamé par la défense, et lancer les débats.

Enfin ! disent certaines dépêches.

La parole étant donnée aux avocat(e)s de la défense, Maître Irène Terrel, en dénonçant une instruction "caricaturale" et "attentatoire aux droits de la défense et à la justice elle-même", a demandé un supplément d'information: "On ne va pas accepter des sous-droits avec des sous-mis en examen pour une sous-justice".

D'après une dépêche citée par NouvelObs.com:

Elle a demandé une expertise technique concernant l'incendie, une enquête sur la personnalité des prévenus, un transport sur les lieux et le visionnage de la trentaine d'heures de vidéosurveillance, l'un des principaux éléments à charge de l'ordonnance de renvoi.

La présidente a retenu le visionnage mais a refusé les autres demandes, comme requis par le procureur Gilbert Flam pour qui "le fond du dossier ne nécessite pas une autre instruction".


S'il le dit...

Ce procès exemplaire reprendra lundi 1er février, à 13h 30. Un nouveau calendrier des audiences devrait être fixé.

Le public n'est pas toujours le bienvenu, mais il est admis.

Les mauvais esprits qui ne pensent qu'à ça, mais pas à ce que vous pensez, auront sans doute noté que, par coïncidence de calendrier, les services de communication de la police (les fameuses "sources policières") ont tenu à nous informer de ceci:

La section antiterroriste (SAT) de la Brigade criminelle a été saisie d'une enquête préliminaire portant sur une quarantaine de dégradations de distributeurs automatiques de billets (DAB) à Paris attribuées à des militants de "l'ultra gauche".

Et l'on précise, pour que l'on comprenne bien:

Les policiers pensent avoir affaire à un groupe organisé de militants de l'extrême gauche, en raison des slogans portés sur les distributeurs sabotés, qui reprochent aux deux banques concernées d'avoir dénoncé des étrangers sans papiers titulaires de comptes.

"BNP, balance de sans-papiers aux flics", "À bas les collabos", pouvait-on lire sur les distributeurs. Il est aussi fait référence au procès, en cours à Paris, des incendiaires présumés d'un centre de rétention en 2008 à Paris: "Liberté pour les inculpés de Vincennes".

Un petit air de pipeau pour agrémenter le spectacle ?

Edouard Manet, Le Fifre (1866)
Huile sur toile © Musée d'Orsay Paris

mercredi 27 janvier 2010

Beauté convulsive

Beau comme la fleur du cactus;

beau comme les deux longs filaments tentaculiformes d'une insecte;
ou plutôt, comme une inhumation précipitée;
ou encore, comme la loi de la reconstitutions des organes mutilés;
et surtout, comme un liquide éminemment putrescible !


beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître;


beau comme la loi de l'arrêt de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n'est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s'assimile;

beau comme le tremblement des mains dans l'alcoolisme;

beau comme la rétractabilité des serres des oiseaux rapaces;
ou encore, comme l'incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure;

ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l'animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille;
et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie !

beau comme le vice de conformation congénital des organes sexuels de l'homme, consistant dans la brièveté relative du canal de l'urètre et la division ou l'absence de sa paroi inférieure, de telle sorte que ce canal s'ouvre à une distance variable du gland et au-dessous du pénis;
ou encore, comme la caroncule charnue, de forme conique, sillonnée par des rides transversales assez profondes, qui s'élève sur la base du bec supérieur du dindon;
ou plutôt, comme la vérité qui suit: "Le système des gammes, des modes et de leur enchaînement harmonique ne repose pas sur des lois naturelles invariables, mais il est, au contraire, la conséquence de principes esthétiques qui ont varié avec le développement progressif de l'humanité, et qui varieront encore;"

et surtout, comme une corvette cuirassée à tourelles !


Mes remerciements à Isidore Ducasse, se disant comte de Lautréamont, pour le texte,
et aux graphistes du camp No Border de juin 2009 à Calais, pour l'octosyllabe final sur banderole.

mardi 26 janvier 2010

Une soirée avec un homme de parole

Hier soir, j'ai eu l'heureuse surprise de recevoir la visité inopinée d'un vendeur de quatrelles.

Ce charmant jeune homme entre deux âges, un peu baratineur mais présentant bien (costard sombre de bonne coupe, cravate assortie aux chaussettes mais pas à la chemise), vient me voir sans espoir depuis plus de dix ans, et je l'écoute avec toute l'attention qu'il mérite, en affichant mon célèbre sourire "causaliste" (qu'il faut interpréter en "cause toujours, tu m'intéresses").

J'ai pu hier apprécier la qualité de son professionnalisme. M'ayant d'abord mal situé sur son profiloscope, il me vanta les mérites d'une quatrelle grand espace pour papy soucieux du confort de ses petits-enfants (qu'il faut sans cesse trimballer pendant que les parents travaillent comme des gongs ou s'éclatent comme des bêtes). Je le détrompai, et il me livra alors l'argumentaire imparable concernant le modèle idéal pour préretraité sans descendance féconde, un modèle de quatrelle en forme de sextoy pour autobus, d'une urbanité parfaite et durable.

Bien sûr, comme tous les ans, j'ai mis en délibéré à l'année prochaine ma décision définitive.

Mais je vais peut-être devoir me décider avant.

Après un tel début de soirée, j'ai préféré échapper à une nouvelle séance de baratin professionnel.

Je n'ai donc pas vu le passage de monsieur Nicolas Sarkozy sur la première chaîne de télévision, et les échos que j'ai pu en avoir ne me l'ont pas fait regretter.

Comme j'avais envie de quelque chose de plus stimulant, de plus dense, et surtout de plus intelligent, je n'ai pas trouvé mieux que de commencer un livre reçu il y a peu, et qui doit maintenant se trouver dans (toutes) les bonnes librairies.

Il s'agit de La philosophie et l'événement, d'Alain Badiou avec Fabien Tarby, publié aux éditions Germina (diffusion PUF), dans la collection "Les clés de la philo".

Dans un billet pathétique, j'avais confessé, sans excès de fausse modestie, que ma vie avait surtout été marquée par le ratage complet de ma rencontre avec l'œuvre d'Alain Badiou et j'avais révélé à la blogosphère mon intention de consacrer les cinq premières années de ma retraite à l'étude sérieuse des écrits philosophiques d'Alain Badiou.

Et voyez comme le monde est bien fait: Jean Tellez, qui dirige les éditions Germina, m'a évidemment entendu et en a profité pour publier ce livre qui est une introduction tout à fait accessible à la pensée de Badiou.

Il s'agit de la transcription d'entretiens avec Alain Badiou, menés par Fabien Tarby, professeur de philosophie et écrivain, qui a déjà publié, entre autres, La philosophie d'Alain Badiou (L'Harmattan, 2005).

Nos deux enseignants de philosophie, tous hommes de parole, se montrent particulièrement soucieux d'être entendus et, si leurs échanges sont denses, ils n'en demeurent pas moins d'une parfaite clarté pour le lecteur. J'ai noté, avec soulagement, que le meneur de jeu Fabien Tarby posait, ici ou là, la question qu'un auditeur aussi béotien que moi aurait hésité à poser. Cette manière de conduire le dialogue, en tenant compte de l'auditeur absent, le futur lecteur, est une des réussites de ce livre.

