samedi 31 octobre 2009

Une grève presque invisible

On se souvient qu'en juillet 2008, voulant illustrer, pour un vaste parterre de plantes vertes plus ou moins carnivores de l'UMP, à quel point la France "changeait beaucoup plus vite et beaucoup plus profondément qu'on ne le voyait", monsieur Nicolas Sarkozy avait déclaré, tout frétillant de contentement, car la formule était bien belle:

"Désormais, quand il y a une grève en France, personne ne s'en aperçoit."

Les plantes vertes avaient vigoureusement secoué leurs feuilles pour marquer leur satisfaction.

Il y eut aussi beaucoup de sourires au parterre.
(Dionaea muscipula, que
Carl von Linné
nommait Vénus attrape-mouche.)

Coincé entre diverses affaires judiciaires toutes plus palpitantes les unes que les autres, l'Acte II du mouvement des travailleurs et travailleuses sans-papiers, tout en prenant progressivement de l'ampleur, a bien du mal à avoir dans les médias la visibilité qui devrait lui revenir.

Pourtant, si les grosses magouilles et petits accommodements entre amis de messieurs Pasqua et Chirac ne manquent pas d'intérêt pour l'étude des mœurs de ces grands animaux politiques qui ont cru avoir tous les droits, il serait plus important, à mes yeux, d'informer sur les luttes de ceux et celles qui, sous prétexte qu'ils n'ont pas de papiers, se voient refuser le moindre de ces droits: celui de vivre de leur travail, ici.

Martine et Jean-Claude Vernier, dans un billet du blogue Fini de rire, résument ainsi le point de départ de ce mouvement:

Le 1er octobre 2009, un collectif de cinq syndicats (CGT, CFDT, Solidaires, FSU, UNSA) et six associations (LDH, Cimade, RESF, Femmes Egalité, Autremonde, Droits Devant!!) adressait au premier ministre une lettre demandant l'édition d'une circulaire pour la régularisation du séjour des travailleurs étrangers, salariés bien que sans papiers.

Sa lettre étant restée sans réponse, le 12 octobre le collectif déclenchait une grève coordonnée mobilisant plus d'un millier de personnes sur une trentaine de sites à Paris et dans des départements d'Ile de France.


Etat des lieux au début des grèves, établi par Alternative libertaire.

Au 27 octobre, la liste des "piquets de grève", très détaillée sur le site du mouvement, recensait "4107 grévistes répartis en 47 sites" en Ile-de-France, chantiers, restaurants, agences d'intérim, sièges d'organisations professionnelles... LeMonde.fr, dans un court article, dénombrait 4200 grévistes au soir du 30 octobre.

Depuis son lancement, l'Acte II n'a les honneurs de la presse que de manière épisodique.

Il faut, pour cela, que le mouvement acquière une certaine qualité spectaculaire: un mouvement coordonné, calme et résolu, de grèves et d'occupations ne doit pas être considéré comme suffisamment "vendeur".

De ce point de vue, la mise en place d'un "piquet de grève" dans le haut lieu de la restauration chichiteuse qu'est le Georges, installé sur la terrasse du Centre Pompidou, semble une opération médiatiquement payante.

Hélas ! on continue à demander aux invités des émissions politiciennes leur "sentiment" sur les poursuites engagées contre ce pauvre monsieur Chirac, et non sur l'hypocrisie de la réalité économique et sociale que cette relance du mouvement des travailleurs et travailleuses sans papiers remet en lumière.

Peu de nouvelles parviennent du ministère de l'Immigration, où pourtant on doit travailler à autre chose qu'à la préparation de l'ouverture du grandiose débat sur l'identité nationale.

En effet, d'après Martine et Jean-Claude Vernier:

Dès le 22 octobre, les onze organisations étaient reçues au ministère de l'immigration par une douzaine de représentants de haut niveau du ministère, des préfectures et de la direction du travail. Dans la foulée, deux réunions de travail se sont tenues entre ministère et syndicats.

Les rédacteurs du blogue remarquent aussi que "lorsque les échanges s’engagent en toute discrétion au ministère, ce dernier parle de flux migratoires alors que les instigateurs du mouvement parlent de droit des travailleurs."

Discrétion, c'est le mot.

Départ du "piquet de grève" du siège social de la Fédération nationale des travaux publics,
expulsé sur décision de justice le 28 octobre.

Les grévistes sans papiers ne sont pas reçus au ministère. Leurs interlocuteurs habituels sont les représentants des forces de l'ordre: la police est leur "médiateur social" privilégié comme le rappelle le Quotidien des sans-papiers.

Des évacuations ont été ordonnées, comme celle du siège social de la Fédération des travaux publics, situé rue de Berri, à deux pas des Champs-Elysées. Les grévistes se sont dispersés et se sont redistribués dans d'autres lieux occupés.

Répartis sur une quarantaine de sites, ils ont de quoi tenir...

Et c'est tout ce qu'on leur souhaite: tenir et aboutir.


PS: Il faudrait aussi parler de la présence dans ce mouvement des travailleuses sans papiers. Selon le site du magazine Elle, plusieurs centaines d'entre elles se sont rassemblées, le 28 octobre, devant la gare Saint-Lazare pour manifester:

Sur les pancartes, on pouvait lire « travailler, gagner sa vie, c'est conquérir l'autonomie ». Une autonomie souvent malmenée par la domination des hommes qu’une quarantaine de femmes sans papiers dénonce courageusement dans un manifeste : « N’oublions pas que beaucoup d’entre nous fuient l’oppression masculine qu’elles subissent ici ou dans leur pays d’origine. »


Là-dessus également, discrétion sur toute la ligne...

jeudi 29 octobre 2009

Question de vraisemblance

L'histoire de ce qu'il est convenu d'appeler "l'éloignement" de Nanette Alanhi Bangofa nous est parvenue dans deux versions tellement dissemblables que nous en sommes réduit à invoquer le vieux principe assez mal défini de vraisemblance.

Mal défini, car "le vrai peut quelques fois n'être pas vraisemblable", pour reprendre la citation rebattue qui devrait figurer en bonne place dans le Manuel de l'identité nationale pour les nuls, en cours de préparation par une commission ad hoc du ministère idoine.

M. Boileau au café,
par Henri de Toulouse-Lautrec.

Nanette Alanhi Bangofa est une jeune fille de 19 ans, de nationalité congolaise (côté Brazzaville) qui a quitté le territoire français le 21 octobre dans des conditions qui demandent à être éclaircies, tant les explications qu'on en donne paraissent bien douteuses.

Nanette, dont le père est décédé, vivait avec sa mère à Paris, et avait été admise en première année de BTS de comptabilité et gestion au lycée Jules Siegfried, dans le 10ème arrondissement. C'était, selon son proviseur, une élève "très sérieuse, volontaire, assidue, travailleuse".

Majeure sans-papiers, alors que sa mère est en situation régulière avec une carte de séjour de dix ans, elle avait fait une demande d'asile. Elle avait essuyé un refus, et reçu une OQTF (Obligation de quitter le territoire français) en date du 3 septembre 2009.

Au matin du 21 octobre, Nanette partait pour le lycée Jules Siegfried, comme d'habitude.

Au matin du 22 octobre, Nanette débarquait à l'aéroport de Brazzaville, en plein désarroi.


Du consulat de France à Brazzaville, Nanette, désemparée, a appelé sa mère.

Ce premier récit est d'une grande simplicité:

En se rendant au lycée, aux alentours de la gare du Nord, la jeune fille aurait été contrôlée, arrêtée, puis accompagnée à l'aéroport d'Orly pour être renvoyée à Brazzaville, via Casablanca.

Ce qui est invraisemblable, c'est que ce récit nous paraisse tout à fait vraisemblable, et cela nous en dit long sur l'état du pays où nous vivons... Nous voilà en effet prêts à trouver tout à fait crédible que la machine policière à expulser au nom de la loi puisse le faire au mépris de toute loi et de tout règlement...

Mais n'en sommes pas encore au stade de la résignation, nous avons encore des réserves d'indignation.

A l'appel du RESF, cent ou deux cents personnes ont accompagné la mère de Nanette devant la préfecture de police pour tenter d'obtenir des explications. Une délégation réduite, composée d’une adjointe au Maire de Paris et d’un enseignant du lycée Jules Siegfried, a été reçue par monsieur Nicolas Lerner, chef de cabinet du Préfet de Police, qui a exposé sa version des faits.

