mercredi 30 novembre 2011

Réouverture du Jargon libre

Lorsque j'ai fait, il y a une quinzaine de jours, une (trop) courte visite au Jargon libre qui vient de s'installer dans le XXe arrondissement parisien après bien des errances, je n'avais pas pris d'appareil photographique.

D'où l'emprunt de celle-ci à GoubliGoubla, qui, en prime, vous donne l'adresse :

Rassurez-vous, il y a aussi des bus...
(Ouvert du lundi au samedi de 14 à 20 heures.)


Le Jargon libre, c'est d'abord un "fonds documentaire" - des livres, des revues, des brochures, des archives -, mis à disposition pour la consultation. Hellyette Bess en résume ainsi les aventures :

Brève histoire du Jargon libre

La librairie libertaire créée en 1974 a été contrainte de cesser ses activités en 1984, la libraire ayant été embastillée pour activités subversives (Action directe). Absente, elle n’a pu négocier la passation du bail. La librairie est perdue, personne n’ayant assuré la relève militante et financière. En 1990, le Jargon libre devient une association, à Avignon, et publie Front, revue de prisonniers révolutionnaires emprisonnés. En 1995, la librairie associative s’installe boulevard Voltaire à Paris, plus tard à Montreuil, puis à Vincennes. Transformée en bibliothèque, elle trouve refuge « aux condensateurs » dans les locaux de l’Insomniaque et enfin dans le local de Tiqqun, rue Saint-Ambroise. Elle remballe ses livres très peu de temps avant l’arrestation des camarades, le local changeant de destination. Armand Gatti lui a offert un refuge, mais le lieu sombre et humide au fond du théâtre ne permet pas la « permanence » et la fréquentation d’une bibliothèque. Les livres y ont dormi plus d’un an dans des cartons. Nous avons décidé de créer un lieu propice à la consultation de la richesse et de la diversité des expériences du mouvement à travers le temps, en espérant que ce lieu sera aussi celui d’échanges enrichissants et constructifs… et, bien sûr, une oasis de fraternité.

On aura compris que le Jargon libre n'entend pas être un simple lieu de consultation d'ouvrages introuvables en librairies et, bien souvent, en bibliothèques.

Cette "oasis" a déjà abrité une rencontre avec Juliette Volcler autour de son livre, Le son comme arme : les usages policiers et militaires du son (La Découverte, 2011) et accueillera, le mardi 6 décembre, Mathieu Léonard, auteur de L’Émancipation des travailleurs ; Une histoire de la Première Internationale (La fabrique éditions).

Les 2 et 3 décembre, le Jargon libre organisera une exposition-vente de dessins, peintures et collages de Thierry Guitart, Agnès Beubeux, Jacques Tardi, Jean Halfen et Hellyette Bess. Le vernissage aura lieu le 2, à partir de 18 h et jusqu'à 22 h.

Bonne occasion pour découvrir le lieu.


Ce peut être aussi l'occasion de prendre conscience de ce que le Jargon ne pourra rester ouvert en ce lieu qu'avec le soutien de tous ceux qui pensent que ce projet de bibliothèque des luttes est nécessaire.

L'association propose "soit de faire un versement automatique de dix euros (minimum) par mois de votre compte à celui du Jargon, soit d’envoyer un chèque pour l’année, ou chaque mois, libellé au nom du Jargon libre". Il suffirait de 85 adhérent(e)s pour recouvrir le montant du loyer.

PS : Détails pratiques.

Association Jargon libre
Société générale
264, rue de Pyrénées
75020 Paris
RIB : 30 003 03 434 00 050 740 050 53

Et compléments d'information sur Le Jura libertaire.

mardi 29 novembre 2011

Etranges coutumes et mauvaises habitudes

Arroser plus que de raison un événement familial est une tradition assez répandue dans nos contrées. En général, cela ne porte guère à conséquences.

Sauf si vous avez l'imprudence de remonter en voiture et de rencontrer une patrouille de police.

C'est pour avoir fait honneur à cette coutume bien de chez nous que messieurs Arezki Kerfali et Ali Ziri ont été embarqués dans une fourgonnette en direction du commissariat d'Argenteuil, dans la soirée du 9 juin 2009. Le premier devra, en mars prochain, répondre du délit d'outrage à agents de la force publique devant le tribunal de grande instance de Pontoise. Le second ne peut plus répondre de quoi que ce soit ; transféré vers 22 h à l'hôpital d'Argenteuil, il y est mort au matin du 11 juin.

Dès l'annonce de ce décès, les circonstances qui l'ont entouré étaient suffisamment peu claires pour que se constitue un collectif pour demander avec insistance que soit établie la vérité sur ces événements et que justice soit rendue (*).

Si, dans cette affaire, vérité et justice semblent encore bien peu accessibles, le collectif a au moins obtenu qu'elle ne soit pas classée à grande vitesse au prétexte qu'il n'y avait "pas de suspicion de bavure" puisque, selon le parquet de Pontoise, la première autopsie pratiquée sur le corps d'Ali Ziri "exclu[ai]t que la cause du décès puisse résulter d’un traumatisme, et conclu[ai]t qu’elle [était] due au mauvais état de son cœur"...


Relevé des hématomes au cours de la contre-autopsie menée en juillet 2009
par Dominique Lecomte, directrice de l'institut médico-légal du quai de la Rapée à Paris.
(Source : Mediapart.)

Un article de Louise Fessard (**), paru dans Mediapart le 25 novembre 2011, fait un point assez complet sur les différentes étapes de l'enquête, citant abondamment les divers rapports d'experts médicaux et les déclarations des gardiens de la paix d'Argenteuil. Il est sans doute permis de dire qu'il n'est pas toujours possible d'effectuer, entre ces différents discours, des recoupements qui soient d'une netteté absolue. On oserait même affirmer que des investigations plus approfondies seraient nécessaires pour arriver à une vérité un peu plus certaine qu'une certaine vérité...

Mais le préambule de la journaliste semble bien pessimiste :

Deux ans après cette mort et l'ouverture d'une information judiciaire pour "homicide involontaire et violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner par personne dépositaire de l'autorité publique", trois juges d'instructions se sont succédé, sans avoir entendu un seul des policiers impliqués.

L'instruction close depuis le 2 septembre 2011, le procureur de la République de Pontoise doit rendre ses réquisitions d'ici le 2 décembre. Aucune personne n'ayant jusqu'ici été mise en examen, le collectif de soutien à Ali Ziri et Me Stéphane Maugendre, avocat de la famille et président du Gisti, redoutent un non-lieu, c'est-à-dire l'abandon de l'action judiciaire. (...)

Autrement dit, l'affaire semble d'ores et déjà "pliée", comme l'a, semble-t-il, été Ali Ziri dans la fourgonnette de la police...

La dangereuse technique de contention, dite "du pliage", est évoquée par Louise Fessard, à la suite du témoignage d'une gardienne de la paix lors d'une audition par l'IGPN :

«Face à l'agitation de M. Ziri, je me suis retournée, dos à la route, les genoux sur le siège, j'ai attrapé M. Ziri sous l'aisselle gauche. Il ne se laissait pas faire, j'ai fait pression en le maintenant, sa tête plaquée sur les genoux. Je l'ai maintenu ainsi en mettant les deux mains au niveau de chacune de ses aisselles, mon pouce vers l'intérieur de ses aisselles, et en faisant pression vers le bas.»

Louise Fessard rappelle que cette mauvaise habitude policière est "formellement interdite depuis la mort en janvier 2003 d'un Ethiopien expulsé par la police aux frontières (PAF). Ce jeune homme de 23 ans était décédé d'avoir passé vingt minutes maintenu de force le torse plié, la tête touchant les cuisses, et menotté dans un siège d'avion à la ceinture serrée".

Un rassemblement du collectif.
(Photo : CGT OPH Argenteuil Bezons.)

Le collectif Vérité et Justice pour Ali Ziri appelait aujourd'hui à un rassemblement en direction de la sous-préfecture d'Argenteuil.

A l'exception de Mediapart - et de Métro, dans un article d'aujourd'hui -, nos quotidiens, qui préfèrent sans doute de l'information plus gratinée à la sauce Sofitel, n'ont pas jugé bon d'en parler.

Il est vrai que réclamer la vérité et la justice quand des policiers aux mauvaises habitudes d'interpellation pourraient être mis en cause, cela ne fait pas vraiment partie de nos us et coutumes.



(*) On trouvera quelques traces de tout cela dans trois marches d'escalier qui bibliothèque.