L'ouvrage est articulé en cinq parties, les quatre "conditions" (au sens de Badiou) de la philosophie et, en dernière partie, la philosophie. De ces quatre conditions badiousiennes, la politique, l'amour, l'art et les sciences, nous devons bien admettre que nous avons tous plus ou moins quelques vagues notions... En les réexaminant devant nous, nos deux interlocuteurs avancent en direction de la construction de la philosophie d'Alain Badiou, dont un aperçu plus large est donné dans la dernière partie (ainsi que dans l'annexe Courte introduction à la philosophie d'Alain Badiou, rédigée par Fabien Tarby).

Au total, ce dialogue, bien mené, et suivant ce parcours, me semble une excellente introduction à mes futures lectures.

Je commence bientôt.

Je vous tiendrai au courant. Parole !



PS: Fabien Tarby tient un blogue et anime une revue numérique de philosophie.

Enfin sur le site alainbadiou.fr sont annoncées, pour les 23-24 octobre 2010, des journées Alain Badiou, organisées par les éditions Germina.

lundi 25 janvier 2010

Passage clandestin sur la terre

"Nous entrons dans ce port bien connu des marins: une double falaise à pic et sans coupure se dresse autour et deux caps allongés, qui se font vis-à-vis au devant de l'entrée, en étranglent la bouche. Ma flotte s'y engage et s'en va jusqu'au fond, gaillard contre gaillards, s'amarrer côte à côte: pas de houle sur ce creux, pas de flot, pas de ride; partout un calme blanc."

Odyssée, X 87-94.
Poème attribué à Homère, date incertaine,
dans la traduction de Victor Bérard (1924).


Malgré les controverses d'érudits, la description de "ce port bien connu des marins", qu'Homère ne nomme pas, évoque le souvenir rêveur que l'on peut garder du site de Bonifacio quand on a eu la chance d'y flâner.

Ulysse y fait escale dans son périple, et y rencontre pour son plus grand malheur, le peuple des "Lestrygons robustes, moins hommes que géants", et surtout cannibales. Il parvient à rembarquer dans un seul vaisseau, avec quelques survivants, et à partir vers de nouvelles aventures.

Mais, si j'en crois ces quelques photos aériennes protégées par copyright, la description de l'Odyssée pourrait assez bien s'appliquer à la cala di Paragnano, située à l'ouest de Bonifacio, où auraient massivement "débarqué", jeudi soir, 124 migrants "sans-papiers et se disant kurdes de Syrie" pour reprendre les termes employés par la presse.

(Le vocabulaire utilisé pour rendre compte de cet événement a été particulièrement bien épinglé par JBB dans son récent billet d'Article XI.)

Bord de route, vendredi matin.
Ils sont 124, 57 hommes, 29 femmes dont 5 enceintes
et 38 enfants, dont 9 nourrissons.
(Aujourd'hui, on parle de 123... (???))

On ne peut pas dire qu'on les attendait là.

Eux-mêmes ne s'attendaient peut-être pas à se retrouver là, au terme d'une odyssée dont nous ignorons encore presque tout.

Aussi fut-on intrigué de la présence de ces étranges étrangers au bord des routes corses. Et ils furent l'objet d'étonnants étonnements: ici on souligne que "les vêtements [étaient] propres, les visages rasés, et les bébés bien portants" et là "que les femmes étaient maquillées, les hommes rasés, et que leurs vêtements ne portaient aucune trace d'eau de mer". Que des gens qui ont pris un jour la décision de partir et de chercher un refuge ailleurs, peut-être n'importe où, aient l'idée de se présenter dignement dans cet "ailleurs", c'est louche... Forcément !

Mais face à ces gueux sans guenille, il fallait parer au plus pressé.

Monsieur Jean-Charles Orsucci, maire de Bonifacio, a mobilisé les services de commune pour aménager à la hâte un gymnase, afin de les accueillir "dans les meilleures conditions".

"Nous leur avons amené des serviettes, des lits de camp et de la nourriture, nous avons essayé de faire en sorte qu'ils puissent prendre des douches et se laver, de leur procurer tout le confort possible dans une situation aussi délicate", a expliqué M. Orsucci, désireux que "les Bonifaciens sachent se montrer à la hauteur de la réputation d'hospitalité des Corses".

Le gymnase porte le nom de "Liberta".

Pause dînette au gymnase.

Le préfet de Corse-du-Sud, monsieur Stéphane Bouillon a, lui aussi, cherché à parer au plus pressé. Après avoir dénombré ces réfugiés (il en a trouvé 124, mais il s'est trompé: ce matin, on parle de 123...), monsieur le préfet leur a trouvé une "vocation":

"La réglementation dit que les personnes qui sont rentrées en séjour irrégulier ont vocation à repartir là d'où elles venaient. Nous devons appliquer la loi en ce domaine."

C'est clair, c'est net, c'est définitif. Bien droit sous sa casquette à feuille de chêne, monsieur le préfet dit la loi, et s'emploie à l'appliquer.

Il transforme assez rapidement le gymnase "Liberta" en local de rétention, ou tout comme, et s'active à mettre tous ces indésirables échoués sur une de "ses" plages en route pour l'expulsion. Dès le samedi matin, 7h, on leur fait quitter leur lieu d'hébergement provisoire pour les envoyer "sur le continent", dans des centres de rétention administrative à Rennes, Marseille, Toulouse, Lyon et Nîmes.

Avec une certaine précipitation assez discourtoise, si l'on en croit cette anecdote rapportée par le JDD:

Il est 8h15, trois représentants de la Ligue des droits de l’Homme surgissent. Colère de l’un d’eux, André Paccou. "Le préfet nous donne rendez-vous à 9 heures et, quand on arrive, tout le monde est parti. Le préfet et Besson ont fait le choix d’une procédure de reconduite à la frontière. On connaît la réalité du peuple kurde en Syrie, des gens martyrisés qui ont droit à l’asile…"

Face à ce forcing des autorités, les associations, ces misérables droits-de-l'hommistes, comme on dit sur les forums des U-M-Pistes, ont fait bloc pour dénoncer cette procédure d'urgence, et son irrégularité.

Dimanche, monsieur Eric Besson a répondu en s'attaquant au "pointillisme procédural" (mais où va-t-il chercher tout ça ?) et a "réfuté toute entorse aux droits de l'homme".

C'est très malheureux pour lui, mais, au même moment, les tribunaux détaillaient, avec toute la minutie qu'on leur connait, les diverses irrégularités commises par nos autorités dans l'application du droit. Tout court.

Et je dois vous dire que c'est avec une certaine jubilation que je découvrais cette avalanche de libérations.

J'en retrouvais même l'accent de mes aïeux: Asteu, dé bin fai son museau, é l'sinistre !

Bienvenue à vous, puisque nul n'est, ni ne doit être, clandestin sur cette terre.

dimanche 24 janvier 2010

Bout de débat dans la rue, en toute sérénité

Monsieur Eric Besson, grand penseur contemporain de l'Idée de Nation (il serait même, paraît-il, très "Pour la Nation"), a terminé vendredi dernier, à Lyon, "son premier tour de France" consacré au grand débat par lui initié sur cette importante question de l'Identité Nationale.

(Mais combien compte-t-il en faire, de tours de France ?)

