dimanche 18 octobre 2009

"Ici on noie les Algériens"

Photo de Jean Texier (L'Humanité/Keystone)

Cette image sans apprêt, sauf un recadrage, est devenue emblématique de la mémoire du massacre du 17 octobre 1961. Le cliché a été pris, probablement au début de novembre 61, par Jean Texier, alors ouvrier ébéniste et journaliste bénévole à l'Avant Garde, organe hebdomadaire des Jeunesses communistes.

Interrogé* près de quarante ans après, Jean Texier, photographe retraité, se souvenait avoir utilisé son Rolleiflex à visée verticale, équipé d'un objectif Tessar 3.5 et chargé d'un négatif Kodak 6x6 de sensibilité 125 ASA.

L'inscription sur le quai de Conti, en face de l'Institut de France, avait été repérée par Claude Angeli, l'actuel rédacteur en chef du Canard Enchaîné, en se rendant matutinalement aux bureaux de l'Avant Garde où il travaillait. Là, il embarqua Jean Texier dans la deudeuche de la rédaction et ils revinrent sur les lieux du graffito. Arrivé sur place, Jean Texier "saute en marche,déclenche son Rolleiflex et remonte précipitamment pour échapper aux quelques policiers placés en faction autour de l’inscription."

Nos deux compères n'ont pas laissé à la maréchaussée le temps de trouver un motif de les inquiéter - les braves pandores factionnaires n'ont même pas songé à dresser contravention pour stationnement illicite !

Vincent Lemire et Yann Potin ont vérifié que cette photographie n'a été utilisée que près d'un quart de siècle plus tard, dans le numéro de L'Humanité daté du 18 octobre 1985, pour illustrer un article de Claude Lecomte intitulé Les noyés du 17 octobre et qu'elle a été réutilisée l'année suivante, en première page du numéro du 17 octobre.

C'est à partir de cette époque que l'image de Jean Texier va sortir de l'environnement communiste pour se muer en "icône militante".

La une de L'Humanité du 17 octobre 1986.

L'association 17 octobre 1961: contre l'oubli utilisa cette image, à la fin des années 1990, comme "outil et emblème de son action" et "comme contre-plaque militante, comme la preuve d'une dénonciation précoce et concomitante au massacre".

Animateur du collectif, Jean-Michel Mension, aka Alexis Violet, revendiqua alors être l'un des auteurs de l'inscription.

Jean-Michel Mension (1934-2006) fut, au début des années 50, un des piliers de chez Moineau, le "café de la jeunesse perdue", au 22 rue du Four. Il y éclusa nombre de bouteilles en compagnie de Guy-Ernest Debord, fut l'un des premiers membres de l'Internationale Lettriste et aussi, très rapidement, l'un des premiers exclus. Le numéro 2 de la revue Potlatch, du 29 juin 1954, faisant état de "l'élimination de la 'Vieille Garde' " prend acte de l'exclusion de Mension avec pour motif "Simplement décoratif". Dans son roman sur la "bande des moineaux", Les bouteilles se couchent, reconstitué par Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné aux éditions Allia (2006), Patrick Straram donne à Jean-Michel Mension** un rôle effectivement assez décoratif, lui faisant dire de place en place "O. K. Néron !" C'est pourtant lui qui aurait inscrit sur les murs de l'Institut le fameux "Ne travaillez jamais".

Au début des années 60, cet éternel révolté, qui fut loin d'être un militant "simplement décoratif", a transporté sa soif éternelle au bar Le Old Navy, 150 boulevard Saint-Germain. S'y rencontrent de jeunes intellectuels, artistes et comédiens, qui ont fondé le Comité pour la paix en Algérie du quartier Seine-Buci, auquel participait un grand habitué du bar, le dramaturge Arthur Adamov, signataire du manifeste des 121.

C'est dans ce groupe qu'est née la formulation "Ici on noie les Algériens" dont la construction, avec son "Ici" initial et son verbe au présent, détourne une invite commerciale du type "Ici on vous sert" ou "Ici on vous coiffe sans rendez-vous", y trouvant toute sa force d'interpellation.