(**) Cet article est réservé aux abonnés, mais, pour l'essentiel, il est consultable sur le site de l'ATMF - Association des Travailleurs Maghrébins de France - qui héberge le collectif Vérité et Justice pour Ali Ziri. Il a aussi été repris, sans les illustrations, sur Danactu-Résistance.)

lundi 28 novembre 2011

Un bel automne pour la xénophobie

Quitte à enfoncer une porte ouverte, autant remarquer qu'avec l'arrivée de monsieur Guéant au ministère de l'Intérieur, de l'Outre-mer, des Collectivités territoriales et de l'Immigration, la xénophobie d’État a trouvé une vigueur que ses prédécesseurs, sans avoir aucunement démérité dans ce domaine, n'avaient pas su lui donner.

(Par "xénophobie d’État" on entendra toute politique étatique basée sur l'idée claire et distincte que la présence de l'étranger sur le sol national constitue, en tant que telle, le point de départ d'un épineux "problème" à résoudre...)

Il n'est pas certain que monsieur Guéant soit nettement plus intelligent que messieurs Hortefeux et Besson, mais il paraît assurément un peu plus malin qu'eux aux yeux de monsieur On-n'est-plus-chez-nous et de madame, née Va-falloir-faire-kékchose. Il est, en effet, assez habile pour leur donner de bonnes raisons de leur xénophobie primaire, en flattant leurs aigrelets ressentiments face à ces autres qui ne sont pas comme nous autres.

Actuellement, il suffit de fabriquer ces bonnes raisons de bric et de broc à partir de considérations économiques simplistes et de constats de "dysfonctionnements", avec, si possible, la mise en évidence de possibles fraudes...

Claude Guéant vu par un trou de serrure à traquer les fraudes.
(Photo : JS Evrard/SIPA.)


Vendredi dernier, à Mautauban, lors d'une de ces rencontres avec les journalistes attaché(e)s à ses pas et pendu(e)s à ses lèvres qu'il affectionne, le ministre a, selon l'AFP, "annoncé (...) une réforme du droit d'asile qui, selon lui, est «détourné à des fins d'immigration économique»":

"Notre système d'asile est en danger parce que le dispositif est utilisé pour pénétrer et se maintenir dans notre pays."

Et, constatant une hausse significative du nombre de demande d'asiles de 2009 à 2011, il l'a expliquée, en toute candeur, par "des demandes infondées de plus en plus nombreuses".

Pour mener cette attaque, il a reçu le soutien infographique de l'indéfectible Figaro qui, le même jour, a publié un article de Jean-Marc Leclerc, intitulé Le nombre de demandes d'asile politique explose, qui semble aussi bien documenté qu'une brochure du ministère de l'Intérieur.

De quoi alimenter les neurones de monsieur On-n'est-plus-chez-nous
et de madame, née Va-falloir-faire-kékchose.
(Infographie : Le Figaro et Secrétariat général à l'immigration et à l'intégration.)

Mettant en avant "la saturation du dispositif" qui "entraîne des délais d'instruction de plus en plus longs, ce qui permet au demandeur de se maintenir sur notre territoire, que sa demande soit fondée ou non, et ainsi d'y rester même une fois débouté", monsieur Claude Guéant propose une réforme d'une simplicité toute biblique :

Pour inverser la tendance, le ministre a proposé de revoir la liste des pays pour lesquels la demande d'asile se fait en procédure accélérée. De même, les demandeurs d'asile dont les déclarations seraient jugées incohérentes, contradictoires ou mensongères devraient, selon lui, voir leur demande traitée en urgence, et non par la voie normale. Enfin, la demande devrait être déposée dans un délai de trois mois à partir de la date d'entrée sur le territoire (aucun délai n'existe aujourd'hui en France contre trois jours au Royaume-Uni). Ces deux dernières propositions feront l'objet d'un projet de loi qui devrait être déposé au Conseil d’État dans les prochaines semaines.

La première proposition, rapidement esquissée dans cet extrait de l'article des Échos, revient à réviser la liste des pays d'origine "classés sûrs", en y ajoutant, notamment, l'Arménie, la Moldavie, le Monténégro et le Bangladesh. Il suffira sans doute de bricoler un peu le thermomètre avec l'aide de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), et d'obtenir l'accord du Conseil d’État - ce qui, cependant, n'est pas assuré...

A en croire Le Monde (avec AFP), "un pays est considéré comme «sûr» s'il veille au respect des principes de la liberté, de la démocratie et de l'état de droit, ainsi que des droits de l'homme et des libertés fondamentales".

Ce sont des critères qui semblent bien exigeants, tout de même...

Et c'est à se demander si, en toute rigueur, la France pourrait elle-même être placée la liste des "pays sûrs".

Pour les demandeurs d'asile, sûrement pas.

samedi 26 novembre 2011

Cantine de luxe et/ou restau pas cher

Si j'en crois un jeune et brillant historien rouennais, interrogé par mes soins à l'heure de l'apéro, il est faux de croire que la célèbre Croix de Pierre est une fontaine en forme de clocheton.

Non.

L'édifice qui encombre cette placette, où convergent les rues Saint-Vivien, Saint-Hilaire, Orbe, Edouard Adam et des Capucins, est en réalité un clocheton maquillé en fontaine.

Ce serait, selon cet informateur qui me semblait bien informé, l'extrémité sommitale de la tour d'une église jadis consacrée à sainte Audrobèque. On dit que cette jeune chrétienne, qui habitait le quartier au IVe siècle et y gardait ses moutons à l'occasion, fut immergée dans la rivière toute proche, et ce, jusqu'à ce que mort s'ensuive, après avoir subi les derniers outrages de la part d'une compagnie de reîtres mal dégrossis qui manquaient singulièrement de religion. On lui attribua naturellement nombre de miracles et elle fut canonisée par un pape déjà gâteux - il y en a toujours eu, et c'est peut-être à cela qu'on les reconnaît - qui la rangea, par erreur ou par dérogation, parmi les vierges et martyres. Quant à la rivière où la sainte fut noyée, elle prit son nom, déformé d'abord en Eau-de-Robec, puis abrégé en Robec.

On ne sait trop si ce fut par une abondante coulée de boue ou à la suite de l'effondrement d'une marnière que fut ensevelie l'église. Peu importe, l'essentiel est que la croix resta debout, ultime miracle de la petite bergère.


Le clocheton de la Croix de Pierre.
(Photo d'une certaine époque.)

Le promeneur désireux de découvrir ce joyau du patrimoine rouennais devra excentrer ses pas et se dépayser des environs trop connus de l'hypercentre. Ainsi pourra-t-il, en toute tranquillité, apprécier l'architecture tordue de ce vieux quartier dont les colombages commencent à être mis en valeur et en couleurs. S'il peut lui arriver de croiser quelques groupes de touristes égarés, il ne doit pas s'en inquiéter, leurs guides, qui par ailleurs ignorent pour la plupart la véritable histoire authentiquement fabuleuse de la Croix-de-Pierre, les ramènent en général dans des quartiers plus classieux pour le déjeuner.

Le voyageur averti profitera de l'heure méridienne pour aller, quant à lui, se restaurer à proximité, au débouché de la rue Saint-Hilaire – au 149, pour être redoutablement précis -, à l'enseigne de "La Conjuration des Fourneaux, cantine de luxe et littérature explosive".

L'ouverture de ce restaurant-librairie, qui propose "des plats succulents et des cafés débordants au milieu de livres passionnants" a été saluée, en son temps, par un article élogieux de Paris Normandie, encore affiché, dont le flâneur pourra prendre connaissance avant d'entrer.

Titré

Cantine de luxe et pas cher,

et chapeauté d'un

INEDIT. Le plat au prix du kebab, c'est le défi de ce resto situé à la Croix-de-Pierre et qui fait aussi librairie,

cet articulet lui apprendra que

A la fois cantine et lieu de culture et d'échange, ce projet associatif est porté par un groupe de trentenaires rouennais.

Poursuivant sa lecture, il découvrira que "leur point commun" est "un goût pour les manifestations, les piquets de grève et la discrétion".

Sans doute se dira-t-il que ce goût signalé de "la discrétion" doit se doubler d'un certain goût du paradoxe pour que ce "groupe de trentenaires rouennais" ait ainsi travaillé pendant deux ans pour "transformer cette ancienne pharmacie en un lieu accueillant" avec pignon – ou plutôt façade – sur rue.

Un dernier fragment abscons de cette prose retiendra peut-être son attention avant d'entrer :

Cette « cantine de luxe » a pour but de conjurer le sort en opposant un plat traditionnel à un plat exotique.

Que cela ne l'empêche pas d'entrer, le menu du jour - "10 € pour une formule entrée, plat, dessert et café" – ne devrait pas le décevoir s'il peut encore apprécier de bons produits, simplement mais bien cuisinés, servis en assiettes copieuses, dans un cadre confortable.