Notre spécialiste de l'idée nationale, qui avait déclaré le 5 janvier dernier, à La Courneuve, que la nation française «n'[était] ni un peuple, ni une langue, ni un territoire, ni une religion» mais «un conglomérat de peuples qui veulent vivre ensemble» a affûté son concept en précisant qu'elle était bel et bien «un peuple, une langue, un territoire et un certain nombre de valeurs républicaines qui forgent le vivre ensemble».

Quant à son "conglomérat", «c'[était] un raccourci à tort interprété comme étant ma définition de la Nation française», a-t-il précisé, en ajoutant: «j'ai évoqué la France d'avant la France, c'est-à-dire la Gaule».

"Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement", comme disait, en français, un de nos classiques français, mais, que voulez-vous, il faut quand même suivre...

Et pour suivre, il fallait être invité.

Bien que monsieur Besson soit connu pour apprécier les réflexions de comptoir, et même la franche déconne, la réunion publique de Lyon n'était accessible au populaire que sur invitation.

Contactée par Lyon Capitale, la préfecture explique que des invitations ont été envoyées à tous les “pans de la société françaises, notamment au monde associatif, aux représentants des cultes, aux milieux économiques, aux personnes issues de l’immigration, aux enseignants.

Monsieur Jacques Gérault, préfet du Rhône, très content du panel réuni par ses services, a pu ainsi déclarer, en ouvrant la séance: «L'identité nationale, c'est vous-même».

Jacques Boucaud, le rédacteur du Progrès.fr (dont il ne faut pas désespérer) remarque cependant dans son compte-rendu:

Une réserve à son propos : manquaient au panel choisi ouvriers de l'industrie et du monde rural, commerçants, artistes ou jeunes chômeurs. Le débat ne peut être confisqué par ces adolescents bien mis, élèves des lycées du Parc et de la Cité scolaire internationale qui ont pu interpeller le ministre.

Bien sûr, la préfecture avait aussi prévu un bouclage en règle du quartier. D'après Rebellyon, il a fallu 14 cars de CRS, 10 de gardes mobiles, toutes les rues autour de la préfecture bloquées par des barrières et des CRS, plus la BAC et la DCRI, pour assurer la sérénité du débat.

A l'extérieur de la préfecture, de 300 à 500 personnes s'étaient rassemblées à l'appel d'organisations politiques, associatives ou syndicales, pour exprimer leur opposition à ce "débat de la honte" et exiger "la suppression du Ministère de l'immigration, de l'intégration et de l'identité nationale".

Un groupe de contre-manifestants (une trentaine de jeunes gens, "dont certains brandissaient le drapeau français, le visage dissimulé par des foulards","pour certaines armés de chaînes de vélo") a fait irruption, un peu avant 18 heures, et chargé le rassemblement, avant d'être repoussé et dispersé par des militants antifascistes un peu plus décidés et organisés que les autres.

Pendant ce temps, les forces de l'ordre n'ont pas perdu leur sérénité.

Bilan (selon Lyon Capitale) : trois personnes récupérées par les pompiers
(une jambe cassée, une arcade sourcilière éclatée, un hématome crânien).

(Photo Rebellyon)

La presse nationale a, elle aussi, gardé toute sa sérénité devant cet "incident", symptomatique des conséquences d'un débat nauséeux. Pour trouver quelques détails, il vous faudra consulter Le Progrès, Rebellyon ou Lyon Capitale.

"Dans quelques jours", monsieur Eric Besson pourra présenter sa "synthèse", comme il l'a promis à la fin de cette réunion lyonnaise.

Juste le temps pour lui de choisir, en toute sérénité, les chiffres et pourcentages à livrer à la presse.

vendredi 22 janvier 2010

Une sacrée couche

Nous, blogueurs zinzins et fluents de Trifouillis-en-Normandie, avons constitué depuis quelques semaines un collectif assez informel qui se réunit de manière épisodicomadaire dans l'ancienne salle de billard de chez Pierrot, le tenancier du bar-tabac-journaux de la place de l'église.

Notre collectif s'appelle "la rébloguique des ploucs", manière de faire dans l'autodérision subtile, comme font les gens à la ville. Le nom a été trouvé par Robert, qui doit être le dernier admirateur encore vivant de Pierre Repp. Il l'imite d'ailleurs très bien.

Si le but premier de nos réunions est de boire un coup, nous n'oublions jamais de nous prendre au sérieux. Face au gnome qui occupe la mairie de Trifouillis, nous réaffirmons notre attachement indéfectible aux principes démocratiques, et bien sûr, cela nous amène à respecter la légitimité des urnes. Pas question pour nous de nous focaliser sur l'homme, car nous préférons nous concentrer sur le bilan désastreux de son action politique.

Il va de soi que nous affichons le même loyalisme républicain et démocratique lorsque nous abordons les questions nationales et/ou internationales.

Notre devise: No buzz, no marketing.

Martine Aubry, future retraitée radieuse.

Comme nous sommes également tous membres du club de préparation au troisième âge, nous avons été très sensibles, lors de notre dernière rencontre, aux déclarations de madame Martine Aubry sur l'âge légal de départ à la retraite («On va aller vers 61, 62 ans. Mais je n'imagine pas qu'on aille plus loin»).

Unanimement nous avons convenu qu'elle en tenait une sacrée couche...

Mais avons décidé de rester discrets sur ce point pourtant indubitable.

De même, avons-nous décidé de ne pas divulguer les rumeurs, qui nous sont parvenues de nos contacts, tant à la mairie de Lille qu'au siège de la rue de Solférino, selon lesquelles ces déclarations de madame Aubry seraient une réponse codée, et positive, aux approches dont elle est l'objet de la part d'une cohorte de taupes sakozistes chasseuses de têtes socialistes. Selon nos sources un peu troubles, en reculant de manière si inattendue et désinvolte sur le "dossier" des retraites, madame Aubry marquerait son accord pour entrer au gouvernement Fillon n+1, ou Besson 0, après les élections régionales. On lui attribuerait le ministère du Travail, des Relations sociales, de la Famille, de la Solidarité, de la Ville et du Foutage de gueule, avec peut-être rang de ministre d'Etat, si ça l'arrange pour sa retraite.

Mais n'oublions pas nos fiers principes...

Vision prémonitoire de la sortie du conseil des ministres.

Les subtiles analyses des politologues ne tiennent évidemment pas compte de ces éléments. Elles restent assez tristement cantonnées dans le triste domaine de la tactique et de la stratégie électorales.

Peut-être dopée par le dernier hit-parade des personnalités politiques, où elle occupe la deuxième position, derrière l'irrésistible Dominique Strauss-Kahn, la première secrétaire du Parti Socialiste découvrirait-elle qu'elle a un peu plus que les "capacités" ("comme d'autres", ajoute-t-elle modestement) de "gouverner", et voudrait-elle peaufiner son image en tailleur deux pièces de présidentiable en lui accrochant la breloque du réalisme économique ?

L'hypothèse d'une réponse à la "lettre ahurissante" (Marc Landré dixit) que le député socialiste Jean-Marie Le Guen a adressée, le 12 janvier, à Martine Aubry, est avancée.