Ce second récit est également d'une grande simplicité:

Après avoir pris contact avec l'OFII (Office français de l'immigration et de l'intégration), Nanette Alanhi Bangofa aurait signé, le 1er octobre une demande d'aide au retour volontaire. Un billet d’avion pour Brazzaville et 300 euros d’aide au retour auraient été remis à la jeune fille, le mercredi 21 octobre, à l’aéroport d’Orly où elle se serait rendue librement.

Pour sa mère, ses professeurs et ses camarades de Jules Siegfried, cette version paraît tout à fait invraisemblable...

Pourtant la préfecture de police et l'OFII, devant la presse, ne sont pas avares de précisions et de détails concordants qui dans un récit créent les "effets de réel" assurant la vraisemblance.

Ici, madame Marie Lajus, chargée de communication de la Préfecture de police de Paris, précise que le rendez-vous était fixé "à 13h10, en face de la porte G" à Orly-Sud et ajoute "Pour l'anecdote (sic), son vol était annulé à cause d'une grève et elle a exigé qu'on lui trouve un autre avion, d'où son escale au Maroc."

Là, madame Nathalie Kouyatte, responsable de la communication de l'OFII, assure que "Son dossier était complet, on a le nom et l'adresse de personnes amenées à la soutenir et à l'accueillir au Congo, comme cela se fait à chaque fois. On fait toujours les choses bien. Il est possible qu'elle ait eu des pressions à cause de sa situation et qu'elle ait choisi de partir. Mais nous ne l'avons pas forcée, nous ne sommes pas la police", mais, avec cette dernière remarque, ne rassure pas...

Les deux chargées de communication n'ont pas œuvré en vain: les médias ont repris les deux versions, et classé l'affaire sur un point d'interrogation.

On ne va tout de même pas chercher à élucider toutes les misères du monde...

... cela risquerait de nous peser sur l'estomac.
(Point d'interrogation, Jean-Pierre Desclozeaux)

A peine a-t-on entendu passer dans la presse un écho du communiqué publié par le parti socialiste, signé de Pouria Amirshahi, Secrétaire National aux Droits de l’Homme et de Sandrine Mazetier, Secrétaire National à l’Immigration, apportant son soutien aux camarades et professeurs de Nanette, et demandant, avec eux, son retour en France dans les meilleurs délais.

Ce communiqué n'a évidemment pas échappé à l'œil gris de monsieur Eric Besson. On sait que cet œil possède l'acuité exceptionnelle de l'œil du coq gaulois...

Son ministère s'est donc chargé de publier une réponse qui confirme, sur le ton pète-sec habituel, la seconde version de l'histoire, et se termine par un coup d'ergot envoyé à titre personnel par monsieur Besson:

"Une nouvelle fois, le Parti socialiste se met à la remorque des associations les plus extrémistes dans leur lutte contre la maîtrise des flux migratoires, en véhiculant des informations erronées, sans même avoir pris la peine d’une quelconque vérification. Ce n’est plus seulement de l’angélisme. C’est de l’amateurisme et du mensonge.", a déclaré Eric BESSON.

Une association "des plus extrémistes" a répondu:

Reste la pauvre polémique déclenchée par le ministre de l’identité nationale qui assure que « le parti socialiste se met à la remorque des associations les plus extrémistes ». Si s’indigner du fait qu’une gamine de 19 ans se retrouve à Brazzaville sans même que sa mère soit informée, si dénoncer le sort fait aux réfugiés de Calais dont des centaines de policiers rasent les abris de fortune et que le ministre Besson condamne à errer ou à être expulsés vers leur pays en guerre, si se révolter du fait qu’il arrive que des nourrissons de quelques semaines se retrouvent dans les centres de rétention dont les nurseries font l’admiration du ministre, si et si… Si ne pas laisser faire est être extrémiste, le RESF et, croyons-nous, toutes ses composantes et tous ceux qui le soutiennent, sont fiers de l’être face à la politique de M. Besson.

Pour une fois, oui, je veux bien être fier de quelque chose...


PS: Le site des ami(e)s et soutiens de Nanette mérite une visite.

mercredi 28 octobre 2009

Pièces d'identité nationale

Olivia Samuel, démographe et enseignante-chercheuse à l'université de Versailles-Saint-Quentin, a codirigé une étude qui a été publiée par l'INED (Institut national des études démographiques) sous le titre En quête d'appartenances. Ce livre est le résultat d'une enquête qui a été conduite auprès de 10 000 personnes, décrite ainsi dans la "présentation de l'éditeur":

Réalisée en 2003 par l'Insee et ses partenaires, l'enquête Histoire de vie a pour objet central la quête des appartenances dans laquelle sont engagés les acteurs sociaux. L'ouvrage explore les parcours individuels à travers différents registres identitaires : le territoire, la famille, l'appartenance sociale, la conjugalité, l'activité professionnelle, l'engagement politique et religieux, les langues parlées, mais aussi le handicap ou la maladie. Sociologues, démographes, économistes, géographes, statisticiens offrent ici leurs points de vue en se démarquant des classifications traditionnelles, et intègrent une dimension très novatrice de l'enquête confrontant les conditions objectives, d'existence des personnes au regard subjectif que celles-ci portent sur elles-mêmes. Cette enquête est la première en France qui permet de cerner, par des données chiffrées, les multiples composantes de l'identité individuelle.

La brillante idée de monsieur Besson "de lancer un grand débat sur les valeurs de l'identité nationale" a valu à Olivia Samuel les honneurs d'un entretien avec Dorian Chotard, journaliste du Monde qui lui permet d'éclairer quelques pistes de réflexion sur la thématique identitaire mise au menu des mois à venir...

J'ai pourtant été étonné de cet élément de réponse à la question "L'identité est-elle un sujet tabou ?":

Dans la vie de tous les jours, je ne pense pas que les gens se posent par eux-mêmes des questions d'identité.

Peut-être est-ce ainsi que les hommes vivent...

Un pavé à mettre dans le panier de monsieur Besson...

Je dois dire que je ne me reconnais guère dans cette remarque.

Au contraire.

Car, comme tous ceux qui n'ont pu se résoudre à ne pas résoudre les grands problèmes qui se sont posés à eux au sortir de l'enfance, j'en suis encore à patauger dans la mélasse du "que suis-je ?" et du "qui suis-je ?", toujours soucieux de définir et de redéfinir à qui ou quoi je peux m'identifier, et de qui ou quoi je dois me singulariser pour tenter, au moins, de rester identique à moi-même.

Officiellement, ainsi que la plupart de mes contemporains dans les pays développés, j'ai fait établir des"papiers d'identité" à mon nom quand il est apparu que je pourrais en avoir besoin. Ne m'étant éloigné de ma plaine natale que très tardivement, ma première "carte nationale d'identité" date de la fin des années 1960.

J'acceptai volontiers de rentrer dans les cases en répondant aux questions du formulaire de demande que remplissait le secrétaire de la mairie de mon village. Mais cette brute républicaine, qui servait aussi de "maître d'école", fut assez surpris d'entendre son ancien élève trop timide refuser avec une certaine fermeté de le voir inscrire "Néant" sur la ligne des "signes particuliers". A ma demande, il écrivit: "cicatrice lèvre supérieure". Cette singularité m'évitait de me fondre dans la masse du néant...

Photos d'identité de Raymond Queneau
en train de se singulariser.


Cette "carte nationale d'identité" n'avait strictement rien à voir avec une carte d'"identité nationale", et pourtant elle servit, une fois, de prétexte à une prise de conscience de cette "identité"-là.

Ma belle carte d'identité jaunasse à deux volets était ornée d'une superbe photographie dite "d'identité" dont j'avais confié la réalisation au photographe installé au chef lieu de mon canton. Cet honnête artisan, grand tamiseur d'éclairages et adoucisseur de contours, savait modeler la lumière autour des visages et ne m'avait pas raté: les studios Harcourt n'auraient pas fait mieux, tout en me coûtant beaucoup plus cher.

Quelques années plus tard, le document ainsi illustré devait encore attester de mon identité...

Ce fait ne sauta pas aux yeux du policier belge qui contrôla mes "pièces d'identité" dans le train qui me menait à Copenhague.