Photo prise discrètement par l'un(e) des conjuré(e)s.

Notre ami(e) de Paris Normandie note, cum grano salis, que "ce restaurant est aussi une librairie" où "poésie, philosophie, histoire et romans côtoient le sel et le poivre"... "Les ouvrages proposés", nous dit-on, "ont tous marqué les créateurs de ce restaurant".

Ça tombe bien, moi aussi...



PS : La phrase conclusive de l'article de "not'journal" laisse entendre que "La Conjuration des Fourneaux" entend aussi devenir "un lieu de débat politique ouvert à tous".

Signalons qu'y fut organisée, le 10 novembre, une première rencontre avec un militant anti-nucléaire allemand.

jeudi 24 novembre 2011

La progression du train

On ne sait plus trop ce qu'a exactement dit madame Eva Joly, mais la cause semble entendue, et de manière fort démocratiquement consensuelle. Il ne lui reste plus, selon certains, qu'à monnayer son image auprès d'un fabriquant ou un distributeur de lunettes. Car, lui dira-t-on, s'il n'y a pas de sot métier, la politique, en France, c'est quand même un métier.

Si l'expression d'une certaine mauvaise humeur de la part de la candidate verte exige, à en croire bon nombre des ses "camarades" un recadrage un peu plus strict, il va sans dire que le refus de l'engrenage nucléocrate exprimé hors-cadre, comme cela vient d'être fait aux alentours de Valognes, ne peut rencontrer que la plus totale incompréhension.

Hier matin, madame Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du logement, a donné le ton en offrant aux auditeurs d'Europe 1 un joli numéro de pintade polytechnicienne. A propos des manifestations entourant le départ du train de déchets radioactifs en direction de l'Allemagne, elle a tenu à expliquer aux pauvres cloches qui l'écoutaient que "Le système, c'est qu'un pays qui nous confie ses déchets, on les lui renvoie", et comme les manifestants, qui ne l'écoutaient pas, n'avaient manifestement pas compris, elle a insisté :

"Ce sont des déchets qu'on renvoie à l'étranger. Ils veulent qu'on les garde ?"

Et, insistante :

"Est-ce qu'ils veulent qu'on les garde ?"

Protection anti-radiations pour crâne intelligent.
(Photo : David Monniaux.)

Ce qu'il voulaient et, je pense, veulent encore, les plus résolus d'entre eux l'ont dit et le rediront s'ils le souhaitent.

En attendant, on remarquera que les actions des environs ferroviaires de Valognes ont bien mis en évidence, pour ceux qui gardent encore les yeux ouverts, la vulnérabilité des dispositifs qui entourent, à l'ordinaire, ces transports de matière hautement radioactive. Ainsi, il aura suffi de la présence de trois à quatre cents pèlerins, provisoirement installés dans un pré manchois, pour déclencher panique préfectorale et débauche de moyens policiers supplémentaires, paralysant une tranquille petite ville provinciale et ses alentours. Et il aura suffi que ces trois ou quatre cents décident de montrer leur détermination de diverses manières pour que le convoi reste immobilisé en gare ou, après un faux départ, à 100 m de la gare - un endroit beaucoup plus sûr, on s'en doute.

Aujourd'hui, certes, les médias les plus futés peuvent titrer que "le train poursuit son trajet vers l'Allemagne sans encombre" - alors que d'autres, encore plus futés, annoncent qu'il doit stationner pendant 24 heures à Rémilly, en Moselle -, mais ils se sentent un petit peu tenus d'en parler, tout en signalant, puisque l'AFP le ressasse, que "le convoi a entamé hier son périple de plus de 1.500 km avec deux heures de retard en raison de violents affrontements entre les forces de l'ordre et les militants antinucléaires mobilisés pour bloquer le train"....

(On omet, toutefois, de nous signaler quelques incidents de parcours : perturbations du trafic dans la région de Rouen, absence de surveillance du convoi à la gare de Longueau, indisponibilité de l'hélicoptère d'accompagnement pour cause de brouillard. Toutes choses que l'on trouvera sur le fil du réseau "Sortir du nucléaire", avec les touites qui vont avec.)


Lien
Tracé présumé de l'itinéraire de la poubelle.
(Réseau "Sortir du nucléaire".)

Ainsi, les "tensions" ou "accrochages", constatés durant la journée d'hier dans le bocage normand, sont devenus de "violents affrontements", tant il est vrai que l'expression déterminée de la volonté de refuser la nucléocratie ne peut porter d'autre nom que celui de "violence".

Et la violence, on la condamnera.

A la manière unilatérale de monsieur Julien Duperray, porte-parole de la branche transports d’Areva, en fin de matinée :

"Chez Areva nous respectons toutes les opinions sur le nucléaire. Et il y en a beaucoup qui s’expriment en ce moment. En revanche, nous les condamnons lorsqu’elles s’expriment de façon violente ou malveillante."

Ou à la manière bilatérale de monsieur Axel Renaudin, porte-parole de Greenpeace-France, en cours d'après-midi :

"Greenpeace condamne toute forme de violence tant au niveau des manifestants que des forces de l’ordre."

Mais on supposera, évidemment, que la violence légale fut exercée de manière réglementaire et proportionnée. Lacrymogènes à foison, grenades assourdissantes et bastonnades au tonfa, nous dit-on, aux abords urbains ou campagnards de la voie ferrée. Un blessé à l'arcade sourcilière aurait été évacué. Poursuite, par des policiers, d'un groupe rejoignant le campement. Ces militants auraient été acculés dans une carrière, aspergés de gaz lacrymogène et auraient eu à subir des tirs de flashball. Deux personnes auraient été blessées. Enfin, cerise sur le gâteau répressif, les campeurs ont dû supporter, dans la soirée, la perquisition rituelle décidée par les autorités...

Finalement, dix-neuf personnes ont été interpelées, contrôlées ou placées en garde à vue. Toutes, semble-t-il, ont été relâchées dans la nuit, et quatre d'entre elles sont sorties avec des assignations à comparaitre.

On a parlé, du côté de la SNCF, d'un rail déformé et d'une armoire électrique endommagée.

Du côté de la police, il semble que l'on déplore la perte d'un camion auquel, selon Ouest-France, "les antinucléaires" auraient mis le feu, croyant qu'il contenait les sandouiches destinés aux membres des compagnies républicaines de sécurité.

Monsieur le préfet avait bien raison de prendre en considération "l’ampleur de la menace, et surtout "son caractère protéiforme", mais il n'avait sans doute pas prévu cette attaque sournoise - qui a manqué son but - visant les rations de survie des personnels.

mardi 22 novembre 2011

Le train du progrès

Un jour, un malheureux (notre semblable), qui avait le souci des vues simples, demandait à un mycologue de lui désigner les champignons en se bornant à prononcer si l'on pouvait ou non les manger. Le mycologue lui répondit : "Les imbéciles peuvent manger tous les champignons."

André Dhôtel, Rhétorique fabuleuse, Le temps qu'il fait, 1990.

L'alerte au "mystérieux rejets d'iode radioactif", n'a pas duré bien longtemps...

Le 15 novembre, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a annoncé qu'avait été détectée une présence "tout à fait inhabituelle" d'iode-131 dans notre atmosphère. L'Institut précisait, avec l'ingénuité qui lui est peut-être habituelle, que cette émission intempestive semblait provenir d'un pays étranger, probablement centreuropéen, et appelait "le coupable à se dénoncer et les pays européens à coopérer pour le démasquer".

Deux jours plus tard, les journaux pouvaient victorieusement titrer : "Les rejets d'iode radioactif en Europe proviennent de Hongrie", sur la foi d'une dépêche de l'AFP qui relayait un communiqué de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) qui avait été informée par l'Autorité de l'énergie nucléaire de Hongrie

"que l'iode-131 détecté dans l'atmosphère en Europe était probablement dû à une fuite provenant de l'Institut des Isotopes, situé à Budapest".

(Tout cela est si transparent que la Commission de Recherche et d'Information Indépendantes sur la Radioactivité (CRIIRAD) vient de demander "une expertise sur la contamination du site hongrois".)

Enfin rassurés, les amateurs de champignons, sûrs de pouvoir reconnaître ceux qui seraient venus en courant des environs de Budapest, ont pu reprendre les chemins des sous-bois...

Les cueilleurs à l'affût prendront un peu de lecture.

Il y a sans doute quelques ramasseurs de champignons parmi ceux qui ont pris, hier et aujourd'hui, le chemin de Valognes, dans la Manche, mais la quête mycologique ne sera pas à leur programme.