Dans cette lettre, qui est comme nappée d'une sacrée couche d'hypocrisie socialiste, aussi écœurante que d'habitude, il constate:

La réforme de 2004 conduite par François Fillon n’a pas, tant s’en faut, réglé les problèmes : elle a au contraire fragilisé les retraites des salariés les plus précaires et n’a pas apporté de garanties financières à l’avenir de nos systèmes de retraite.

On sent bien que monsieur Le Guen est très radical, au fond, et peut-être même extrémiste, mais qu'il se retient.

On le voit un peu mieux venir quand il affirme que "le problème pour la gauche ne doit pas être de refuser l’allongement de la durée de vie au travail mais de le rendre réellement possible, acceptable et équitable".

D'où sa proposition:

Je suis convaincu que le PS doit demander très officiellement à être associé aux discussions sur l’avenir des régimes de retraite, et qu’il doit se déclarer prêt à contribuer si possible à un compromis social sur cette grande question.

Martine Aubry, à la tête d'un parti dit "socialiste" dont elle envisage la victoire aux prochaines régionales, propose à des gouvernants, de plus en plus embarrassés dans leurs échecs, mensonges et contradictions, ce "compromis social".

On entend d'ici comme un grand soupir de soulagement:

A l'Elysée, on a apprécié la volonté de Martine Aubry de ne pas exclure «le consensus» sur la réforme des retraites. Et si une commission devait se créer, à l'instar de celle sur l'emprunt, présidée par Michel Rocard et Alain Juppé, l'Elysée «ne juge pas absurde» que la première secrétaire en désigne le coprésident socialiste.

Je sens que ça va frétiller dans les rangs des élus socialistes plus ou moins retraités...

Un haut lieu de convivialité consensuelle.

Finalement, "l’avenir de nos systèmes de retraite", "cette grande question",va être envisagée en toute sérénité, et avec le sérieux qui s'impose, par nos légitimes parlementaires en exercice.

On dit peu de choses sur le régime de retraite des députés ou des sénateurs...

J'avoue ne pas avoir cherché plus avant, mais j'ai été assez intrigué par ce "calcul" attribuant, en 2004, à un député 1572 € de pension par mois, après un mandat de 5 ans.

C'est un peu moins que le montant estimé de la mienne , en cas de départ à 60 ans, après application de la décote...

jeudi 21 janvier 2010

Lecture à contre-temps

If it is not the world, it is what the world might be with a minor adjustment or two.
According to some, this is one of the main purposes of fiction.


Let the reader decide, let the reader beware. Good luck.


— Thomas Pynchon
Texte de présentation pour
Against the Day.

La plupart des maisons d'édition, au moment dit "des fêtes", font un effort de packaging et vous proposent, sous un emboîtage cartonné du plus bel effet, des séries de deux ou trois livres de poche de grands auteurs, et vous pouvez ainsi offrir, sans avoir l'air trop radin, trois Marc Lévy pour trois fois le prix d'un.

Malin !

C'est durant cette période que j'ai eu la divine surprise de découvrir que les éditions du Seuil avaient eu l'excellentissime idée de rééditer en poche (Points, collection Signatures) la traduction française du pénultième roman(1) de Thomas Pynchon, Contre-jour.

Au Seuil, les radins(2) n'ont pas jugé utile, ou rentable, de le livrer en emballage festif, mais ce n'est pas grave: 1500 pages, 1 kilogramme, c'est tout de même un beau cadeau.

Je l'ai gardé pour moi.

Pour le prix de trois Marc Lévy.

Si mes souvenirs sont bons, Honoré de Balzac, dans son fameux avant-propos à la Comédie humaine, était très fier de "faire concurrence à l'état-civil"(3).

C'était là assigner à l'auteur de romans une ambition bien modeste. Quoi de moins romanesque qu'un registre d'état-civil ? L'annuaire des téléphones, peut-être.

Pynchon dépasse largement cet objectif mesquin, et s'il rivalise avec qui que soit, c'est évidemment avec Dieu lui-même.

Un portrait autorisé du supposé Thomas Pynchon.

Il faut être réaliste: Thomas Pynchon est très probablement Dieu lui-même, c'est-à-dire un signifiant dont on ne peut rien prédiquer, pas même qu'il n'existe pas.

Comme beaucoup des Dieux uniques qui se respectent, Thomas Pynchon, s'il existe, proscrit toute représentation: pas de photos, pas d'images.

Ce qui étonne, c'est que cet interdit soit respecté. On raconte qu'une équipe de CNN aurait réussi à filmer un présumé Pynchon à Manhattan en juin 1997 et que, redoutant un procès, la direction de chaîne aurait renoncé à diffuser les images. Pour moi, c'est la preuve, non du pouvoir divin de Pynchon, mais de l'esbroufe de CNN: ces images n'ont jamais existé.

Quelques photographies anciennes, remontant aux années 1950, représentant un jeune homme un peu timide, qui, de toute évidence, n'a pas eu la chance de rencontrer un orthodontiste compétent, nous sont présentées comme des portraits de Thomas Pynchon dans sa jeunesse. Cette maigre collection ne prouve pas grand chose: Dieu s'amuse toujours un peu à égarer les hommes...

Portrait de Dieu avec les dents de travers.

J'ignore si Thomas Pynchon s'amuse à l'idée d'égarer ses lecteurs, mais je suis à peu près certain qu'il s'est beaucoup amusé à écrire Contre-jour, et à mettre au point cette merveilleuse machine romanesque méticuleusement agencée avec tout le soin et toute la minutie que peut y mettre un ingénieux ingénieur, diplômé de la section "savants fous". Comme ce bricoleur de génie se double d'un conteur virtuose, capable d'étourdir nos narratologues les plus distingués, qui mène ses récits avec une aimable fausse désinvolture, il suffit au lecteur d'entrer dans les mondes et contre-mondes de Thomas Pynchon pour y trouver son plaisir assuré.

N'attendez de moi nulle autre incitation à vous aventurer dans cette lecture un peu décalée.

Décalée comme la double image que donne le fameux cristal biréfringent, nommé "spath d'Islande"...

Une banale calcite.

La traduction française, somptueuse, a été réalisée par (Christophe) Claro, écrivain-traducteur et "propriétaire d'un clavier bi-moteur" (dont on peut prendre des nouvelles sur le blogue Le Clavier Cannibale II).

J'imagine que l'on doit bien s'amuser en traduisant du Pynchon, mais peut-être pas toujours. Notre auteur fait grand usage de vocabulaires spécialisés, notamment dans le domaine scientifique, où il pousse le scrupule jusqu'à utiliser les vocables de l'époque maintenant tombés en désuétude.

A scrupule, scrupule et demi. Assez sensible aux imprécisions dans ce domaine, je n'ai sursauté qu'une seule fois en trouvant une "partie véritable" qui ne saurait être qu'une "partie réelle"...

Et je me demande si Pynchon n'a pas voulu s'amuser en introduisant une légère distorsion, ou un ajustement mineur(4)...


(1) Le dernier, Inherent Vice, est paru en août 2009 aux Etats-Unis, et si l'on veut frimer, on peut en lire les premières pages ici.

(2) On pourrait peut-être suggérer aux gestionnaires du Seuil que cela serait une excellente idée de rééditer L'arc-en-ciel de la gravité en collection de poche.