L'enquête menée par Vincent Lemire et Yann Potin, en recoupant divers témoignages, met en évidence plusieurs graffiti réalisés au début du mois de novembre, dont un, indiscutablement réalisé par le Comité, mais à la peinture blanche et sur le quai Malaquais, a fait l'objet d'un rapport de police en date du 6 novembre. Cette inscription aurait été faite par un commando constitué de J.-M. Mension, J.-M. Binoche et B. Rey.

Mais l'inscription photographiée par Jean Texier est tracée à la peinture noire, et sur le quai de Conti...

J.-M. Mension, au cours de la manifestation du 17 octobre 2001.

Qu'elle ait été tracée de la main de J.-M. Mension, ou de celle de J.-M. Binoche, ou de celle d'un inconnu, cette phrase, captée par l'objectif de J. Texier, garde encore, près d'un demi siècle après, la même force, qui est celle de son verbe, demeuré au présent.

Car tant que les responsables politiques n'accepteront pas de regarder en face les crimes commis en octobre 61 et de reconnaître la responsabilité de notre police, manipulée par le préfet Papon, ces crimes se dérouleront encore au présent.

Lors du quarantième anniversaire du massacre, monsieur Lionel Jospin a perdu, par ses hésitations, l'occasion de faire ce pas.

On se doute bien qu'il n'y a rien à attendre des responsables actuels. Tout cela est trop éloigné de leurs schémas de pensée: il est probable qu'ils aimeraient bien trouver un historien, expert en "aspects positifs de la colonisation", qui pourrait développer une thèse se résumant par: "Certes, ici ou là, on a noyé des Algériens, mais in fine, vous savez, c'était pour leur plus grand bien."


* Jean Texier a été interrogé par les historiens Vincent Lemire et Yann Potin, qui ont mené une enquête minutieuse sur cette image. Leurs résultats ont fait l'objet d'un article publié dans le numéro 49 de la revue Genèses, de décembre 2002.

Il est intitulé "ICI ON NOIE LES ALGERIENS" Fabriques documentaires, avatars politiques et mémoires partagées d'une icône militante (1961-2001) et téléchargeable gratuitement sur le site Cairn.info.

Sauf précision contraire, les citations de ce billet sont tirées de cet article.

Ainsi que la plupart des informations, et les illustrations.

** Jean-Michel Mension est revenu sur les années Moineau dans un livre d'entretiens avec Gérard Berreby et Franscesco Milo, La Tribu, publié par les éditions Allia en 1998.

"Ces entretiens ont été réalisés du 15 janvier au 4 mars 1997 dans les cafés suivants: le Mabillon, le Mazet, la Palette, le Saint-Séverin, la Chope, et Au Petit chez soi."

8 commentaires:

Marianne a dit…

Billet très renseigné, bien écrit comme d'habitude mais je maintiens difficile de commémorer ce fait actuellement avec ce qui se passe dans les cités .

Guy M. a dit…

Les précisions viennent surtout de l'article que j'ai cité...

Nous ne tomberons sans doute pas d'accord, mais je pense qu'une reconnaissance de ce fait, parmi d'autres, aurait permis d'améliorer le dialogue.

Marianne a dit…

aurait permis sauf que l'on a trop tardé et ce n'est pas le gouvernement actuel qui pourrait le faire quoique Besson !

Guy M. a dit…

Nous sommes donc finalement un peu d'accord... ;-)

elmenia a dit…

Deux questions si c'est possible :
que se passe t il actuellement dans les cités ? et quel serait le rapport avec ce qui s'est passé le 17 oct. 1961 ? merci d'avance !

Guy M. a dit…

La question s'adresse plutôt à Marianne.

Mais pour ma part, je constate depuis pas mal de temps une certaine tension (c'est un euphémisme, hein...) entre la police et les habitants des cités, et je pense que le 17 octobre fait partie de ces événements de la guerre coloniale dans lesquels la police n'a pas eu un très beau rôle (ce qu'elle ne voudrait pas admettre). La conjonction des deux faits pourrait être détonante...

elmenia a dit…

Les cités c'est un problème franco-français ...les revendications des cités 2009 ne sont pas les mêmes que ceux du FLN en 1961 ...il n y a aucune comparaison à faire .
Une algérienne d'Algérie
Merci M.Guy pour vos écrits que je suis assidument.

Guy M. a dit…

Oui, mais j'oserais bien dire que c'est, hélas, en gros, la même police...