Pour la douzième (et dernière) fois, un convoi ferroviaire, contenant des déchets hautement radioactifs, retraités par Areva à La Hague, doit partir de la gare de Valognes en direction de Gorleben en Allemagne. Il devrait être formé de onze wagons transportant les déchets vitrifiés dans leur emballage cadeau, joliment appelé "Castor" (c'est un sigle : Cask for Storage and Transportation of Radioactive Material). Devraient s'y ajouter trois voitures au format voyageurs, dont deux réservées aux forces de sécurisation de l'expédition. Au préalable, les déchets auront été acheminés par camion, sur 36 km, de l'usine jusqu'au terminal ferroviaire...

Aux personnes sensées qui s'étonnent que de telles procédures soient pratiquées, monsieur Julien Duperray, qui exerce les fonctions délicates de "porte-parole d'Areva chargé des transports", répond :

"Ce train est une forteresse roulante, (...) à vide, les castors pèsent 102 tonnes pour 14 tonnes de chargement dans un emballage métallique de 40 cm d'épaisseur".

Les emballages "résistent à tous les tests de sûreté", chute de neuf mètres sur surface indéformable, incendie de 800 degrés ou immersion de 200 mètres, a-t-il ajouté.

De telles précisions vous feraient presque regretter qu'il n'y ait pas davantage de champignons le long des voies ferrées.

Le départ du convoi ayant été avancé,
cette affiche contient quelques inexactitudes.
(Voir plutôt le blogue de Valognes Stop Castor.)

Plusieurs organisations se sont intéressées à ce départ de train et ont appelé à des manifestations, tout en cherchant, il semble, à se démarquer du collectif "Valognes Stop Castor". Ce collectif organise un campement à Yvetot-Bocage, dans un champ privé, et il appelle à un rassemblement, mercredi à 10 h, à Lieusaint, où passe la voie ferrée Paris-Cherbourg, pour bloquer le train.

D'après l'Express, Greenpeace et Europe Ecologie les Verts (EELV) ont appelé à un rassemblement mardi à 18h, mais ne s'associent pas à la tentative de blocage du train.

D'après Ouest-France, Sortir du nucléaire et Sud-rail n’appellent pas non plus à bloquer le train de déchets nucléaires allemands, mais à se rassembler le long de la voie ferrée (vingt et un lieux de rassemblement seraient d’ores et déjà prévus).

On dirait bien qu'avec ces organisations, très raisonnables et toutes pénétrées de la complexité des choses, il est inutile de chercher à appuyer sur le champignon pour accélérer l'inéluctable abandon du nucléaire.

Ça leur donne peut-être le vertige...

Comme doit leur donner le vertige la lecture de la tribune, intitulée Panique chez les nucléocrates, que le collectif "Valognes Stop Castor" a placée dans Libération.

Il doit leur paraître trop lucide et radical, ce texte qui appelle, dans la tiédeur ambiante, "le retour pratique d'un mouvement anti-nucléaire décidé, c'est-à-dire décidé à soulever l'hypothèque que le nucléaire fait peser sur tout futur possible", et qui affirme, à l'encontre de toutes les règles molles du consensus démocratique :

Il faut se battre, là où il est exclu de débattre.

Et termine sur ce point, sans doute inacceptable par ceux qui devraient être les "alliés naturels" du collectif :

Mais pour commencer, il nous faut bloquer ce train, afin d'éprouver notre puissance d'agir collective et ouvrir d'autres voies que l'apocalypse promise, pour les siècles des siècles.

Ce sera plutôt demain, le 23...


Le préfet de la Manche, monsieur Adolphe Colrat a pris hier un "arrêté portant interdiction de manifestation", qui pèse tout de même 439,16 kB, selon le site de la préfecture.

En résumé, et réparti en trois articles, cela dit :

Toute manifestation organisée sur la voie publique à compter du mardi 22 novembre 2011 à 8 heures jusqu’au jeudi 24 novembre 2011 à 23 heures est interdite. Cette interdiction s’applique sur le territoire suivant : le terminal ferroviaire AREVA de VALOGNES et un rayon de 500 mètres autour, la gare SNCFSociété nationale des chemins de fer français de VALOGNES avec un rayon de 500 mètres autour ainsi que la ville de VALOGNES, la gare de CARENTAN avec un rayon de 500 mètres autour, la portion de voie ferrée partant du terminal AREVA de VALOGNES jusqu’à la gare de LISON (partie manchoise) et 500 mètres de part et d’autre.

On peut noter, parmi les "CONSIDERANT" de la préfecture, des "considérations" assez diverses, telles que :

CONSIDERANT l’appel à manifester du 22 au 24 novembre 2011 à VALOGNES lancé depuis plusieurs semaines par de nombreux groupes antinucléaires en vue de bloquer par tous moyens un convoi ferroviaire baptisé « CASTOR » au départ du terminal ferroviaire de ladite ville et tout au long de son cheminement ;

ou bien :

CONSIDERANT que des militants de groupes anarchistes prônant le recours à la violence contre l’Etat et contre le nucléaire ont fait part de leur intention d’être présents ;

CONSIDERANT l’ampleur de la menace, son caractère protéiforme et le caractère très étendu des lieux ;

et d'autres encore.

Heureusement, face à " l’ampleur de la menace, son caractère protéiforme et le caractère très étendu des lieux", monsieur le préfet a pu compter sur la bonne volonté des élus locaux qui ont accepté d'interdire le stationnement automobile à l'entour des gares de Valognes et de Carentan.

Car on ne sait jamais...

Pour compléter, il a été décidé de fermer, pour la journée de demain, les deux collèges et le lycée de la ville de Valognes.

Car on ne sait jamais...

On voit que les dispositions prises sont encore plus spectaculaires que lorsque monsieur le président de la République vient se faire siffler dans la Manche(*).

Ainsi devient-il évident que le train du progrès est surtout le train de la peur entretenue.

Ça, on le sait bien.



(*) Ledit président était aujourd'hui à Toulouse, où il a été applaudi, bien sûr, et où il a réaffirmé sa foi dans le progrès :

"J'ai la tristesse d'entendre de plus en plus de discours remettant en cause l'idée même du progrès, y compris dans des domaines jusqu'à présent incontestés de notre pays, qui faisaient l'objet d'un consensus politique entre la gauche et la droite."


Ajout du 23/11 :

Toujours peu d'échos dans la presse ce matin.

On peut toutefois relever qu'un "un photographe de l'AFP" (on se demande où sont les journalistes...) a constaté que "les forces de l'ordre ont fait usage de grenades lacrymogènes mercredi 23 novembre au matin contre les manifestants antinucléaires le long de la voie ferrée près de Valognes que doit emprunter un train de déchets nucléaires allemands que des antinucléaires veulent bloquer".

La redondance étant une figure de style habituelle de l'Agence, on lit un peu plus loin :

Des centaines de militants se trouvaient le long de la voie ferrée et les forces de l'ordre ont fait usage de bombes lacrymogènes peu après 8h et menacé de faire usage d'"explosifs", selon la même source, sans autre précision sur la signification de ce terme.

La "même source" me semble désigner le photographe égaré dans la campagne manchoise...

Ajout n°2 :

En fin de matinée, quelques médias ont mis en place, sur leurs sites, un déroulé des événements en direct.

Ainsi la version des autorités, ainsi que celle d'Areva, vous seront plus accessibles.

Par ailleurs, le réseau "Sortir du nucléaire" tient lui aussi un fil info.

dimanche 20 novembre 2011

Interdiction de prière

Depuis quelque temps déjà, il m'est venu comme un genre de fierté dans les articulations, et la pratique de la génuflexion m'est désormais bien incommode. Je ne m'agenouille plus qu'occasionnellement devant un tout petit, s'il entreprend de vouloir discuter avec moi. Pour se parler, ne serait-ce que par grimaces et sourires, il est en effet préférable que nos regards puissent se croiser dans le même plan horizontal.

Hier matin, je ne me suis donc pas rendu devant l'hôpital Tenon, dans le XXe arrondissement de Paris, pour rejoindre les sympathisants de SOS Tout-Petits qui avaient prévu d'y réciter leur bout de rosaire expiatoire mensuel. C'est une mauvaise habitude qu’ils ont prise de se donner ainsi en spectacle afin de réclamer, en vrac mais non sans détermination,

- Dieu dans la cité,
- le respect des plus faibles dès le commencement de la vie,
- une politique familiale véritable et un enseignement digne de ce nom,
- le salaire parental,
- une facilité plus grande d'adoption,
- l'abrogation des lois permettant le meurtre et la perversion des mœurs,

tout en condamnant, avec la plus extrême vigueur,

- la « culture de mort » (Jean-Paul II Evangelium vitae – 25 mars 1995)
- la « dictature du relativisme » (Benoît XVI en Angleterre – septembre 2010).

Cette bouillie revendicative assez confuse est tirée du tract appelant à cette performance de rue.