(3) Notre boursouflé estimait cette tâche plus difficile "que de mettre en ordre les faits à peu près les mêmes chez toutes les nations, de rechercher l'esprit de lois tombées en désuétude, de rédiger des théories qui égarent les peuples, ou, comme certains métaphysiciens, d'expliquer ce qui est."

(4) En réalité, je ne crois pas, puisqu'à la suite, figure une réelle et véritable erreur sur la fonction zêta. Ne me demandez pas la page, je ne l'ai pas notée: c'est plus drôle comme ça.

mardi 19 janvier 2010

La porte ouverte

Du numéro papier de Libération* qui ce matin traînait sur un bureau inoccupé, j'ai photocopillé ceci:

J'ai l'impression qu'elle est de chair, cette chose qui a traversé la terre, un monstre comme Edgar Allan Poe n'en aurait imaginé. En un éclair, nous ne sommes plus maîtres de nos destins, la chose nous a secoués comme un mouchoir au vent, brisant d'un seul coup de pattes nos colonnes vertébrales. Un kou siprann. La terre n'a plus voulu de nous et elle nous a foutu une baffe en pleine gueule. Nos maisons à genoux... et nos amis... en dessous. Anmwey ! Oskou ! Les chiens ont gémi. Jésus... Jésus... le nom sur toutes les lèvres, dit en hurlant, divaguant, ils ont levé les mains au ciel toute la nuit, dans le serein de la galette.

Dormir dehors, car la chose a des spasmes, les derniers soubresauts de son plaisir. Et puis l'égarement comme un réveil en enfer. L'obsession des portes ouvertes, pour courir plus vite que la mort. On a presque envie de croire au Bon Dieu.

Port-au-Prince, 13 janvier 2010.


Ce texte, où certaines expressions me semblent obscures et d'autres me parlent clair, a été écrit, alors que la terre tremblait encore, par Kettly Mars, auteure de poèmes, de nouvelles et de romans, qui travaille et vit en Haïti. Les éditions du Mercure de France ont publié son troisième roman, Fado, en 2008 et annoncent le dernier, Saisons sauvages, pour le mois de février.


Cette "obsession des portes ouvertes", elle nous possède aussi, mais de manière inversée: d'abord parce que nous avons tellement renoncé à adopter le pas de marche lente de la vie que nous n'imaginons pas que nous pourrions avoir à "courir plus vite que la mort"; ensuite parce que la "porte ouverte", chez nous, est avant tout ouverte sur une menace.

Une menace qui s'appelle parfois "toute la misère du monde".

Alors nous prenons des précautions pour éviter les "appels d'air".

Monsieur Eric Besson, qui est préposé à la surveillance des portes de notre monde, a fait publier par ses services, le 14 janvier 2010, le communiqué suivant:

"Eric Besson, ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, a donné, mercredi 13 janvier 2010, instruction à ses services de suspendre immédiatement toutes procédures de reconduite dans leur pays d’origine des ressortissants haïtiens en situation irrégulière sur le territoire national."

Il ne faut pas laisser croire que la France pourrait accueillir toute la misère d'Haïti...

Mais comme elle envisage de "savoir en prendre fidèlement sa part", monsieur le ministre des Expulsions a dû aller au-delà de cette suspension des "procédures de reconduite", et, lors de sa séance de vœux, hier, il a annoncé à la presse des mesures destinées à "répondre à la situation humanitaire en Haïti et faciliter l'aide aux victimes du séisme".

Il a même promis:

"La France va essayer de faire preuve de la plus grande humanité, générosité, solidarité."

Il a bien raison de préciser qu'on "va essayer", parce que, c'est vrai, on a un peu oublié comment on faisait pour "la plus grande humanité, générosité, solidarité".

D'après l'AFP, relayée par le Figaro.fr, cela donne ceci:

Les personnes qui doivent être évacuées pour être soignées en France, sont exonérées de visa préalable et les autorisations de séjour de trois mois renouvelable leur seront délivrées dès leur arrivée sur le territoire français, a précisé le ministre. Les Haïtiens dont la demande de regroupement familial a été accueillie favorablement pourront sans délai et sans visa préalable venir en France, a-t-il ajouté.

D'autre part, les dossiers de regroupement familial en cours d’instruction feront l’objet d’un traitement prioritaire par les préfectures et les Haïtiens dont les titres de séjour arrivent à expiration après le 12 janvier 2010 vont bénéficier d’autorisations provisoires de séjour de 3 mois, selon Eric Besson.

Quand on sait quelle énergie est déployée contre le regroupement familial par les services de monsieur Besson, qui est aussi le ministre de la Dislocation des familles, on mesure à quel point cela a dû lui coûter de se résoudre à entrouvrir cette porte-là.

Mais il reste sensible aux courants d'air, notre frileux ministre.

Interrogé (...) sur le fait de savoir si la France envisage d'accorder, comme les Etats-Unis, la protection temporaire aux Haïtiens, le ministre de l'Immigration a répondu: "On regardera au cas par cas."

Le "cas par cas", c'est une autre façon de désigner les portes fermées des préfectures.


* Ce numéro de Libération exploite en son cahier central, Je t'écris Haïti, le cliché "Haïti, île d'écrivains"...

Cela me conduit à vous aiguiller, sans vouloir vous commander, sur la chronique de Francis Marmande, dans le Monde, qui commence ainsi:

Pas de pitié pour Haïti. Haïti en a plein le dos de votre compassion. Haïti crève d'être champion du monde de la pauvreté. Haïti et sa "malédiction" vous emmerdent. Pas la moindre malédiction qui pèse sur Haïti. Pas plus que d'injustice divine. Sur tous les tons, les poètes d'Haïti, les jeunes Haïtiens de France, Dany Laferrière dans Le Monde (17-18 janvier) le disent.

Il y parle du passage de Jean Metellus, médecin et poète, sur RMC, chez un certain Bourdin.

Cependant que Métellus, auteur d'une Nation pathétique, devisait avec Bourdin, les mails pleuvaient en studio. Bourdin les lisait : "Assez avec Haïti !", piaillaient les mails. "Ça suffit !", râlaient les mails, "Nous aussi, nous avons nos problèmes !". Nous aussi. Oui, braves gens, vous avez raison d'en avoir marre d'Haïti. Marre de la médiatisation de ces René Depestre, Dany Laferrière, Trouillot, Danticat, avec lesquels on vous casse la tête. Marre des musiciens d'Haïti, marre des peintres d'Haïti. Marre de l'intelligence d'Haïti. Vous en avez marre d'Haïti, parce qu'Haïti ne réveille en vous que la pitié, cette grimace du mépris. Ne craignez rien. Dans trois semaines, vous aurez tout oublié d'Haïti.

(On lui pardonnerait presque sa fascination pour la tauromachie, à Marmande...)

lundi 18 janvier 2010

Du grand journalisme

Lorsqu'en France, on parle d'un "grand journaliste", on peut être certain de déclencher une sorte de rigolade pincée chez la plupart des gens fréquentables.

C'est une des façons de les reconnaître.

Le "grand journaliste" est souvent chez nous une caricature d'écrivassier universel, jamais sur le terrain mais toujours sur la brèche, "professionnel de la pensée-minute" capable de pontifier sur n'importe quel sujet d'actualité avec la même aisance et le même prétendu anticonformisme. On en trouve quelques prototypes, encore en état de marche, portraiturés dans Les éditocrates (La Découverte, 2009) de Mona Chollet, Olivier Cyran, Sébastien Fontenelle et Mathias Reymond.