Comparé à la photo bien léchée de la carte que je lui proposais, j'avais une allure d'ours mal léché, ayant laissé libre pousse à toutes les pilosités qui voulaient bien se développer en désordre sur mes joues, mon menton et mon cuir chevelu. Ma barbe était irrégulière et mal répartie, et mon cheveu, comme celui de monsieur Frédéric Lefebvre, avait "tendance à graisser", pour reprendre la discrète expression de mon capilliculteur.

Après avoir froncé les sourcils, dit que j'étais méconnaissable et râlé autant que faire se pouvait sans déclencher d'incident diplomatique, mon policier belge me rendit ma carte en disant:

"Ah ! On voit bien que vous êtes Français, hein..."

C'était la première fois que l'on faisait directement allusion à une si évidente et si remarquable "identité nationale".

Illustration géométrique d'une célèbre identité remarquable.

lundi 26 octobre 2009

Un roman aléatoire

Il suffit d'être un tant soit peu amoureux de livres pour savoir que la plupart des grands éditeurs auraient pu faire de juteuses affaires dans l'indutrie agro-alimentaire tant la vente de briquettes de soupe au format livre de poche semble leur activité principale.

Comment alors ne pas se réjouir des initiatives courageuses de "petites" maisons d'édition, capables d'assaisonner autre chose que la triste tambouille des rentrées littéraires à répétition ?

La réédition du Paris insolite, roman aléatoire, de Jean-Paul Clébert, a vu le jour en août dernier, aux éditions Attila, et il faut souhaiter qu'elle s'installe pour longtemps sur les tables des bonnes librairies et dans les rayonnages de vos bibliothèques.

La renaissance de ce livre est peut-être au départ une simple histoire d'amoureux de livres, si j'interprête bien cette en-tête du verso de la page de titre:

Ce livre dormait dans notre bibliothèque depuis des années, et n'en serait peut-être jamais ressorti sans le double que nous offrit LOUIS, grand chineur et grand lecteur devant l'éternel.

Paris insolite
Roman aléatoire de Jean-Paul Clébert
authentifié par 115 photographies de Patrice Molinard.


Paru chez Denoël en 1952, sous ce titre anodin de guide pour touristes décalés, le livre de Jean-Paul Clébert est la chronique d'une errance dans le Paris des marginaux et des déclassés, à la toute fin des années 40, c'est à dire dans un Paris désormais presque totalement disparu.

Le livre rencontra un beau succès, et un an après sa sortie, Jean-Paul Clébert est reparti sur les lieux avec le photographe, Patrice Molinard, qui en a ramené 115 superbes clichés qui ont été utilisés pour illustrer l'édition du Club du meilleur livre, en 1954.

Photographie de Patrice Molinard.

N'ayant jamais eu entre les mains cette édition illustrée originale, je ne peux dire si la présente s'en inspire de près ou de loin, mais j'y ai retrouvé avec plaisir le charme des livres anciens: épaisseur du papier, mise en page, grain des photos et goût de la belle ouvrage.

Cette présentation joliment datée permet de découvrir dans les meilleures conditions de lecture possibles le texte que Jean-Paul Clébert a composé à partir des observations, notes, anecdotes et souvenirs dans sa descente dans la dèche parisienne. Bien que la rue et la vie dans la rue aient profondément changé en plus d'un demi-siècle, Paris insolite accroche immédiatement par son authenticité et sa vérité. Contrairement à certains auteurs de cette époque, qui cherchaient leur inspiration dans le "fantastique social", Jean-Paul Clébert ne donne pas dans l'accumulation de pittoresque complaisant, ou dans l'étalage de poésie frelatée. Chez lui, la vie dans la débine est vie de débine: il faut s'abriter, manger, dormir, faire l'amour, boire, se laver... et le plus souvent dans les pires conditions, qui n'ont rien de pittoresques ou de poétique.

La poésie, elle réside surtout dans le travail d'écriture mené par ce faux paresseux de Clébert sur une langue riche, drue, qui utilise toute l'étendue des registres, familier, littéraire, argotique.. Et qui surtout n'a pas vieilli d'un poil, miracle que seul peut réaliser un écrivain qui possède le goût de la langue.

Parmi les extraits cités dans la revue de presse de la première édition, donnés par l'éditeur en fin de volume, on peut relever cette note de Jean Blanzat, dans Le Figaro Littéraire du 6 décembre 1952:

On n'aurait pas osé penser, pas osé espérer, que ce livre ait un style. Or le style est là.

Quel coup d'œil ce Blanzat !

Pour le style (mais pas que...), je vous laisse juger de cette page tirée du chapitre trois:

On se surprend à le dire tout haut, j'ai faim, ça devient une expression, un son double, une onomatopée dont la prononciation étonne, dont le sens devient fugace, insaisissable, un vocable étranger qu'il faudrait chercher dans le dictionnaire de la mémoire (facticité d'un langage familier)...

Mais quand on a choisi sciemment ce genre d'existence, ce modus vivendi, qu'on a dit merde une bonne fois pour toutes à l'avenir, qu'on a refusé de prendre une assurance vieillesse (avec auparavant un boulot à la chaîne, semaine de quarante-huit heures plus la vaisselle et le bricolage de rabiot, distractions dominicales et familiales, rides précoces et rien vu du monde que le mur d'en face et de filles que celles de la concierge, et après la retraite, logement deux-pièces, dans nos meubles à nous, belote tremblotante et pue du bec avant qu'on t'enterre toi et la vie que tu as failli avoir, veau mort-né) évidemment on n'a guère le droit de gueuler contre la faim, c'est le jeu, et chaque fois que ça m'arrive, je la boucle, je tais mes commentaires, j'évite la compagnie des bien-nourris, je rejoins les copains qui savent à quoi s'en tenir et qui eux aussi parlent d'autre chose. Mais dans cet immense foutoir qu'est la capitale, il y a des hommes qui crèvent de faim à qui on n'a pas demandé leur avis, se foutent pas mal des beautés de la liberté et de la marche à pied, ont misé sur l'avenir et le boulot bien fait qui rapporte l'aisance (celle de la fosse) et dont on apprend du bout des yeux le décès dans la colonne des faits d'hiver, vieux et vieilles morts solitaires dans un taudis innommable, ou rongés tout vivants sur leur grabat par les rats (et je ne parle pas ici des clochards, des Arabes, des vieillards d'hospice qui devraient payer cinq ou six cents francs par jour pour avoir droit à la bouffe et au pieu), et tous ceux-là c'est perdu d'avance (depuis l'enfance !), ceux-là qui savent, qui peuvent compter les jours avant l'extinction, n'ont aucune chance d'en sortir, de gagner du temps, de trouver une sortie, de gagner une semaine de boni. Et ce ne sont pas toujours des vieux. Et il y a ceux qui préfèrent se suicider, en cachette ou sous le métro, pour, dans un sursaut de révolte naïf, entraver la circulation. N'entrave que dalle. Continue la circulation, et repart de plus belle...



Jean-Paul Clébert, des années plus tard...

D'autres escapades ont rempli la vie de Jean-Paul Clébert, qui a continué d'écrire au gré de ses curiosités et passions.

Parti s'installer dans le Luberon à la fin des années 50, il vit et travaille maintenant sur les hauteurs et dans la lumière d'Oppède-le-Vieux.

vendredi 23 octobre 2009

Petit Jean comme devant

Monsieur Jean Sarkozy nous a encore offert un grand moment de télévision dans la soirée d'hier.

Je dois dire qu'il m'a beaucoup touché.

Tant de jeunesse alliée à tant de sagesse !

Et tant de bonne volonté aussi...

Qu'il était émouvant de le voir se précipiter pour reformuler correctement une question fort mal posée par le journaliste de service, et ainsi pouvoir placer cette si jolie phrase très profonde sur le président et sur son père (tout à mon émotion, je ne l'ai ni retenue, ni notée, pardonnez-moi), tellement bien balancée qu'on l'aurait dite préparée à l'avance.

Il y a dans cette spontanéité, cette fraicheur, de quoi faire fondre le plus granitique des cœurs de pierre.

C'est bien simple; moi, qui suis plutôt du genre basaltique, j'ai fondu en larmes et en ai inondé mon pourpoint.

Quel talent !