A la réflexion, l'en-tête, reproduit ci-après, me laisse plutôt songeur...

La formule initiale, "De la conception à la gestation", suivie d'un "SOS TOUT-PETITS" en caractères gras, majuscules, pathétiques, m'incite à penser que nous n'avons pas, eux et moi, la même idée du tout petit...

Comme si, pour eux, passées la conception et la gestation, les vénérés "tout-petits" pouvaient bien crever ; Dieu, qui a l'habitude, y reconnaîtra les siens.

Appel à la prière.

En arrivant devant l'entrée de l'hôpital, j'appris que pour la réunion de prière la messe était dite. La démonstration pénitentielle avait été interdite, ce qui expliquait l'important dispositif policier que j'avais rencontré en chemin. Chaque intersection était gardée par de petits groupes de CRS, apparemment peu armés mais équipés de leurs carapaces, afin, probablement, de se protéger des coups de chapelets plombés.

Pendant qu'arrivaient les membres et les soutiens du collectif Tenon - dont le rassemblement était autorisé -, une escouade réduite se plaça résolument devant une banderole accrochée aux grilles. A voir leur air déterminé, on sentait bien qu'il faudrait les réduire en pâtée à coups de crucifix avant de pouvoir la lacérer. Ils préféraient, cependant, ne pas être photographiés, redoutant de se retrouver sur les sites où l'on répertorie des policiers avec leurs photos, leurs adresses et celles des écoles de leurs enfants, etc. Ils me le demandèrent assez gentiment pour que j’obtempère, sans même prendre des nouvelles des enfants...

C'est assez clair, ou bien faut-il le dire en latin ?

Après avoir acheté, à l'angle de la rue Belgrand, une poignée de macarons à l'ancienne – rien à voir avec les chichiteuses pâtisseries à la mode –, je me décidai à rejoindre la place Gambetta. La sortie du métro était bien surveillée, et j'y vis même un de mes contemporains y subir une palpation courtoise, qu'il me fallut bien supposer être réglementaire, suivie d'une fouille assez minutieuse du contenu de son sac. Sans doute n'y avait-t-on pas trouvé de redoutable bible blindée, puisque je pus le voir repartir en direction du marché, souriant, tout de même, sous sa moustache. Il devait s'amuser de se découvrir un faciès d'intégriste catholique.

De l'autre côté de la mairie, vers l'avenue Gambetta, des partisans du Che(vènement), réunis en groupuscule activiste, distribuaient des tracts détaillant son programme européen en quarante points. Pas un de plus.

Je m'installai à une terrasse pour grignoter mes macarons avec un café, et pus assister à l'arrivée d'une radieuse jeune mariée entre deux âges et en robe blanche. Elle sembla un peu surprise de devoir s'avancer sous une si impressionnante protection policière, mais ne se départit point du sourire qu'exigeaient les circonstances.

Fallait-il, puisqu'elle se mariait, lui souhaiter beaucoup d'enfants ?

Si elle veut, quand elle veut, où elle veut.

vendredi 18 novembre 2011

Un livre pour ne pas oublier

Si les responsables des éditions du Seuil m'avaient demandé mon avis, je leur aurais suggéré de rééditer, ou de réimprimer, le livre de Monique Hervo, Chroniques du bidonville : Nanterre en guerre d'Algérie, que leur maison a publié en 2001. C'était dans la collection "L'épreuve des faits", avec une préface de François Maspero.

(Votre libraire vous dira que cet ouvrage est épuisé. Selon l'un de mes fournisseurs agréés, il devrait en rester quelques exemplaires dans l'une ou l'autre des librairies du groupe l'Harmattan.)

Certes, Monique Hervo est une parfaite inconnue du monde des lettres, mais il se trouve qu'il y a de parfaites inconnues qui gagnent à être connues.

Monique Hervo est née Paris en 1929. Son enfance a été marquée par l’exode, les bombardements, l’occupation allemande… En 1945, membre des Guides de France, elle participe, en tant que brancardière bénévole, à l'accueil des rescapés des camps à la gare de l'Est.

Elle entreprend des études artistiques. D'abord, en 1947, à l’École des arts décoratifs de Grenoble, puis, en 1951 à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, où elle étudiera jusqu'en 1955. Elle avait choisi de devenir maître verrier, mais elle finira par se détourner de ce projet prometteur. Dix ans après la fin de la guerre, il restait encore bien des verrières à restaurer ou à remettre en place dans les églises, basiliques et cathédrales. On pouvait même espérer y faire un peu d'argent. Mais la jeune femme a trouvé que cela était beaucoup trop mince pour justifier une vie.

En 1956, elle décide de rejoindre le Service civil international (SCI), comme volontaire bénévole.

Le SCI a été fondé, après la prétendue Grande Guerre, par l'ingénieur suisse Pierre Ceresole, sur une idée que nos contemporains les plus pragmatiques jugeront d'une naïveté absolue. En 1920, il organise dans un lieu hautement symbolique, à Esnes-en-Argonne qui est situé dans la région de Verdun, un chantier de reconstruction où, pendant cinq mois, viendront travailler des volontaires allemands, anglais, autrichiens, belges ou français. Ces utopistes ne se contentent pas de vouloir construire la paix avec leurs pelles et leurs truelles, ils veulent aussi faire admettre que ces travaux effectués en commun, dans le mélange des langues qui hurlaient les ordres quelques années auparavant, peuvent avantageusement remplacer, pour les volontaires, l'abrutissement du "service militaire". Certaines idées ont la vie dure, et la branche française du SCI, fondée en 1936, accueillera, dans les années 50, objecteurs et insoumis, et participera à la reconnaissance, en 1963, de leur statut.

Monique Hervo devient permanente du SCI en 1958. Elle organise des chantiers de jeunes volontaires en région parisienne et différentes villes de France en liaison avec le PACT (Propagande et action contre les taudis). Elle fait aussi partie de diverses équipes d'urgence réunies pour intervenir sur des sites de catastrophes naturelles. Et, en août1959, apprenant qu'un incendie vient de se produire dans un des bidonvilles de Nanterre, elle se rend dans celui de La Folie, et décide d'y installer une antenne de volontaires du SCI.

Le FLN - le Front de libération nationale algérien, très présent dans le bidonville - accepte cette installation. Et la population accorde l'hospitalité - c'est le mot, et il faudrait peut-être le souligner - à Monique Hervo et ses volontaires.

Chroniques du bidonville : Nanterre en guerre d'Algérie est le journal de ces années-là.


Août

Route déserte. Terrains vagues abandonnés. Quelques talus barrent l'horizon. Çà et là, un arbre perdu, esseulé. Au loin, s'élancent une multitude de blocs d'HLM sortis de terre de fraîche date. La chaussée devient chemin de terre. S'élève un peu. Et, comme posé sur un plateau, surgit un monstrueux amas de cabanes. Des milliers de tôles enchevêtrées se mêlent à des briques cassées : La Folie. Des moutons broutent l'herbe alentour. Monté sur un cheval de labour, un Tunisien à fière allure parcourt les lieux au petit trot. Gravats et vieilles ferrailles traînent aux abords de cette étrange cité, reliquats des déchets déversés ici par des entreprises : une décharge publique ! Je contourne le bidonville. Je n'ose y pénétrer. Je suis une intruse. Par une sorte de boyau, je me faufile à l'intérieur de cette agglomération en papier goudronné et cartons aplatis, bouts de bois vermoulus et tôles rouillées. Situées derrière le palais de La Défense en construction luisant de blancheur, les baraques s'agrippent les unes aux autres dans un décor de débris de matériaux usés. Les chemins sont vides. Tout semble inerte. Seules quelques silhouettes féminines fugitives s'engouffrent derrière des planches branlantes.

Si, dans cette première note, Monique Hervo parle de sa timidité en arrivant à Nanterre, elle n'a pas écrit son journal pour s'écouter vivre, ni même pour laisser une trace de son action au bidonville avec son groupe de volontaires.

Elle a préféré y consigner ce que vivent ces "autres", Algériens - en majorité -, Marocains, Tunisiens et Portugais, avec qui elle a décidé de vivre. Et c'est cela que son livre nous donne à lire.

Ces pages, fragments d'un récit plus ample de la vie du bidonville qui ne sera jamais écrit, ne sont pas simples feuillets d'observations rassemblés pour mémoire. Il faut souligner la grande qualité d'écriture de ces chroniques de l'immédiat. En quelques phrases courtes et nerveuses, Monique Hervo est capable de rendre compte d'une situation ou, avec un beau talent du croquis rapide, esquisser une silhouette. Deux ou trois lignes, quelques traits, essentiels, et c'est un vivant qui apparaît...