Aucun de dix grands de la presse qui y sont épinglés ne mériterait le nom de "journaliste" si nous avions le sens des proportions.

Amusez-vous à les reconnaître...

Gideon Levy, lui, est un vrai grand journaliste, rédacteur depuis vingt-sept ans au quotidien israélien Haaretz, où travaille à ouvrir les yeux de ses compatriotes sur les horreurs commises en leur nom par l'armée israélienne dans les territoires palestiniens, afin que personne ne puisse dire "je ne savais pas".

Ce qui n'est pas facile, en Israël ou ailleurs:

J'aime Gaza, j'ai toujours aimé y aller - phrase totalement insensée pour une oreille israélienne. (...) je suis retourné des dizaines de fois à Gaza. Un jour, un journaliste de TF1 s'était joint à nous. Sur le seuil d'une maison de Rafah, ou peut-être de Khan Younès, où se trouvait une Palestinienne paralysée qui venait de perdre sa fille unique, frappée par un missile israélien, j'ai dit à mon collègue français: "C'est dans ces moments-là que j'ai honte d'être israélien; ce missile a été tiré en mon nom." Le lendemain, le journaliste m'appelle: "On ne pourra pas diffuser ce que tu as dit. C'est trop radical et nos téléspectateurs risquent d'être furieux." Je l'ai profondément regretté. Les rendre furieux: c'est exactement ce que j'essayais de faire depuis des années. Susciter la colère et l'indignation face à ce qu'Israël inflige au million et demi de malheureux habitants de Gaza, totalement démunis. Avec mes modestes moyens, je fais tout pour que les Israéliens, et les autres, réagissent et s'indignent, ou au moins, sachent ce qu'on fait en leur nom, et qu'ils ne puissent jamais dire qu'ils ne savaient pas, qu'ils ne savaient pas que l'occupation israélienne était aussi brutale et perverse, qu'ils ne savaient pas que de telles atrocités avaient lieu.

Ce passage est extrait de l'avant-propos que Gideon Levy a écrit, "à l'intention du lecteur français", pour un choix de ses articles sur Gaza de 2006 à 2009.

Ce recueil a été publié, à l'automne 2009, par les éditions La fabrique, dans une traduction de Catherine Neuve-Église.

Pour ne plus dire "je ne savais pas".

Gideon Levy est, ces derniers temps, venu présenter son livre en France, et il a dû, si j'ai bien compris, prendre l'avion du retour pour Tel-Aviv ce ouiquende.

Jeudi dernier, il était au Reid Hall (campus de l'université Columbia à Paris) et l'inestimable Lémi, d'Article XI, a couvert l'événement.

Le lendemain, Gideon Levy est venu présenter son livre à la librairie L'Atelier, dans le XXième arrondissement (métro Jourdain), événement que j'ai découvert le soir même.

Belle occasion d'entendre cette grande voix discordante qui représente, en un sens, la conscience d'Israël. C'est la voix d'un homme lucide et sans illusions, mais qui ne se taira pas.

Gideon Levy, à L'Atelier, assisté d'Eric Hazan pour la traduction.
(Montage photo emprunté à La Fleur au Fusil.)

En parcourant les articles regroupés dans Gaza, j'ai été frappé par la rigueur de leur écriture, bien éloignée de l'habileté louvoyante de nos "éditocrates".

On devrait leur conseiller la lecture de Gideon Levy, afin de progresser dans le journalisme.

vendredi 15 janvier 2010

Une petite phrase qui tue

Devenir grand-père, comme ça, du jour au lendemain, cela peut vous flanquer un sacré coup de vieux...

Comme on dit dans ma campagne, "c'est qu'ils nous poussent vers la sortie, ces petiots..."

Alors, on se répand en considérations profondes, en mélangeant harmonieusement le Livre de Jérémie, le Livre de Job et l'Ecclésiaste, arrosé d'un coup de calva pour désinfecter...

Ce n'est pas mauvais pour le moral, mais pas très bon non plus.

Avant même la naissance de ce petit-fils qui va, dans peu de temps, pouvoir lui donner du papy, ou du pépé, ou du papou, ou du papé, ou du grand-papa, ou encore du bon-papa, comme cela se fait dans certaines bonnes familles de l'ouest-nord-ouest parisien, il semble bien que monsieur Nicolas Sarkozy ait anticipé cette depressio post-partum grand-paternelle.

Ce qui est tout à son honneur, puisque "gouverner, c'est prévoir".

Le 12 janvier, lors de la cérémonie de "réception des vœux aux personnels de santé" à Perpignan, a laissé entrevoir les grises considérations qui occupaient son esprit.

Alors que son rôle se réduisait à souhaiter une bonne-année-et-une-bonne-santé (ah ah !) aux personnels soignants rassemblés devant lui, il a laissé échapper un aphorisme bien frappé, avec cette syntaxe décomplexée qui le caractérise si bien:

"Mourir, c'est pas facile."

Vous trouvez-ça drôle ?
Jakob Gautel, Sans titre, 1991.
Lithographie sur papier, 32,5x25 cm.
(Collection du Frac Haute-Normandie.)

On voit que monsieur Sarkozy prend d'emblée sa place parmi les grands moralistes qui ont déjà illustré notre nation.

Peut-on, cependant, lui suggérer que "partir", qui est "mourir un peu", est beaucoup moins difficile, et présente beaucoup moins de risque.

jeudi 14 janvier 2010

Une bonne copine d'Emmanuel Todd

Même avec la plus mauvaise volonté idéologique, il semble assez difficile de soutenir qu'Emmanuel Todd frétille comme un poisson dans l'eau au sein du courant le plus radical de la pensée contemporaine. Sa note, intitulée Aux origines du malaise politique français, écrite pour la très gauchisante Fondation saint-Simon, a largement inspiré le concept très fécond de "fracture sociale", utilisé, avec la pertinence et le succès que l'on sait, par Jacques Chirac dans sa campagne de 1995.

Cependant, on s'accorde généralement pour reconnaître un indéniable sérieux à ses travaux, et une agaçante lucidité à ses analyses.

Le Monde a publié, le 26 décembre 2009, quelques propos d'Emmanuel Todd, recueillis par Jean-Baptiste de Montvalon et Sylvia Zappi. Cet entretien permet de faire le point sur les réflexions d'un intellectuel de ce temps face à ce que nous vivons. Il indique surtout des pistes, pose des jalons, passe parfois rapidement sur les justifications nécessaires... C'est la loi du genre: un entretien n'est en général pas aussi solidement étayé qu'un article de fond.

A cette absence de "notes de bas de page" s'ajoute, de la part d'Emmanule Todd, un goût du mot bien posé et de la formule juste.

Lorsqu'il parle du sarkozisme, cela devient percutant.

Beaucoup se sont étonnés de découvrir là un Todd é-ner-vé...

Évariste-Vital Luminais, Les Énervés de Jumièges (1880),
Musée des Beaux-Arts, Rouen.

C'est le cas de madame Elisabeth Lévy, journaliste contemporaine, dont Le Monde a publié, le 11 janvier, une tribune intitulée: Identité nationale : qui hait qui ? Réponse à Emmanuel Todd.