Cependant, revenu de mes émois, je me suis souvenu de ces ragots qui, au temps de la séparation du premier couple présidentiel, sur le peu d'attention que le travail acharné de monsieur Sarkozy lui aurait permis d'accorder à ses enfants... Mais ce ne devaient être là que racontars mal intentionnés de cette presse revancharde qui ne survit plus des salissures qu'elle déverse à pleines pages sur nos hommes et femmes politiques...

Et quand bien même... l'attitude filiale de monsieur Sarkozy fils n'en serait que plus admirable.

Car tous les enfants du monde n'ont pas, hélas ! la chance d'avoir un père aussi exceptionnel et irréprochable que monsieur Eric Besson, si l'on en croit son ex-épouse madame Sylvie Brunel, qui ne cesse de lui téléphoner spécialement pour lui répéter.

C'est du moins ce que l'on peut déduire de cette réponse faite par monsieur Besson, lors d'un entretien qu'il a accordé à madame Elisabeth Chavelet, pour Paris Match, occasion pour lui de répondre au Manuel de guérilla à l’usage des femmes (éd. Grasset) dans lequel "l'ex-épouse blessée" "vide son sac":

Mille fois j’ai entendu Sylvie dire : “Eric est un mauvais mari, mais le meilleur père au monde.” Je regrette qu’aujourd’hui, dans ses interviews, elle gomme cette deuxième facette alors qu’elle continue de me le dire au téléphone.

Il insiste, et, grand seigneur, reconnaît le rôle (prépondérant ?) de sa femme:

Ma fille aînée vient d’avoir 20 ans. Et je revendique vingt ans d’assiduité absolue auprès de mes enfants. Sylvie en a fait trois ­petits génies créatifs et bien dans leur peau. Jamais je ne le contesterai. (...)

Il en profite pour nous annoncer, en avant-première, que son aînée, normalienne dont il est très fier, écrivaine depuis l'âge de treize ans sous le pseudonyme d'Ariane Fornia, et déjà auteure de trois livres, "prépare son premier beau grand roman de littérature".

Il était temps qu'elle se mette à la littérature...

Sa fierté paternelle ne l'aveugle pas. Il reconnaît beaucoup de qualités à monsieur Jean Sarkozy:

J’ai été consultant en ressources ­humaines pendant six ans. Je pense avoir le flair. Jean Sarkozy a un ­talent que personne n’étouffera. Voilà vingt ans qu’il est dans le sillage de son père. Cela vaut pas mal de stages de qualification.

Il ne semble pas imaginer que c'est bien cela qui peut nous inquiéter.

Notre consultant en ressources humaines profite d'une question sur les grandes décisions aux tournants de sa vie pour nous expliquer sa précieuse méthode de réflexion:

C’est ma logique à moi. Dans ce type de situation, je ne demande l’avis de personne, ni d’un ami, d’un confident, de ma mère ou de ma femme. J’y joue ma peau. C’est moi qui subis les conséquences. Je réfléchis dans des bains chauds et lors de mes footings. Après quoi je prends seul mes décisions.

Cependant, il n'indique pas la température du bain.

La dernière question l'amène à une confidence sur l'avenir et, peut-être, les ambitions de son intéressante personne:

Cela dit, ma présence au gouvernement n’est qu’un passage. Je me suis préparé à faire autre chose. Ce jour-là, vous ne me retrouverez ni dans la Seine ni dans le Rhône.

Cette allusion fluviale me laisse rêveur...

Je lui conseillerai volontiers d'essayer la Loire,
et ses bancs de sables mouvants...



Incontestablement, cet entretien faussement décontracté est une avancée majeure dans la connaissance du fonctionnement mental de monsieur Eric Besson. Je ne saurais trop en conseiller la lecture aux jeunes gens et jeunes filles de ce pays qui envisagent de faire une carrière en politique.

Il y a beaucoup à apprendre de monsieur Besson.

Espérons que le raisonnable jeune monsieur Sarkozy ne prendra pas monsieur Besson pour coach: il serait capable, après un bon bain chaud, de se présenter à la présidence de l'EPAD.

jeudi 22 octobre 2009

Le petit bout du doigt de la proviseure

Durant une longue période de ma vie passionnante, j'ai servi avec un admirable dévouement les développements théoriques et les applications pratiques de la science pédagogique. Quelque jour, probablement en recevrai-je la juste récompense sous les espèces de palmes académiques ajustées à ma pointure.

J'ai eu ainsi l'occasion, et le bonheur d'exercer sous divers(e)s supérieur(e)s hiérarchiques, dont un certain nombre d'authentiques peaux-de-vaches.

Ami(e)s du cuir, bonjour...

Pour autant que ma pauvre tête s'en souvienne, mon chemin n'a jamais croisé la route de madame Marie-Ange Henry, qui a terminé une belle carrière de proviseure à la tête du lycée Jules-Ferry dans le IXème arrondissement de Paris.

Je ne suis pas sûr de le regretter.

En 2003, Madame Henry a été auditionnée dans le cadre de la mission d’information de l’Assemblée nationale française sur la question du port des signes religieux à l’école, en tant que secrétaire académique du Syndicat national des personnels de direction de l’Education nationale (SNPDEN). On peut trouver le compte-rendu de cette séance du 25 juin sur le site de l'Assemblée nationale, ou sur Voltaire.net qui l'a repris. Les connaisseurs pourront apprécier avec quelle virtuosité madame la Proviseure parle le vernaculaire administratif de l'Éducation nationale, et défend, en cette langue, une conception étroitement laïcarde de la laïcité.

En 2006, à la demande de certains de ses enseignants, elle reçoit un élève sans papiers, qu'elle défendra ensuite. Au journaliste venu l'interroger, elle ne peut s'empêcher de lancer cette remarque édifiante:

"Je connaissais son nom, mais je ne l’avais pas rencontré, ce qui est plutôt bon signe. Les proviseurs connaissent surtout ceux auxquels il faut remonter les bretelles !"

Proviseur(e), c'est un métier qui s'apprend...
(Planche hors texte du chapitre "La salopette à bretelles"
du Manuel du proviseur pour les nuls, Imprimerie nationale.)

Le métier de proviseur(e) n'est pas un métier sans risques: l'élasticité des bretelles à ajuster, par exemple, peut être cause de retours cinglants en pleine figure... L'opération demande donc des années de formation et d'expérience pour être menée avec tout le doigté nécessaire.

Cependant, le chef d'établissement n'est jamais plus exposé qu'en période de mobilisation lycéenne. Comme les sujets de mécontentement ou de contestation sont loin de manquer, certains affirment que le danger est constant, mais hésitent encore à porter un casque et un gilet pare-balles pour se rendre à leur bureau.

On se souvient du vaste mouvement de blocage des lycées par leurs usagers habituels au printemps 2008.

Le lycée Jules-Ferry, où des réunions d'élèves et des assemblées générales avaient déjà eu lieu, fut bloqué le 15 avril 2008 au cours d'une action. Le jour même, madame Henry décida la fermeture administrative du lycée jusqu’au début des vacances, le 19 avril.

Le 18 avril, Mme Henry envoya une lettre recommandée à Lou Jatteau, qui avait 18 ans depuis le 10 mars, dans laquelle lui était annoncée, sans explication, sa convocation en conseil de discipline pour le 16 mai. Ce courrier l’informait aussi qu'une mesure conservatoire avait été prise à son encontre: il lui était interdit de revenir au lycée tant que le conseil de discipline n’avait pas statué sur son cas.

Il faut admirer l'efficacité de madame Henry.

Et sa très grande prudence: la mesure dite "conservatoire" n'est prise qu'assez rarement, et pour les éléments dont la conduite est potentiellement dangereuse.

Le 5 mai, le père de Lou Jatteau a une conversation téléphonique avec madame Henry qui "lui explique que Lou aurait été le leader du blocage, aurait entraîné ses camarades, aurait mis en danger la sécurité de l’établissement et aurait tenté de refermer la porte latérale du lycée sciemment sur elle, lui blessant le pouce. Elle ajoute qu’elle a porté plainte au commissariat."

Au matin du 15 avril, madame la proviseure aurait voulu faire entrer des élèves par une porte latérale. Les lycéens qui faisaient la chaine auraient alors bloqué le passage avec des poubelles et repoussé cette porte.