Ces vivants, hommes, femmes, enfants, qui survivent dans des conditions matérielles indignes à deux - ou trois - pas de la prétendue plus belle avenue du monde, vivent aussi dans la guerre - cette guerre qui n'a trouvé officiellement son nom qu'en 1999. Le journal de Monique Hervo a été écrit dans cette guerre, et il témoigne de l'intensification implacable des opérations qui a été orchestrée par le gouvernement français, avec la participation active du préfet Maurice Papon et de quelques autres, comme le capitaine Raymond Montaner, commandant de la Force de police auxiliaire - les Harkis de Paris -, afin de séparer le FLN de sa base. Les récits d'arrestations, de tabassages, de tortures, se succèdent à un rythme accéléré. Les descentes des forces de l'ordre au bidonville deviennent de plus en plus fréquentes, de plus en plus humiliantes, violentes et destructrices.

Jusqu'à ce mois d'octobre 1961, marqué par la manifestation du 17, et sa répression sanglante.

18 h 30. Je me trouve à La Folie. Je vois hommes, femmes enfants partir en masse, comme si toutes les baraques s'embrasaient. Cependant, les familles sortent du bidonville sans affolement, les unes derrière les autres, d'un pas résolu. Les regards sont impressionnants, on y discerne l'appréhension.

Monique Hervo ira jusqu'aux abords du pont de Neuilly...

Nous sommes là, un ensemble de familles dispersées au milieu des hommes marchant épaule contre épaule. Un peu plus loin, d'autres regroupements familiaux sont également noyés dans la masse. Je porte un bébé. Pas de Français parmi cette foule considérable qui défile. C'est la consigne donnée par les organisateurs. Manifestation exclusivement algérienne. (...)

Noyée au milieu de ce peuple en marche vers son indépendance, ma participation reste pour moi un immense honneur que je dois aux militants de La Folie. Avec leurs bébés dans les poussettes, les Algériennes avancent, déterminées elles aussi, au-devant des forces de police qui les attendent. Soudain, des coups de feu. La fusillade éclate entre le rond-point de La Défense et le pont de Neuilly, sur l'avenue du Général-de-Gaulle. Notre regroupement de mères et d'enfants se trouve alors, très exacte­ment, à la hauteur de la rue Arago à Puteaux. La chaussée étant fortement en pente, je peux voir nettement, en contrebas, un bar­rage d'uniformes sombres de la police. Des canons de fusil ou des mitraillettes s'agitent, braqués sur les premiers rangs des manifestants. Des balles sont tirées en direction de notre cortège. (...)

Certains soutiennent encore que cet "incident" du pont de Neuilly a été terriblement exagéré...

Monique Hervo (à gauche),
devant une de ses photos du bidonville.
(Colloque de Nanterre, 15 octobre 2011.)
(Photo : Vanessa Caradant.)

La publication de ce journal s'achève sur une note du 5 juillet 1962, relatant les fêtes qui suivirent, à La Folie, la proclamation de l'indépendance de l'Algérie...

(Monique Hervo, une fois l'équipe du SCI dispersée, continuera de vivre seule au bidonville jusqu'à sa "résorption" définitive, en 1971. Elle participera à la création du GISTI - Groupe de soutien et d'information des (travailleurs) immigrés - et passera sa vie aux côtés des plus démunis, œuvrant avant bien d'autres dans ce qui est devenu "l'humanitaire", sans jamais rien vendre, surtout pas elle-même.)

En plus d'une postface où, quarante ans plus tard, on retrouve la même indignation et le même engagement, Monique Hervo a tenu à ajouter au texte de ces chroniques quelques annotations en bas de page. Elle y donne surtout des références pour appuyer ce qu'elle dit des opérations de "pacification" menées par l'armée en Algérie ou des actions de "maintien de l'ordre" en France. Il est remarquable de constater que presque toutes ces références datent des années mêmes de cette "sale guerre"...

Comme si, en note de bas de page, ce livre nous disait : "Ne dites pas que vous ne pouviez pas savoir !"

mercredi 16 novembre 2011

Le néocolonialisme asiatique

Ce matin, à l'heure où le brouillard noyait la campagne, j'ai renoué avec une saine habitude : me raser en écoutant ce qui reste de France Inter.

Monsieur Bruno Le Maire était l'invité vedette de l'émission sobrement intitulée "Le 7/9", et cordonnée par Patrick Cohen, l'animateur qui aurait besoin d'un réanimateur. Selon toute apparence, le ministre de l'Agriculture, de l'Alimentation, de la Pêche, de la Ruralité et de l'Aménagement du territoire, était seulement venu se montrer un peu à l'occasion de la sortie en librairie de son nouvel ouvrage, Nourrir la planète - un livre d'entretiens avec Véronique Auger, au Cherche Midi. Peut-être aurait-il préféré faire sa promo au "Fou du Roy", avec Stéphane Bern en faire-valoir, mais cette émission un peu trop libertaire n'a pas été reconduite à la dernière rentrée. Comme il n'avait manifestement pas grand chose à dire, mon rasage ne fut nullement perturbé par des réactions épidermiques désagréables.

Après une revue de presse mollassonne, la parole était donnée aux zauditeurs pour Interactiv', comme ils disent.

J'ai surtout écouté Maryse, maire d'un village de Haute-Garonne, qui témoignait avec une certaine volubilité des difficultés terribles rencontrées l'été dernier pour arriver à faire enlever un nid de frelons asiatiques juché sur un arbre planté en plein centre de la bourgade, mais chez un particulier. Très compétente, la pétulante Maryse avait eu beau promulguer du perron de sa mairie "arrêté de péril" et "injonction de faire", elle s'était trouvée, face à un propriétaire réticent, obligée de financer, en tirant sur le budget de sa pauvre petite commune commingeoise, la moitié du devis de cette intervention - "huit cent quatre vingt dix-sept euros !", précisa-t-elle, sans oublier de faire sonner le point d’exclamation. Pour finir, elle réclamait un "texte" permettant de résoudre ce type d'embrouille villageoise.

Très empathique, monsieur Bruno Le Maire commença par expliquer qu'il connaissait bien le problème du nid de frelons asiatiques pour l'avoir connu, pas plus tard que l'été dernier, et avec un bébé encore, dans une ferme que ses beaux-parents possèdent dans le Gers. Et, sans laisser à une Maryse déjà probablement fondante le temps de frémir à l'idée de l'héritier ministériel attaqué par une horde de vespidés exogènes, le ministre conclut :

Moi, ce que je vous propose c'est que... (un temps) ...je vais au conseil des ministres dans une heure. Je vais en parler avec Nathalie Kosciusko-Morizet et on va essayer de trouver de vraies solutions à ce problème très difficile du frelon asiatique qui effectivement nous concerne tous.

Ce soir, Maryse, au fond de sa vallée du Comminges que vient noyer la brume, doit être bien triste. Comme moi, elle a dû chercher partout le communiqué commun de Bruno Le Maire et de Nathalie Kosciusko-Morizet annonçant les "vraies solutions" au "problème très difficile du frelon asiatique"...

(Tout juste une dépêche de l'AFP, reprise par le Monde, qui en profite pour placer une vidéo de ce tueur exotique entré en fraude sur notre territoire et ainsi montrer à quel point il est cruel.)

C'est lui, Vespa velutina nigrithorax,
d'après
Le Courrier de l'environnement de l'INRA, n°54, septembre 2007


Cependant, il nous reste l'espoir que le président ait décidé de prendre les choses en main. Il pourrait en profiter pour faire un déplacement dans cette belle région de la Haute-Garonne, afin d'y prononcer un grand discours appelant à la résistance du peuple français à cette invasion néocolonialiste du frelon venu d'Asie. Il choisirait, bien sûr, de le faire dans le village de Maryse, cerné par des cohortes de gendarmes mobiles déguisés en coléoptères de combat.

De quoi vous faire préférer les hyménoptères.

mardi 15 novembre 2011

Le travail et la santé

Ce n'était probablement qu'une pubalacon, dans un coin de mon écran.

Au début, cela disait que Trucmuche avait une bronchite aigüe.

Ensuite, cela disait que, demain, son chef de service allait encore lui souffler dans les bronches...

Comme les pubalacons, je les bloque sans réfléchir, j'ai bloqué aussi celle-ci sans réfléchir.

Et je le regrette beaucoup, car maintenant j'aimerais bien savoir ce qu'on voulait lui vendre, à la pauvre Trucmuche.

J'ai pensé, un instant, qu'on pourrait lui conseiller un nouvel expectorant à effet radical et instantané, lui permettant de glavioter grassement et largement à la tronche de ce malappris de patron mal embouché et en bonne santé, en réponse à ses remarques désobligeantes .