Madame Lévy nous offre en hors-d'œuvre un échantillon de son beau style polémique:

Todd détient l'un des plus jolis cerveaux du pays, formé dans les meilleures écoles britanniques.

Et le fait suivre d'un échantillon de son imparable sens déductif:

Il peut donc tenir avec brio deux discours parfaitement contradictoires (...).

Faut-il comprendre qu'aux yeux de madame Lévy, l'intellect d'Emmanuel Todd semble quelque peu apatride ? Et que de ce manque de francité authentique découle une sorte de schizoïdie mentale ?

Je ne pense pas, car madame Lévy, dans son portrait d'Emmanuel Todd, qu'elle a assaisonné de vinaigre balsamique, nous avoue:

Pas mal de mes amis le détestent – ce qui doit lui faire immensément plaisir. Pour ma part, je l'avoue, j'aime bien Emmanuel Todd. D'abord, c'est un copain et il peut être d'un commerce passionnant, amusant et même amical, pour peu qu'on évite ses mauvaises périodes et les sujets qui fâchent – ce qui devient, il est vrai, assez compliqué.

Elle ajoute:

En prime, très beau garçon, irrésistible quand il s'énerve.

Je n'ai pas jugé bon de réactiver mes contacts dormants dans les milieux intellectuels parisiens, mais je suppose que madame Lévy doit être irrésistible dans le rôle de la bécasse s'écriant:

"Dieu, quel chou vous faites avec votre air de grand vilain fâché !",

ou

"Wouah, j'te kiffe grave quand t'as la rage !",

selon le niveau de langage qu'elle aura choisi.

Bécasse essayant de se faire passer pour une perruche.

Madame Elisabeth Lévy ne quittera pas ce ton de familiarité très parisienne dans les deux pages qui suivent, où elle prétend répondre à "l'ami Todd", ce redoutable Janus intellectuel réunissant "le savant brillant et l'idéologue énervé".

Pour simplifier, et garder ses chances, elle écarte d'emblée toute discussion avec le "savant brillant", et semble montrer une aversion particulière pour les "séries statistiques", qu'elle récuse en bloc.

(Peut-être n'a-t-elle pas eu l'opportunité d'être "formée dans les meilleures écoles britanniques"...)

Emmanuel Todd affirmait:

La réalité de la France est qu'elle est en train de réussir son processus d'intégration. Les populations d'origine musulmane de France sont globalement les plus laïcisées et les plus intégrées d'Europe, grâce à un taux élevé de mariages mixtes. Pour moi, le signe de cet apaisement est précisément l'effondrement du Front national.

On peut être étonné. On peut avoir envie d'en savoir plus, de voir les chiffres sur lesquels se base cette affirmation. On peut aussi demander ce qu'il faut entendre par "processus d'intégration"...

Mais madame Lévy répond:

Je n'ai pas, il est vrai, la moindre statistique à opposer aux certitudes d'Emmanuel Todd, seulement le sentiment qu'en une vingtaine d'années, l'intégration des enfants d'immigrés a reculé plutôt qu'elle ne s'est améliorée et que, chez une partie d'entre eux, la proclamation identitaire a pris le pas sur la revendication égalitaire : de la Marche des Beurs à La Marseillaise brûlée et à "la burqa, où je veux", Todd trouve que "les tensions se sont apaisées". Moi pas. Et j'avoue que je ne sais pas comment une même réalité peut donner lieu à deux perceptions si contradictoires.

Opposer "sentiment" à "statistique", ce n'est évidemment pas une posture idéologique.

Todd constatant chez monsieur Nicolas Sarkozy "un comportement et un vocabulaire extrêmement brutaux vis-à-vis des gamins de banlieue", sa copine Elisabeth Lévy rétorque:

Croit-il vraiment que des gamins et moins gamins qui ne peuvent prononcer une phrase entière sans dire "nique", "ta race", "chien" et bien d'autres gracieusetés encore et qui annoncent tous les deux paragraphes qu'ils vont "tuer un bâtard" sont si sensibles au beau langage qu'ils n'ont pas supporté la "racaille" et le "kärcher" et qu'animés par une légitime révolte devant de tels écarts, ils ont brûlé les voitures de leurs parents et l'école maternelle de leurs petits frères ?

On ne peut qu'admirer la manière dont madame Lévy se départit de tout substrat idéologique...

Pour cela, elle mérite bien qu'on lui laisse placer un dernier mot:

Précisons-le clairement : Emmanuel Todd ne dit jamais que le sarkozysme est un fascisme. Seulement, il ne peut pas ne pas y penser. Il ne nous dit pas non plus que les musulmans d'aujourd'hui sont les juifs d'hier et que l'étoile verte est en train de remplacer l'étoile jaune. Mais on ne peut pas ne pas y penser.

Alors moi aussi, je voudrais poser une question, au copain, au citoyen et au savant : quand tu mobilises cet imaginaire-là et ces références-là, es-tu certain, cher Mano, de ne pas être aveuglé par une haine qui ne te sied guère ?

Je tiens à assurer le "cher Mano" de toute ma sympathie: je sais ce que c'est, j'ai eu aussi des bonnes copines de ce style...

Seulement, moi, cela fait un bout de temps que je change de trottoir, ou de café, quand je les vois.

mardi 12 janvier 2010

Plongeon nostalgique

En apprenant la mort d'Eric Rohmer, hier soir, j'ai plongé.

J'ai plongé dans cette indéracinable nostalgie des jours-anciens-et-je-pleure, où nous risquons parfois de nous noyer, nous autres, les grands sensibles post-soixante-huitards. Je viens à peine d'en émerger, c'est dire !

Car il ne fait aucun doute qu'une grand part de notre imaginaire érotico-sentimental a été modelé par les premiers films d'Eric Rohmer.

(Mais pas seulement, heureusement !)

Lorsqu'à la fin d'une de ces réunions informelles où nous refaisions brillamment le monde, mais sans prendre de notes, la discussion, sans perdre sa haute qualité intellectuelle, abordait le champ des arts et des lettres, un domaine où mon esprit étincelait de tous ses feux, il arrivait trop souvent, à mon goût, qu'un cinéphile allumé se la ramène en nous servant une exégèse de Ma nuit chez Maud ou (pire!) du Genou de Claire.

Cela me faisait le même effet que l'arrivée d'un boutonneux à guitare se la jouant à la Segovia sur le thème principal de Jeux interdits, à la fin d'une petite sauterie bien partie pour se terminer en échanges plus approfondis.

Car j'avais le cinéma d'Eric Rohmer en horreur, et ne pouvais qu'en dire tout le mal que j'en pensais.

Ce qui me donnait une fâcheuse image de bonnet de nuit, face aux "jeunes filles" au bord de la pâmoison...

Ma nuit chez Maud, 1969.
Conte moral d'Eric Rohmer.

Il me serait maintenant bien difficile de retrouver toutes les raisons qui me faisaient détester le cinéma de Rohmer. Pour cela, il faudrait que j'aille le revoir, mais puisque je le détestais, je ne crois pas indispensable de m'imposer ce pensum.

Je crois qu'au fond ce cinéma bavard m'ennuyait tellement que j'étais prêt à lui trouver tous les défauts.

Et le fait qu'Eric Rohmer ait découvert l'intarissable raseur qu'est devenu Fabrice Luchini ne m'incite pas à lui dire merci...

