Dans nos campagnes, la corde, on la trouvait aisément, ou alors on la fabriquait soi-même comme on faisait les "longes" pour les bêtes.
Avec le même soin: faudrait pas qu'elle rompe.
Je me souviens avoir entendu des bribes de l'histoire de ce "pauv'gars" qu'on avait retrouvé dans son grenier à grain, avec la gueule ed'travers, comme l'ont tous les morts, et surtout les pendus.
Du peu que l'on avait dit, il me revient que les parents, les copains répétaient qu'ils l'avaient trouvé bien changé "depuis".
Depuis quand ? On le savait bien.
On avait pensé à ses coups de cafards, ses coups dans le nez et à ses brusques silences.
Plus tard, sa femme avait évoqué ses cauchemars, ses insomnies...
Des images souvenirs qui prenaient corps dans la nuit, il n'avait jamais rien dit, sauf peut-être pour lui même dans ses nuits sans sommeil.
C'est un tel récit nocturne que restitue toute une partie du roman Des hommes (Editions de Minuit) de Laurent Mauvignier. Rabut, le narrateur principal, tente d'y reconstituer l'histoire de son cousin Bernard, dit Feu-de-Bois, qui a été, en même temps que lui, appelé en Algérie, dans les dernières années de la guerre qui ne disait pas son nom. Il mêle à ses propres souvenirs ce que lui a raconté un autre ancien de là-bas, Février, au cours d'une visite lointaine.
Une telle construction de la narration permet à l'auteur d'exprimer au mieux la stupeur et l'incompréhension de ces gamins de vingt ans envoyés faire une guerre dans laquelle ils avaient confusément l'impression de tenir le mauvais côté. Face à ce passé non dépassé, la parole s'égare, hésite, s'enlise, reprend, alors que les images non encore décrites insistent, installent déjà leur horreur dans l'esprit du narrateur avant de passer dans ses mots. Et avec elles, vient la peur ressentie alors, impossible à dire, impossible à oublier.
Toute la première partie introduit à cette tentative de récit, qui sera suscitée par deux incidents provoqués par Feu-de-Bois, alias Bernard.
Tout l'art de Laurent Mauvignier, dans ce prélude, est de mettre en place ses personnages avec toute leur épaisseur d'incompréhension. Faces aux actes provocateurs ou inconsidérés de Feu-de-Bois, les voix se mêlent, mais les esprits ne comprennent rien.
Aurons-nous compris quelque chose à la fin ?
Il faut craindre que non.
Rabut lui-même, au sortir de sa nuit de rumination de souvenirs, ne semble pas avoir avancé d'un pas avec ce passé qui le dépasse. Seul dans la campagne glacée, dans sa voiture qui a "versé" dans le fossé après une embardée, il n'ira pas au rendez-vous de ceux qui veulent aller trouver bernard chez lui. Il reste là, avec son désir de dépassement de ce qui l'a meurtri:
- je voudrais savoir si l'on peut commencer à vivre quand on sait que c'est trop tard.
Les jurés du Goncourt auront peut-être la bonne idée d'attribuer leur prix à ce roman. Cela ne les déshonorerait pas.
La rumeur médiatique continuera à dire qu'il s'agit d'un des premiers romans inspirés par la guerre d'Algérie.
A tort.
Il s'agit surtout d'un roman sur ce que la guerre massacre dans l'âme des hommes qu'on y envoie.
PS: L'Atelier, la librairie de la rue du Jourdain, dans le XXème arrondissement parisien, recevra Laurent Mauvignier le vendredi 23 octobre, à 20h.
7 commentaires:
Ca doit être "dur" à lire, mais très intéressant. Je prends notes, pour le jour où je me sentirai un moral tellement bétonné que rien ne pourrait le démolir. (ça vient bien, ce jour-là dans une vie, non?)
Dans un genre plus sympa, je veux t'en conseiller un autre. Bon je connais personnellement l'auteure, le préfacier et l'éditeur... Ca s'appelle " L'ailleurs mexicain : chroniques d'une indienne invisible", et ça raconte le séjour au Mexique d'une jeune française (environ 25 ans, je sais pas trop), une "compa" (ben non, mais un peu...) qui a choisi de voyager en rencontrant surtout des Indigènes, des militants... , dans les transports qui vont avec. Et ça a l'air plutôt bien écrit. J'ai été à la présentation à Publico samedi, je viens de l'acheter, feuilleté, pas encore lu. (peur de le dévorer en une seule fois...)
Pardon, ça manque de détails... C'est de Métie Navajo, sorti chez L'esprit frappeur en 2009.
Voili voilou.
Faut pas redouter la lecture de ce qui est "dur": c'est aussi une façon de se bronzer le moral.
"Les jurés du Goncourt auront peut-être la bonne idée d'attribuer leur prix à ce roman."
Sur ce coup, je te trouve bien optimiste. Si le Goncourt distinguait les bons romans, ça se saurait quand même…
(Ceci dit, je suis d'accord avec Myrage : ça a l'air un peu dur comme ça. Je suis un grand sentimental au fond, trop de détresse m'effraie)
Les jurés du Goncourt ont un peu de mal à prendre ce genre de décision, c'est vrai. C'est trop confortable chez Drouant.
J'ai pensé, moi aussi, au Goncourt, un Goncourt qui serait pour une fois mérité. Plus que la guerre d'Algérie (ceux qui s'y sont un peu intéressés n'apprendront rien de neuf sur cette saloperie) le sujet c'est le trajet que ça fait, dans les têtes et dans les vies, et comment ça détraque tout et même son entourage, sans qu'on s'en doute, sans qu'on fasse le lien, la participation à une guerre. La peur, la haine, la culpabilité, le chagrin, tout ça emmêlé. Pour refaire surface quarante ans après, et encore pas vraiment. Jamais fini.
L'écriture de Mauvignier rend admirablement ce décalage entre ce qui reste tapi dans les pensées et la vie même, et ce que l'on voudrait vivre enfin...
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