Sur le pouce de madame Henry, qui n'a sans doute jamais pris le métropolitain et n'a pu profiter des leçons du petit lapin de la ratp qui prévient les enfants qu'une porte qui se referme, cela risque de pincer très fort.

Il est tout de même pas très malin, ce lapin...

Le 16 mai 2008, le conseil de discipline décide de l’exclusion définitive de Lou Jatteau, pour "violences délibérées envers la Proviseure dans l’exercice de ses fonctions".

Virginie qui donne dans Bellaciao un résumé de l'affaire, fait quelques remarques critiques sur le déroulement de ce conseil de discipline. Ces critiques sont tout à fait justifiées (un conseil de discipline peut être une juridiction d'exception), mais je ne crois pas que madame Henry ait alors pris le risque de ne pas faire un conseil strictement conforme aux règlements...

L'exclusion définitive a d'ailleurs été confirmée en appel le 25 juin.

Lou Jatteau, inscrit en terminale au lycée Colbert, a obtenu son bac en juin 2009.

La plainte de madame Henry, qui n’avait pas eu d’ITT et avait refusé de se faire examiner par les unités médico-judiciaires (UMJ), a été classée sans suite.

La proviseure a tenu à maintenir sa plainte et a écrit dans ce sens au procureur de la République, faisant de cet incident, certes douloureux mais mineur, "une question de principe".

Il y a des gens qui ne supportent pas que l'autorité soit bafouée, surtout en leur propre personne.

Elle a obtenu satisfaction, et, ainsi que le résume l'article de Bellaciao:

Le 24 septembre dernier, Lou Jatteau a reçu sa citation à comparaitre en tant que prévenu devant le tribunal de grande instance de Paris pour avoir "volontairement commis des violences sur une personne chargée d’une mission de service publique". La peine maximale encourue est de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende…

L'audience a eu lieu hier, au palais de Justice de Paris, devant lequel une vingtaine de collègues de madame Marie-Ange Henry, venus en renfort, ont dû rencontrer, sans trop se mélanger, je suppose, les ami(e)s de Lou Jatteau.

Métro, que je consulte rarement, fait un compte-rendu des débats:

Mercredi, le lycéen a nié les faits. "Lou a poussé la porte sur moi, content d’avoir obtenu la fermeture totale de l’établissement" a maintenu Mme H. Pourtant, malgré sa plainte, la proviseure, qui n’a pas eu d’ITT, a refusé de se faire examiner par les unités médico-judiciaires (UMJ). "Il y avait urgence, a justifié son avocat Me Hazan. Elle pensait à la situation dans le lycée. Elle ne pensait qu’à une chose : repartir sur le terrain !". "La démesure du pénal dans cette affaire est extrêmement choquante, a estimé Me Terrel, avocate de Lou J. La moindre des choses quand on porte plainte c’est d’aller aux UMJ…C’est regrettable si le pouce de Mme H a été égratigné". Selon elle, même les policiers dans leur procès-verbal ont fait état d’une "blessure légère et involontaire ", évoquant la l’hypothèse de l’accident conséquent à une porte fermée par inadvertance…

Selon la dépêche de l'AFP:

Le ministère public a requis à l'encontre de Lou Jatteau, 19 ans, (...) 60 heures de travail d'intérêt général.

La procureure, Camille Hennetier, a précisé qu'elle ne s'opposerait pas à une dispense d'inscription à son casier judiciaire, pour ne pas compromettre l'avenir de cet étudiant en sociologie.

La présidente du tribunal, Jacqueline Audax, a mis le jugement en délibéré au 18 novembre.

60 heures d'intérêt général pour une question de principe, c'est déjà pas mal...


PS: Le fait que Lou Jatteau soit le fils d'une journaliste du service "société" du quotidien Libération contribue certainement à la médiatisation de cette affaire.

Cela ne doit pas nous faire oublier l'acharnement dont il est l'objet de la part d'une prétendue spécialiste de l'éducation.

mercredi 21 octobre 2009

Trois exemples et un "signal fort"

Monsieur Besson est sans doute trop occupé à monter ses petites affaires en traître, avec la complicité involontaire* de monsieur Etienne Pinte, pour consulter le site du ministère de son collègue, et, je suppose, néanmoins ami, qui s'occupe activement des Affaires Étrangères.

C'est vraiment dommage, car il aurait pu y lire les conseils aux voyageurs en Afghanistan qui invitent à une certaine prudence, me semble-t-il, et notamment cette "dernière minute", non datée, mais toujours en ligne, donc encore d'actualité:

La situation de sécurité en Afghanistan s’est beaucoup dégradée depuis un an.

La rébellion a étendu ses actions en province dans de nombreux districts du sud et de l’est du pays ainsi que dans ceux limitrophes de Kaboul.

(...)

Dans ces conditions, il est plus que jamais impérativement recommandé de différer tout projet de voyage en Afghanistan, (...).

(...) A partir de Kaboul, toutes les routes sont devenues très dangereuses et les déplacements en voiture ou en transports collectifs doivent être absolument proscrits.

(...)

Évidemment, ces conseils ne s'adressent qu'aux voyageurs français, mais ils peuvent servir d'indicateur sur l'état du pays. La carte qui y est donnée est assez ancienne, mais n'a pas été remise à jour, et par conséquent doit être encore d'actualité

Les régions absolument déconseillées sont indiquées en rouge.

Cela n'a pas empêché monsieur Eric Besson, tout heureux de pouvoir annoncer sur Europe1 la réussite de sa fourberie de la nuit, d'indiquer que les trois Afghans reconduits de force sont "originaires de la zone de Kaboul, où il n’y a pas de risque pour leur intégrité physique".

Si l'on supposait à monsieur Eric Besson une conscience, on pourrait dire qu'il cherche à s'en faire une bonne.

Mais il faut être réaliste: en plein exercice de communication, il ne peut y avoir de place pour les éventuels problèmes de conscience. Monsieur Besson est surtout soucieux d'imposer son image de fermeté humaniste, face à des prises de position plus fermement humanistes que les siennes (y compris à l'UMP).

Alors, il nous en rajoute un peu:

"Il a failli y en avoir quatre et j’ai demandé à la dernière minute, parce que je voulais que toutes les précautions soient prises, qu’on ne reconduise pas un quatrième, parce que j’estimais que toutes les conditions n’étaient pas réunies."

Il explique qu'un fonctionnaire français est sur place depuis plusieurs semaines "pour préparer leur aide à la réinstallation. Lorsqu’ils vont arriver, ils iront dans un hôtel payé par la France, et ils auront un accompagnement individualisé et de l’argent pour se réinstaller."

En apportant ces précisions, il prend le risque d'irriter madame Combien-ça-coûte et monsieur Qui-c'est-qui-paye, les fameux contribuables français (de souche) mécontents...

Mais le principe d'un charter franco-britannique tous les mardis, qui semble "arrêté", devrait pour l'instant leur suffire.

J'en prendrai pour indice les commentaires qui fleurissent à la suite des articles en ligne...

Avec une mention spéciale pour celui-ci:

on est pas non plus la SPA de l'humanité, faut pas pousser

Oui.

Je trouve aussi qu'il y a trop de "chiens" dans le pays où je vis.

Heureusement, j'y vis aussi avec ces amis-là.


* Voir les commentaires.

mardi 20 octobre 2009

La morgue du statisticien

La tribune que publie, dans le journal La Croix, monsieur René Padieu, inspecteur général honoraire de l’Insee, président de la commission de déontologie de la Société française de statistique, et qu'il a intitulée Sur une vague de suicides, ne va sûrement pas faire baisser le taux de suicides dans notre beau pays, tant on sort de sa lecture avec la triste impression d'être le plus nul de chez les nuls, ou le plus gland de chez les glands, ou le plus con de chez les cons...

Au point qu'on se demande à quoi ça sert d'être là, et tout ci, et tout ça...

Ça vous donne tout de suite envie d'en finir et de vous foutre à l'eau.

...la tête la première.
(La vague, Gustave Courbet, 1869)

Visiblement agacé d'entendre les médias parler "d’une vague de suicides à France Télécom" et de les voir faire un décompte de ces suicides, Monsieur René Padieu entend leur donner une leçon de statistique, agrémentée, dans la foulée, d'une leçon de professionnalisme.

Un journaliste consciencieux recoupe son information.

Et toc !