Le genou de Claire, 1970.
Conte moral d'Eric Rohmer.

Monsieur Nicolas Sarkozy a signé, ainsi qu'il se doit, un de ces inévitables communiqués nécrologiques, où il "salue la mémoire d’Éric ROHMER, grand auteur de cinéma, disparu aujourd’hui".

Éric ROHMER a été à l’origine des cahiers du cinéma et de l’aventure de la «nouvelle vague», pourtant son cinéma est resté singulier, unique, il tenait de la littérature, il tenait de la peinture, il tenait du théâtre et de la musique.

A croire que pour le président, ou sa plume, le cinéma de Rohmer avait quelque chose de l'art total rêvé par l'opéra wagnérien...

Détrompons-le: ce que voulait créer Eric Rohmer, c'était bien une œuvre cinématographique.

Et il l'a fait, avec la légèreté qui lui convenait, et qu'on lui souhaite, sans rancune aucune, pour ce qui fut, hier matin, son dernier envol.

lundi 11 janvier 2010

Amères agrumes de Calabre

Pour une fois, personne ne contestera que le titre le plus révélateur sur ce que Libération nomme "les violences anti-immigrés en Calabre" a été trouvé par le spécialiste des gaffes-en-tous-genres du journal Le Progrès:

Une chasse aux immigrés dans le sud de l'Italie vire au drame

A l'automne, le même journal avait peut-être titré: Une battue au sanglier dans le Jura tourne à la tragédie...

Je ne sais pas, je ne suis pas abonné.

Oranges de Rosarno en attente de cueillette.
(Photo empruntée au blogue en italien Fortress Europe)

A Rosarno, en Calabre, dans ce pays où fleurit l'oranger, la chasse aux immigrés est peut-être ouverte dès que commence la saison de la cueillette des agrumes, principale production de la région. Quand ils ne servent pas d'occasionnel gibier à quelques jeunes locaux en manque de divertissement, les immigrés, avec ou sans papiers, sont surexploités, légalement ou illégalement, par les propriétaires de plantations.

Leurs conditions de vie et de travail nous sont rappelées par divers articles, comme celui d'Anne-Sophie Legge (de l'AFP), ou celui de Charles-André Udry (sur le site de A l'encontre) où l'on peut lire:

Les travailleurs immigrés qui arrivent dans cette région sont les survivants d’une odyssée durant laquelle ils ont été contraints d’assister à la mort de leurs congénères : dans les déserts, dans la mer ou dans les «camps de rétention extracommunautaires» financés par l’Union européenne et la Suisse.

Ils ont quitté des pays rongés par des guerres – derrière lesquelles se camouflent des conglomérats miniers ou des groupes pétroliers – et détruits par l’exploitation néocoloniale prenant appui sur des «élites» corrompues, alliées de leurs corrupteurs.


Ils arrivent dans une terre où, par milliers, ils ne seront que des bras pour cueillir des agrumes dès novembre et repartiront en mars après la récolte des oranges, migrant en Italie d’une région à l’autre, selon les récoltes. Sans toit, sans eau, sans électricité, sans sanitaires, reclus parfois dans des bâtiments industriels désaffectés. (...)

Pour reprendre la formule d’un des leurs : «Nous vivons entre les rats et la peur.» Un autre, originaire du Maroc, confie au journaliste Attilio Bolzoni du quotidien La Repubblica : «Je vis dans la peur, la peur de faire savoir à ma fa mille comment je vis en Europe.»

En fin d’année dans la région de Rosarno, chaque matin, des «contremaîtres» arrivent devant les baraques avec des camionnettes pour engager ces travailleurs immigrés qui n’ont littéralement plus rien si ce n’est leurs bras – de jeunes hommes – pour travailler 12 à 14 heures par jour, pour 20 euros, en payant 5 euros pour le «transport».


(Vous pouvez aussi retrouver l'intégralité de cet article sur le Jura Libertaire.)

Studettes à poutres apparentes...

...avec coin cuisine.
(Ces deux photos datent de janvier 2009,
et ont été empruntées à Fortress Europe.)

Face aux événements qui ont suivi, les médias sont si peu précis sur leur déclencheur immédiat que la presse d'extrême droite en ligne peut se permettre d'y trouver des "prétextes fallacieux".

Il est possible qu'un groupe de jeunes (ou moins jeunes) calabrais, en mal de divertissement, ait décidé de "faire un carton" sur un groupe de travailleurs... On a parlé, sans trop de précisions, de deux blessés par des tirs provenant d'une arme à air comprimé.

La violente manifestation de la colère des ouvriers immigrés, jeudi 7 janvier, dans les rues de Rosarno, a été davantage médiatisée:

La télévision italienne a diffusé abondamment des images des violences, montrant une dizaine d'immigrés brisant les vitres des voitures à l'aide de barres de fer. (Le JDD)

On peut trouver aussi des images et des vidéos sur les sites de par chez nous, et consulter les commentaires de nos compatriotes inspirés.

Je préfère ce commentaire-ci, qui conclut l'article de Charles-André Udry:

Ils se sont défendus comme des êtres humains dont la rage adoucit la souffrance – en cassant quelques voitures et vitrines de magasins – et ont été réprimés par la police comme «des animaux».

Rosarno, 7 janvier 2010.

Ce qui a suivi, alors que la police était déjà sur les lieux, s'inscrit dans la plus pure tradition du déchaînement raciste.

Plus d'un millier d'immigrés ont quitté la région de Rosarno.

Sans doute plus d'une trentaine de blessés parmi eux, par des moyens divers, et rarement précisés dans les dépêches...

Que ceux qui s'attendent à un réveil assez nauséeux en Italie se rassurent. Les Italiens ont une excuse imparable: C'est pas nous, c'est la mafia.

Quant au racisme, il n'existe pas plus en Italie que chez nous:

Dans un éditorial, Il Giornale, le quotidien de droite de la famille Berlusconi, adresse dimanche un appel provocateur aux habitants de Calabre: "plutôt que sur les nègres, tirez sur les mafieux".

"Pourquoi les Calabrais ne tirent-ils pas sur la mafia? Les immigrés sont pauvres et faibles, laids et sales, des cibles idéales. Le crime organisé, qui tient en échec les forces de l'ordre est fort, violent, avec un esprit de revanche et donc il convient de ne pas le toucher", estime le quotidien.

Une autre preuve irréfutable peut être trouvée dans ce poignant témoignage:

"Nous ne voulons pas qu'ils reviennent", déclare à l'AFP Giuseppe, propriétaire terrien à Rosarno, entouré de plusieurs amis. "Les nègres, nous les avons habillés et nourris, nous leur avons même offert des plats cuisinés à Noël", affirme-t-il, surpris qu'"on (les) prenne pour des racistes".

Cet article de l'AFP, publié par Le Matin, est intitulé Italie: sans immigrés africains, l'agriculture de Rosarno risque de mourir, et il est illustré d'une photo légendée

Des mandarines tombent au sol faute d'avoir été récoltées, le 10 janvier 2010 à Rosarno (Italie)

Cela me rend bien triste pour le pauvre Giuseppe...

Je lui souhaite de crever au plus vite, la gueule grande ouverte, sur son tas de mandarines pourries.