Mais cela m'étonnerait qu'un laboratoire pharmaceutique fasse sa réclame en évoquant une telle incivilité, si peu respectueuse de la hiérarchie au travail...

Quand on se fait gueuler dessus au boulot, on dit "oui, monsieur". Point barre.

Abandonnant cette hypothèse peu plausible, j'ai imaginé, avec beaucoup plus de vraisemblance, que cette pubalacon avait été commanditée par le très raisonnable ministère du Travail, de l'Emploi et de la Santé pour rappeler aux salariés, représentés dans leur ensemble par la sympathique et toussotante Trucmuche, l'existence d'un utile dispositif appelé "arrêt maladie". Et annoncer l'alignement souhaitable du régime de paiement des indemnités journalières dans le secteur privé sur celui de la fonction publique...


Oui, mais non, faut point rêver...

Une belle attaque concertée, avec promesse de contrôles et sanctions, se développe actuellement contre ce dispositif de saine biopolitique.

Il est probable qu'on en reparlera au prochain grand pic épidémique...

En attendant Trucmuche a été hospitalisée ce soir en rentrant du travail.

Car, vous allez rire, sa bronchite c'était une bonne vieille pneumonie.

lundi 14 novembre 2011

Renvoi gastro-culturel

J'ai toujours eu un peu de mal à prendre au sérieux monsieur Luc-Marie Chatel, dit Luc Chatel, dans son rôle de Ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et de la Vie associative...

A chacune de ses apparitions, je ne pouvais m’empêcher d'évoquer l'opinion soutenue, en mai ou juin 1968, par l'un de mes anciens maîtres qui prétendait que seuls deux dispositifs de l'enseignement français remplissaient complétement leurs rôles dans la transmission des connaissances. C'étaient, selon lui, le collège de France et l'école maternelle (1).

En somme, monsieur Luc Chatel m'imposait l'image de la parfaite réussite de cette dernière institution.

Il me faut déchanter.

Un peu comme ça, limite dissonant...
(Leoš Janáček, Dans les brumes IV, 1912)

On sait que le ministre a eu quelques difficultés à justifier son niveau de CM2. Mais il vient, et c'est plus grave, de montrer d'inquiétantes lacunes dans les connaissances raisonnablement exigibles à l'entrée en CP en tentant de comparer le roi Babar à monsieur François Hollande (2):

Il y a un personnage de bande dessinée qu'on connaît bien, qui s'appelle Babar. Babar, il est sympathique, c'est le roi des éléphants. C'est l'histoire qu'on raconte aux enfants pour les endormir le soir.

En s'exprimant en ces termes, il montre justement qu'il connaît bien mal Babar, personnage de conte illustré plus que de bande dessinée. Comme on le remarque ici ou là, soit il ne l'a jamais lu, soit il l'a lu et n'y a rien compris...

En revanche - car il y a du ton revanchard chez lui -, le petit Luc-Marie défend bien son admiration pour Astérix, en des termes très communicants, tout à fait compréhensibles par ses petits camarades :

Il y a Babar d'un côté. Moi je préfère Astérix, voyez. Astérix, c'est celui qui est courageux, celui qui est déterminé, celui qui est protecteur, celui qui sait prendre des décisions. Et puis Sarkozy, il gagne toujours en plus.

Nananère !

Étude pour l'Histoire de Babar le petit éléphant,
par Jean de Brunhoff, 1931.
(The Morgan Library & Museum.)

La référence culturelle, même dans le domaine de la littérature enfantine, n'est pas une spécialité des sarkoziens, on le sait.

On dirait que tout cela, mal digéré, leur pèse un peu sur l'estomac et qu'ils souffrent de renvois mal contrôlés.

Qu'ils se rassurent, c'est le Figaro qui nous en avertit :

Régurgitations du nourrisson : pas d'inquiétude

(...) Ces régurgitations sont en effet liées à l'immaturité du système antireflux qui se résout, dans la plupart des cas, avec le temps. (...)

On ne saurait mieux dire.


(1) Cette opinion n'est évidemment plus soutenable en ce qui concerne l'école maternelle. Monsieur Chatel y a déjà bien travaillé et n'exclut pas de continuer...

(2) Le roi Babar devrait se relever de cette basse attaque. Il en a vu d'autres.

dimanche 13 novembre 2011

Enfants de mutins

Si, en général, dans une bonne librairie, vous trouvez les livres que vous cherchez, dans une excellente librairie, on vous met dans les mains les livres que vous chercherez inévitablement un jour ou l'autre...

C'est à Patrick G., grand maître ès littératures, entre autres, polardières, que je sais gré de m'avoir signalé que Le Boucher des Hurlus, de Jean Amila - Gallimard/folio policier -, n'attendait plus que moi.

Ma rencontre avec ce grand livre se fit donc à la librairie Polis, 21 rue Percière, à Rouen. (*)

Paru en 1982 dans la Série Noire.

L'armistice du 11 novembre 1918 vient d'être signé. Le petit Michou, huit ans, fils d'un fusillé pour l'exemple de 1917, est un "enfant de lâche".

C'est ce qu'une "espèce de grosse poufiasse" lui a "craché", rue de Bagnolet...

Car c'était comme ça dans le quartier. Il y avait des veuves de guerre, donc des femmes de héros morts pour la Patrie. Et d'autres encore avec des bonshommes revenus avec une médaille en plus et une patte en moins, et peut-être aussi un zizi en déroute parce qu'elles roumionaient que le jules était marqué par la guerre et que c'était elles les vraies victimes. Alors, d'autant plus exorbitées contre les mutins de 17, les révolutionnaires qui n'avaient plus voulu monter au feu.

Un soir, sa mère rentre avec "du sang sur front et sur une oreille", une blessure ramenée de cette guerre que lui mènent "les femmes de héros". Cette fois, la voisine du dessous, "la Venin", a attaqué au parapluie et "la petite Maman" a répliqué. Finalement, les flics viennent et l'embarquent. Le petit Michou, enfermé dans la chambre, ne peut qu'entendre la bousculade et, à la Venin, venue avec son mari pour le libérer, il promet : "Je vous tuerai, je le jure !"

La mère est internée "chez les folles", et Michou est placé dans un orphelinat de Courbevoie, tenu par des protestants. Crâne rasé tamponné de teinture d'iode, afin d'éloigner, lui dit-on, les miasmes de la grippe espagnole qui fait ses ravages, il revêt le costume réglementaire sans trouver de béret à sa taille, subit le sempiternel prêchi-prêcha de ceux qui "ont de la religion", et apprend à chanter hymnes et cantiques édifiants, ainsi que la très stupide Madelon de la victoire...

Malgré les réticences, il est admis dans un petit groupe déjà constitué de trois gamins qui se donnent des airs de conspirateurs, en nourrissant leurs songes creux de rêves d'évasions lointaines.

"Le Môme" arrive parmi ces velléitaires avec son rêve à lui : exécuter celui qui a assassiné son père, le général Des Gringues, surnommé "le Vainqueur des Hurlus" par les uns, "le Boucher des Hurlus" par les autres, qui avait su "entretenir le moral de la Troupe" en lançant et relançant l'assaut sur Perthes-les-Hurlus et faisant fusiller pour l'exemple ceux qui refusaient d'y remonter...

Un ensemble d'un intérêt stratégique discutable.

En vieux routier de la narration efficace, Jean Amila a rapidement crayonné les silhouettes des trois compagnons du Môme. Il ne lui reste plus qu'à embarquer sa petite bande, finalement dominée par la volonté obstinée du plus jeune, dans des aventures émouvantes et drolatiques à la recherche du Boucher.

Et, avec eux, le lecteur.

Au terme d'un périple hasardeux, les quatre orphelins finiront par prendre le train pour les "régions dévastées", en compagnie des demoiselles d'un bordel militaire de campagne placé sous la direction de madame Germaine. Dans la région des Hurlus, pas de trace du général, à part un portrait qu'ils perforeront, à hauteur des médailles, là où, en vrai, doit battre son cœur de brute, avec une épingle à chapeau conquise de haute lutte auprès d'une de ces dames. De retour à Paris, après une visite des champs d'horreur sous la houlette d'un pitaine assez débonnaire pour se faire subtiliser un revolver à barillet, ils se rendent rue de Bagnolet, où Michou peut descendre la Venin - chose promise, chose due -, avant qu'ils ne mettent le feu à l'immeuble.

Une fois dehors, en battant le pavé parisien, ils apprennent que le "le Vainqueur des Hurlus" est mort le jour même, dans son lit comme tout galonné qui se respecte, de la grippe espagnole.

Bien qu'ils cherchent à se persuader que le coup d'épingle à chapeau n'y est pas pour rien, on entend le bruit d'un rêve qui s'effondre :

Et ils se dirigeaient doucement vers la Boîte par le Boulevard de Verdun, mettant au point un récit valable de leur équipée.