Avant de donner ce cinglant coup de cravache, Monsieur Padieu avait remarqué que "télévision, journaux gratuits ou grands quotidiens nationaux, en passant par d’innombrables forums Internet" dénombraient chaque nouveau cas de suicide dans le personnel de France-Télécom, sans que jamais "personne ne semble penser à vérifier en quoi [le nombre obtenu] est élevé."

Soit.

Il ne faut jamais citer le moindre chiffre devant un statisticien: les chiffres sont de son exclusif domaine, pas du vôtre, et vous voir en utiliser l'indispose...

Et puis, vous dira-t-il, un chiffre tout seul n'a pas de sens: il faut faire des comparaisons avec des résultats de référence.

On n'y coupe pas:

En 2007 (cela varie peu d’une année à l’autre), on avait pour la population d’âge actif (20 à 60 ans) un taux de 19,6 suicides pour 100 000. Vingt-quatre suicides en dix-neuf mois, cela fait 15 sur une année. L’entreprise compte à peu près 100 000 employés. (...)

Monsieur René Padieu indique en note qu'il a tiré sa référence de Statistique sur les causes médicales de décès, Inserm, CépiDc. C'est du sérieux.

Seulement la suite est beaucoup moins sérieuse:

(...) Conclusion : on se suicide plutôt moins à France Télécom qu’ailleurs. Et, semble-il, moins qu’il y a quelques années. Il n’y a pas de «vague de suicides»…

La Vague, Camille Claudel, 1897,
œuvre terminée par Francois Pompon en 1902.


Devant le résultat obtenu, 19,6 d'un côté et 15 de l'autre, un statisticien un peu consciencieux aurait été amené à se poser quelques questions, et en particulier, la question de la pertinence de son ensemble de référence.

Est-il vraiment intelligent, d'un point de vue statistique, de comparer l'ensemble des employés de France-Télécom, qui présente une certaine homogénéité avec l'ensemble hétérogène des hommes et femmes "d'âge actif" ? Dans cette dernière population, ne serait-il pas plus judicieux de ne retenir que les personnes employées dans une entreprise comparable, par sa structure, avec France-Télécom ?

Je ne sais pas si c'est possible de le faire, et je ne connais pas les résultats...

Mais ce que je remarque, c'est que monsieur le donneur de leçons statistiques, dont c'est la spécialité, s'est bien gardé de chercher à affiner ses références.

Je rejette donc la validité de sa conclusion: "on se suicide plutôt moins à France Télécom qu’ailleurs".

Et, par conséquent, je rejette toute la suite de son texte, si plein de morgue et de prétention, ses "jugements sommaires" et ses "affirmations péremptoires".

Ceci n'est pas de la statistique, c'est une demonstration.

Un dernier mot pour souligner la très grande malhonnêteté de cette incise glissée dans la "conclusion":

Et, semble-il, moins qu’il y a quelques années.

Monsieur René Padieu, du haut de son expertise d'inspecteur général honoraire de l’Insee et de son autorité de président de la commission de déontologie de la Société française de statistique, insinue donc qu'on se suicide moins ces derniers mois à France-Télécom qu'il y a quelques années.

Aucun chiffre ne vient appuyer cette estimation dans le corps de l'article de monsieur Padieu, aucune note ne renvoie à une étude accessible.

Or, c'est ce paragraphe qui est retaillé en chapeau de l'article par la rédaction de La Croix, et c'est ce paragraphe qui est le plus cité par les médias qui parle de cette tribune.

Monsieur René Padieu dénonce l'instrumentalisation qui est faite des suicides à France-Télécom.

Lui se livre à une manipulation, tout simplement.

A Lille-Lesquin, on y revient

La rumeur d'une nouvelle tentative de charter franco-britannique se confirme.

D'ailleurs, il fallait s'y attendre: le président y tient beaucoup, comme le fidèle monsieur Besson l'avait laissé entendre.

L'agence Reuters fait état des informations suivantes, citant une "source policière":

La France et la Grande-Bretagne ont programmé mardi soir un vol groupé pour expulser des clandestins afghans vers Kaboul, apprend-on lundi de source policière.

Le vol partira de Londres, fera escale à Lille avant de rallier Bakou, en Azerbaïdjan, puis la capitale afghane, a-t-on précisé de même source.

Le journal Le Monde confirme, en s'appuyant sur la Cimade:

Le départ d'un charter franco-britannique d'immigrés afghans serait programmé pour mardi 20 octobre soir après une étape à Lille-Lesquin, a déclaré lundi un responsable de la Cimade. L'information a été confirmée de source policière. Ce vol groupé serait le premier depuis 2005.

Selon Damien Nantes, responsable de la Cimade, seule association présente dans les centres de rétention (CRA), le vol charter partirait d'Angleterre avec un certain nombre de ressortissants afghans interpellés en Grande-Bretagne et ferait escale à Lille pour embarquer une quinzaine de ressortissants afghans actuellement placés en rétention à Lille-Lesquin.


C'est très beau, n'est-ce pas, mais on n'en veut pas.
(Photo Reuters)


Dans le meilleur des mondes sarkoziens possibles, le pire est toujours sûr.

Les associations appellent à un rassemblement ce soir à 20h à l'aéroport de Lille-Lesquin.

Pour s'opposer au pire.

lundi 19 octobre 2009

La fine oreille du commissaire divisionnaire

A priori, c'est vrai, le concept de solidarité à géométrie variable ne soulève pas chez moi un mouvement d'enthousiasme immédiat.

Aussi ai-je eu tendance à tiquer en visitant pour la première fois le site des soutiens à Samuel et Jean-Salvy, les deux étudiants de Poitiers arrêtés après la manifestation anticarcérale du 10 octobre, et condamnés à de la prison ferme sur la foi de témoignages pour le moins hasardeux...

Le site s'est étoffé, le comité de soutien s'est expliqué, et, si l'occasion m'en avait été donnée, j'aurais sûrement rejoint la manifestation organisée samedi dernier dans les rues de Poitiers, derrière l'unique banderole réclamant "Liberté pour eux et Justice pour tous".

Car le sort de ces deux gamins emprisonnés pour l'exemple est caractéristique de ce qui se met en place actuellement.

Et face à ce qui se met en place, autant être aux côtés de ceux qui, d'une manière ou d'une autre, en prennent conscience. Ils ne sont pas si nombreux.

La banderole en tête de cortège.

Selon la presse, il y avait un millier de personnes pour suivre cette banderole du palais de Justice au parc de Blossac où devait avoir lieu la dispersion, après une courte prise de parole.

Manifestation calme, pacifique et silencieuse, rassemblant les copains, les copines et les familles des deux jeunes gens, ainsi que des élus de Poitiers, et des gens comme vous et moi.

Comme Alain Evillard, poitevin de 59 ans, qui, arrivé à Blossac, n'a pu s'empêcher d'exprimer son indignation: "Le procureur, c’est un salaud, le procureur, c’est un Papon."

Selon La Nouvelle république, monsieur le directeur départemental de la sécurité publique, le commissaire divisionnaire Jean-François Papineau, qui a l'oreille fine, a donné à ses hommes l’ordre d'interpeller sur l'heure le dangereux trublion.

Ce qui fut fait, sans résistance de la part d'Alain.
(Comme on peut le voir, cette photo a été publiée
dans la Nouvelle République.)


Le journaliste de la Nouvelle République poursuit son récit:

La tension monte alors d’un cran quand les policiers veulent sortir du parc Alain. Quelques coups sont échangés entre deux ou trois personnes et des policiers, un des manifestants se retrouve à terre mais c’est davantage une grosse bousculade qui prend le pas plutôt qu’un affrontement direct.

Sur cette "grosse bousculade" les témoignages semblent diverger*...

Laissons-les diverger en paix.

Notons toutefois que, d'après la NR, c'est alors que les policiers présents ferment les grilles du parc de Blossac, sans doute poussés par un légitime besoin bien viril d'exhiber leur force musculaire, car ces grilles doivent peser comme un âne mort.

Ou, mieux, comme un baudet du Poitou défunt.

Gentil et courageux, mais encombrant.

Cette fermeture des grilles, dans une manifestation moins décidément pacifique, aurait constitué une provocation caractéristique, et alors notre ami du quotidien local aurait pu légitimement titrer son article "La manifestation pacifique dégénère à Poitiers".

Madame Catherine Coutelle, députée PS, était présente et a eu avec monsieur Papineau un échange que l'on peut lire sur le site de la Nouvelle République. On y appréciera le sens bien caparaçonné de la diplomatie et du dialogue dont fait preuve le directeur départemental de la sécurité publique face à une députée assez accommodante pour lui laisser le dernier mot...

Le départ des cinq cars de CRS fut applaudi par les derniers manifestants, comme il se doit.

Départ d'Alain vers la garde à vue.
(Comme on peut le voir, cette photo a aussi été publiée
dans la Nouvelle République.)

Quant à notre ami Alain, dont les propos avaient tant irrité le commissaire, il eut droit à une heure et demie de garde à vue.

Fort courtoise...

On pourrait en déduire que, malgré les grands airs qu'il se donne, monsieur le commissaire divisionnaire est bon enfant... Il a peut-être été simplement prudent: Alain Evillard est un employé de la médiathèque François-Miterrand, bien connu et apprécié des Pictaviens qui le savent grand malade cardiaque. Le policier ne pouvait l'ignorer, et a sans doute préféré, au vu des statistiques alarmantes concernant les arrêts cardiaques inopinés en garde à vue, s'en débarrasser le plus vite possible.

A sa sortie**, il a pu donner quelques explications sur l'intervention présumée injurieuse qu'il a faite au pied du monument de la Résistance, dans le parc de Blossac:

"C’est un lieu symbolique : il fallait que cela soit dit."

Et il a ajouté:

"Je suis greffé cardiaque depuis cinq ans, précise-t-il. Paradoxalement, cette faiblesse m’assure d’être relativement protégé de certains abus… Je voulais donc voir ce qui se passerait."

Monsieur Hortefeux devrait penser à doter la police d'un nouveau fichier répertoriant tous les greffés du cœur, du foie et de la rate: ces gens-là sont potentiellement dangereux.

* Pour un témoignage direct, et digne de confiance, voir celui que Mademoiselle a pu poster sur son blogue, grâce à son réseau "tentaculaire".

** Deux autres gardés à vue sont sortis peu après lui.

"Les dossiers ont été transmis au parquet. Ils seront traités avec le recul et la réflexion nécessaire à une décision la plus juste possible, s’agissant de faits relativement bénins si on les compare aux graves violences de la semaine dernière."

A déclaré monsieur Papineau.


PS: Une nouvelle manifestation était prévue ce lundi soir à Poitiers, à l'appel du collectif poitevin contre la répression des mouvements sociaux.

Bref compte-rendu dans le Figaro, qui reprend l'AFP:

Près d'un millier de manifestants ont défilé aujourd'hui à Poitiers pour protester contre l'interpellation de huit personnes et l'incarcération de trois d'entre elles après les violences du 10 octobre dans le centre-ville.

Les manifestants, 800 selon la police et 1.000 selon les organisateurs, répondaient à l'appel du collectif poitevin contre la répression des mouvements sociaux.
Des personnes de tous âges, étudiants mais aussi parents, étaient présents dans le cortège, qui s'est dispersé sans incident après un parcours passant par les rues où ont eu lieu les violences (une vingtaine de vitrines avaient été brisées), et sur la place du Marché où des prises de parole ont eu lieu.

Par ailleurs, une soirée de soutien sera organisée le jeudi 22 octobre, à partir de 19h, à la Maison de Quartier des 3 Cités, avec concert, repas et discussion.

dimanche 18 octobre 2009

"Ici on noie les Algériens"

Photo de Jean Texier (L'Humanité/Keystone)

Cette image sans apprêt, sauf un recadrage, est devenue emblématique de la mémoire du massacre du 17 octobre 1961. Le cliché a été pris, probablement au début de novembre 61, par Jean Texier, alors ouvrier ébéniste et journaliste bénévole à l'Avant Garde, organe hebdomadaire des Jeunesses communistes.

Interrogé* près de quarante ans après, Jean Texier, photographe retraité, se souvenait avoir utilisé son Rolleiflex à visée verticale, équipé d'un objectif Tessar 3.5 et chargé d'un négatif Kodak 6x6 de sensibilité 125 ASA.

L'inscription sur le quai de Conti, en face de l'Institut de France, avait été repérée par Claude Angeli, l'actuel rédacteur en chef du Canard Enchaîné, en se rendant matutinalement aux bureaux de l'Avant Garde où il travaillait. Là, il embarqua Jean Texier dans la deudeuche de la rédaction et ils revinrent sur les lieux du graffito. Arrivé sur place, Jean Texier "saute en marche,déclenche son Rolleiflex et remonte précipitamment pour échapper aux quelques policiers placés en faction autour de l’inscription."

Nos deux compères n'ont pas laissé à la maréchaussée le temps de trouver un motif de les inquiéter - les braves pandores factionnaires n'ont même pas songé à dresser contravention pour stationnement illicite !

Vincent Lemire et Yann Potin ont vérifié que cette photographie n'a été utilisée que près d'un quart de siècle plus tard, dans le numéro de L'Humanité daté du 18 octobre 1985, pour illustrer un article de Claude Lecomte intitulé Les noyés du 17 octobre et qu'elle a été réutilisée l'année suivante, en première page du numéro du 17 octobre.

C'est à partir de cette époque que l'image de Jean Texier va sortir de l'environnement communiste pour se muer en "icône militante".

La une de L'Humanité du 17 octobre 1986.

L'association 17 octobre 1961: contre l'oubli utilisa cette image, à la fin des années 1990, comme "outil et emblème de son action" et "comme contre-plaque militante, comme la preuve d'une dénonciation précoce et concomitante au massacre".

Animateur du collectif, Jean-Michel Mension, aka Alexis Violet, revendiqua alors être l'un des auteurs de l'inscription.

Jean-Michel Mension (1934-2006) fut, au début des années 50, un des piliers de chez Moineau, le "café de la jeunesse perdue", au 22 rue du Four. Il y éclusa nombre de bouteilles en compagnie de Guy-Ernest Debord, fut l'un des premiers membres de l'Internationale Lettriste et aussi, très rapidement, l'un des premiers exclus. Le numéro 2 de la revue Potlatch, du 29 juin 1954, faisant état de "l'élimination de la 'Vieille Garde' " prend acte de l'exclusion de Mension avec pour motif "Simplement décoratif". Dans son roman sur la "bande des moineaux", Les bouteilles se couchent, reconstitué par Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné aux éditions Allia (2006), Patrick Straram donne à Jean-Michel Mension** un rôle effectivement assez décoratif, lui faisant dire de place en place "O. K. Néron !" C'est pourtant lui qui aurait inscrit sur les murs de l'Institut le fameux "Ne travaillez jamais".

Au début des années 60, cet éternel révolté, qui fut loin d'être un militant "simplement décoratif", a transporté sa soif éternelle au bar Le Old Navy, 150 boulevard Saint-Germain. S'y rencontrent de jeunes intellectuels, artistes et comédiens, qui ont fondé le Comité pour la paix en Algérie du quartier Seine-Buci, auquel participait un grand habitué du bar, le dramaturge Arthur Adamov, signataire du manifeste des 121.

C'est dans ce groupe qu'est née la formulation "Ici on noie les Algériens" dont la construction, avec son "Ici" initial et son verbe au présent, détourne une invite commerciale du type "Ici on vous sert" ou "Ici on vous coiffe sans rendez-vous", y trouvant toute sa force d'interpellation.

L'enquête menée par Vincent Lemire et Yann Potin, en recoupant divers témoignages, met en évidence plusieurs graffiti réalisés au début du mois de novembre, dont un, indiscutablement réalisé par le Comité, mais à la peinture blanche et sur le quai Malaquais, a fait l'objet d'un rapport de police en date du 6 novembre. Cette inscription aurait été faite par un commando constitué de J.-M. Mension, J.-M. Binoche et B. Rey.

Mais l'inscription photographiée par Jean Texier est tracée à la peinture noire, et sur le quai de Conti...

J.-M. Mension, au cours de la manifestation du 17 octobre 2001.

Qu'elle ait été tracée de la main de J.-M. Mension, ou de celle de J.-M. Binoche, ou de celle d'un inconnu, cette phrase, captée par l'objectif de J. Texier, garde encore, près d'un demi siècle après, la même force, qui est celle de son verbe, demeuré au présent.

Car tant que les responsables politiques n'accepteront pas de regarder en face les crimes commis en octobre 61 et de reconnaître la responsabilité de notre police, manipulée par le préfet Papon, ces crimes se dérouleront encore au présent.

Lors du quarantième anniversaire du massacre, monsieur Lionel Jospin a perdu, par ses hésitations, l'occasion de faire ce pas.

On se doute bien qu'il n'y a rien à attendre des responsables actuels. Tout cela est trop éloigné de leurs schémas de pensée: il est probable qu'ils aimeraient bien trouver un historien, expert en "aspects positifs de la colonisation", qui pourrait développer une thèse se résumant par: "Certes, ici ou là, on a noyé des Algériens, mais in fine, vous savez, c'était pour leur plus grand bien."


* Jean Texier a été interrogé par les historiens Vincent Lemire et Yann Potin, qui ont mené une enquête minutieuse sur cette image. Leurs résultats ont fait l'objet d'un article publié dans le numéro 49 de la revue Genèses, de décembre 2002.

Il est intitulé "ICI ON NOIE LES ALGERIENS" Fabriques documentaires, avatars politiques et mémoires partagées d'une icône militante (1961-2001) et téléchargeable gratuitement sur le site Cairn.info.

Sauf précision contraire, les citations de ce billet sont tirées de cet article.

Ainsi que la plupart des informations, et les illustrations.

** Jean-Michel Mension est revenu sur les années Moineau dans un livre d'entretiens avec Gérard Berreby et Franscesco Milo, La Tribu, publié par les éditions Allia en 1998.

"Ces entretiens ont été réalisés du 15 janvier au 4 mars 1997 dans les cafés suivants: le Mabillon, le Mazet, la Palette, le Saint-Séverin, la Chope, et Au Petit chez soi."

samedi 17 octobre 2009

Mémoire d'une ratonnade

La première et dernière fois que j'ai tenté de me rendre à la Cité nationale de l'histoire de l'immigration, je n'ai pas pu y pénétrer: monsieur Besson entendait y être tranquille pour inaugurer la médiathèque.

C'était Besson ou moi, et un délicieux CRS m'a expliqué que ce jour-là, c'était Besson.

Bon !

Je n'y suis pas retourné, car la Porte Dorée est hors de mes chemins parisiens coutumiers, et, par conséquent, j'ignore si le musée consacre la moindre vitrine à la date du 17 octobre 1961.

Cependant j'espère que les participants de la journée A l’ère des mémoires, quel avenir pour l’oubli ? qui y est organisée ce 17 octobre, ne l'auront pas oubliée.

Car,"les événements du 17 octobre 1961 ont longtemps été frappés d'un oubli presque entier. Longtemps, nul ne semblait savoir qu'avait eu lieu en 1961 une manifestation de masse d'Algériens à Paris, ni qu'elle avait été réprimée avec une extrême violence."*

Une certaine confusion avait même envahi les esprits, comme en témoigne cette étrange idée, en 1988, de commémorer le 17 octobre par un rassemblement au métro Charonne, lieu d'un autre massacre commandité par les autorités françaises, mais datant du 8 février 1962.

Le 17 octobre 2001, pour le quarantième anniversaire des ratonnades, monsieur Bertrand Delanoë, maire de Paris, prenait sur lui d'inaugurer une plaque commémorative sur le quai du Marché Neuf, à côté du pont Saint Michel, non loin de la préfecture de police. Il était bien seul, abandonné de certains de ses camarades, dont monsieur Lionel Jospin, alors premier ministre, qui devait craindre de perdre les élections de 2002. Aucun membre de son gouvernement n'était là.

Il est vrai que cette initiative municipale avait provoqué la grosse colère chez les élus de droite, tant au conseil de Paris qu'à l'Assemblée Nationale...

Monsieur Maurice Papon était lui aussi absent,
pour graves raisons de santé.


On sait que les dirigeants français, de quelque bord que ce soit, sont peu enclins à reconnaître les crimes commis pour des raisons d'Etat...

Pour en arriver là, il faudra encore du temps, et les témoignages accumulés ne suffisent pas.

L'un des premiers à témoigner est un photographe, mort il y a une dizaine d'années. Dans ses archives, conservées à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC, on trouve cette note:

"La Fédération de France du FLN avait appelé ce jour-là les Algériens de Paris et de la région parisienne à manifester pacifiquement dans les rues de Paris pour protester contre le couvre-feu raciste décrété par le préfet de police Maurice Papon, Roger Frey étant ministre de l'Intérieur. Cette manifestation pacifique fut brutalement chargée par la police.

C'était ... dans l'indifférence la plus totale de la population française. Pour moi qui ai été le seul reporter à photographier ces événements, un peu partout dans Paris, métro Concorde, Solférino, rue des Pâquerettes à Nanterre, l'homme que je suis a ressenti ces brutalités d'un côté et l'indifférence de l'autre comme un affront et m'a rappelé le 16 juillet 42."


La rafle du Vel d'Hiv du 16 juillet 42, Elie Kagan, né en 1929 de parents juifs d'Europe orientale, devait en avoir une idée précise: il a échappé à la déportation en vivant caché dans Paris occupé.

Ses images de la ratonnade du 17 octobre constituent un document accablant.

Quelques unes sont utilisées dans cette vidéo, avec des images de télévision du fond de l'ina.

Je dois avertir les âmes sensibles que cette séquence se termine par un court extrait d'un entretien avec Maurice Papon.

Il me plait de penser que, comme Maurice Papon, mais pour des raisons assez différentes, et que je comprends beaucoup mieux, Elie Kagan referait d'une autre vie ce qu'il a fait de la sienne.

Après la Libération, il ne restera que peu de temps au PCF,"le parti de Maurice Thorez appréciant peu l’attitude d’un militant qui préférait, aux réunions de cellule, lâcher en plein meeting des préservatifs gonflés à l’hélium."

Il mènera une vie peu confortable de photographe indépendant, et même farouchement indépendant, prenant ses photos, développant ses négatifs et tirant ses épreuves pour aller ensuite les proposer dans les rédactions.

Selon la biographie d'Actuphoto.com:

Toujours indigné, toujours à l’affût d’une injustice à dénoncer, il réalisa les premières images sur les S.D.F. et accompagna aussi bien les revendications du mouvement Droit au logement que celles des sans-papiers. Sa hargne, son refus d’accepter l’indifférence des médias pour ceux qu’il voulait aider l’avaient, à la fin d’une vie difficile, rendu aigri, agressif, mais il n’a jamais baissé les bras. Elie Kagan est mort solitaire mais légitimement fier de «n’avoir jamais accepté l’inacceptable».

C'est une satisfaction qui vaut bien certaines légions d'honneur...

On peut voir et entendre Elie Kagan dans ce sujet diffusé à la télévision en 1997, pendant le procès de Maurice Papon.

Je dois avertir les âmes sensibles que cette séquence est introduite par Daniel Bilalian.

retrouver ce média sur www.ina.fr



Les images d'Elie Kagan sont malheureusement mal représentées sur le ouaibe.

Une édition des photographies d'octobre 1961, présentée par Jean-Luc Einaudi**, est, semble-t-il, encore disponible chez Actes-Sud, mais à un prix plutôt dissuasif.

Peut-on espérer qu'un jour soit rendu à ce grand monsieur, et à son sale caractère, l'hommage qui lui revient ?


* Cette remarque introduit la section intitulée Histoire et oubli sur le site de l'association 17 octobre 1961 contre l'oubli (section rédigée par Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal).

L'association n'a plus d'activité régulière depuis 7 ou 8 ans, mais son site est toujours ouvert. Il contient de nombreux documents et de nombreux témoignages. Je le conseille vivement à mes lecteurs et lectrices en bas-âge...

** Jean-Luc Einaudi est le courageux historien qui se bat inlassablement pour faire la lumière sur ce qui s'est passé le 17 octobre 1961. Maurice Papon, qui ne reculait devant rien, lui a fait l'honneur de l'attaquer en diffamation pour ce motif. Maurice Papon a été débouté de sa plainte.

Le dernier livre de Jean-Luc Einaudi, Scènes de la guerre d'Algérie en France : automne 1961, vient de paraître aux éditions du Cherche-Midi.