Le plus duraille restait cependant devant eux. Qu'ils le veuillent ou non, il allait falloir se farcir maintenant les malheurs du petit Jésus, comme s'il ne s'était jamais rien passé d'autre depuis bientôt deux mille ans !

Triste jeunesse ainsi condamnée au viol de sa conscience, comme dit l'autre.

Portrait de Jean Meckert/Amila.
(Collection Claude Mesplède.
)

Pour écrire cette odyssée attachante, farcesque et rageuse, Jean Amila a sans doute beaucoup emprunté aux souvenirs d'enfance de Jean Meckert...

Il n'y a aucune certitude sur le sort du père de Jean Meckert/Amila. Certains tiennent pour assuré qu'il a fait partie des mutins fusillés de la Grande Guerre, d'autres affirment qu'il aurait déserté, abandonnant par la même occasion femme et enfants, et que c'est la mère de Meckert/Amila aurait inventé cette fiction du père fusillé...

Quoi qu'il en ait été, il est établi qu'à la fin de la guerre la mère de Jean Meckert/Amila a bien été enfermée dans un asile psychiatrique et que le gamin de huit ans a bien été envoyé dans un orphelinat protestant à Courbevoie.

Et l'on peut y songer en lisant certains passages - les descriptions de la Boîte ou le récit de la visite à l'asile - qui sont, bien au delà de la caricature dénonciatrice, criants de vérité - et criants de colère aussi.

Les amateurs d'anecdotes noteront que ce livre, nourri de souvenirs personnels, a été écrit, sans doute au début des années 1980, par un auteur ayant gravement souffert d'amnésie.

En 1974, en sortant des studios de l'ORTF, Jean Meckert/Amila a été victime d'une très violente agression. On a parlé, et on parle encore, de représailles que des services plus ou moins spéciaux auraient pu infliger à l'auteur de La Vierge et le taureau, où étaient dénoncés crûment les essais nucléaires français dans les iles du Pacifique, mais l'enquête n'a jamais abouti. Après un coma d'une quinzaine d'heures, Meckert/Amila s'est réveillé dans un bien triste état, souffrant d'épilepsie et d'amnésie partielle - vingt années de sa vie dans un trou noir. En tentant de reconquérir sa mémoire effondrée, il serait aperçu que ses souvenirs d'enfance lui revenaient, ravivés et plus précis.

Mais il y a évidemment plus dans ce livre.

En refermant le bouquin, après avoir lu les dernières lignes - citées plus haut - et dégusté toute leur amertume, s'est imposée à moi l'impression que Jean Meckert/Amila y était parvenu à la réalisation du grand rêve que nous abritons tous, avec des degrés de sincérité divers.

Celui de tenir les promesses que s'était faites l'enfant que nous étions...

Ici, cela donne un livre, beau comme le poing que tend le petit écolier au pied du monument aux morts de Gentioux dans la Creuse.




(*) Là même où vont bientôt reprendre les conférences "Polisières du grand et fameux Patrick Grée" - car c'était lui - avec, le 17 novembre à 18 h 15, Les avatars de l'enquêteur dans le roman policier ou Comment Miss Marple arracha la chetron de Mike Hammer.)

vendredi 11 novembre 2011

Sous le pont de Paris

Sous le pont de Paris, à Beauvais, il y a plus de place que dans un modeste logement social de la rue de Beauvais, à Paris (*), mais sans doute un peu moins de commodités. A proximité, l'eau courante ne fait que passer avant d'aller se jeter dans l'Oise pour rejoindre la Seine...

Depuis plus six mois, une trentaine de migrants a installé un campement d'infortune dans cet endroit idyllique. Ils sont, pour la plupart d'entre eux, demandeurs d'asile, en attente, forcément en attente.

Denis Girette, journaliste au Courrier picard, décrit ce "campement indigne" dans un article paru le 27 octobre. Il a passé une soirée sous le pont, en compagnie de Francky Mangoni, qu'il présente comme un "Congolais élu président de cette communauté errante et mondialisée", et il livre ces "choses vues" comme à distance, sans trop de misérabilisme ajouté, ce qui les rend plus choquantes.

Son confrère Olivier Hanquier a entrevu monsieur Nicolas Desforges, préfet de l'Oise, et noté ses propos, publiés à la même date dans le Courier :

Vous êtes-vous déjà rendu sous le pont de Paris à Beauvais ?

Bien sûr, à plusieurs reprises.

Et alors ?

Je ne suis pas satisfait de la situation de ces demandeurs d'asile, mais l'État, et j'en suis le garant, applique la loi dans cette affaire. La loi est d'ailleurs très protectrice pour les demandeurs d'asile. Il faut remettre les choses dans leur contexte.

On sent bien que la distanciation est là d'une tout autre nature...

Et le très humaniste "garant" de l'État, ancien élève de l'ENA - promotion "Solidarité" -, après avoir longuement détaillé les affres stratégiques et calculatoires d'un qui "gère les demandeurs [d'asile] de toute la Picardie", de promettre au journaliste qui s'inquiète :

Il n'y aura pas de demandeurs d'asile sous le pont cet hiver.

Ici, la TVA restera inchangée.
(Photo : LP/P. CO.)


Une délicate initiative des édiles de la ville de Beauvais pourrait bien aider monsieur Desforges à tenir cette promesse.

En effet, madame Caroline Cayeux, maire de Beauvais et toute nouvelle sénatrice - groupe UMP et membre de la commission des affaires sociales -, a inventé, avec son équipe, d'entamer, à l'encontre des migrants du pont de Paris, une procédure judiciaire d'expulsion, au motif qu'ils occupent "sans droit ni titre un domaine public routier". On appréciera que cette décision soit présentée sur fond de "raisons humanitaires" :

"Les migrants sont confrontés à des problèmes d'insalubrité, à des risques sanitaires ou même d'accidents avec les bombonnes de gaz qu'ils utilisent", justifie Tidiane Koita, directeur du pôle Solidarité à la Ville.

Afin sans doute de bien "remettre les choses dans leur contexte", l'article du Courrier picard poursuit :

Caroline Cayeux a écrit à de nombreuses reprises au ministre de l'Intérieur "afin qu'il soit mis en place un hébergement provisoire par l'État", comme indiqué dans l'assignation en référé. Comme elle l'a déjà rappelé à de nombreuses reprises, la municipalité réclame une meilleure répartition de la prise en charge des demandeurs d'asile à l'échelle régionale.

Cette "meilleure répartition (...) à l'échelle régionale", le préfet en parle, lui aussi...

Elle n'est pas vilaine non plus, la cathédrale d'Amiens...
(Vue du jardin de l’évêché, où l'on pourrait peut-être camper.)
(Photo : Yvette Guyette.)

On parle moins du "trouble à l'ordre public".

Il est vrai que, s'il y a troublant désordre, les migrants du pont de Paris semblent en être les premières victimes. Un article de Pauline Conradsson, publié le 29 octobre dans Le Parisien, fait état de Relations tendues entre migrants et SDF - c'est le titre.

Des insultes à répétition, des violences parfois. A Beauvais, sous le pont de Paris, l’ambiance entre les sans-domicile-fixe et les demandeurs d’asile est pour le moins tendue. Paroxysme de ce malaise, dans la nuit du 11 au 12 octobre, une personne encagoulée a essayé de mettre le feu aux haies situées le long du camp de fortune des demandeurs d’asile.

Elle a ensuite aspergé de gaz lacrymogène les toiles du campement sous lesquelles dormaient les migrants. Quatre d’entre eux ont dû être hospitalisés. Certains ont cru reconnaître un SDF. L’enquête est en cours.

L'enquête étant toujours en cours, on admettra que, comme le tablier du pont de Paris, les sans-logis puissent avoir le dos large.

En tout cas, ils n'ont pas lancé la procédure judiciaire...

... qui suit son cours.

Deux huissiers se sont présentés sous le pont de Paris, le 4 novembre, à 8 h 30, pour signifier aux occupants une assignation à comparaître, devant le tribunal de grande instance de Beauvais, le jeudi 10 novembre à 9 h.

Le communiqué de presse de Solidarité Migrants Oise n'a guère été repris...

Un articulet du Courrier picard, mis en ligne, hier, en fin de matinée, nous informe que les migrants assigné à comparaître "se sont rendus dans le calme au tribunal" - fallait-il donc qu'ils s'excitent ? - mais que "l'audience a vite été écourtée". La défense, représentée par Me Virginie Bellagamba, qui n'a pu rendre connaissance des pièces de la partie adverse que la veille, a demandé, et obtenu, le renvoi.

La séance est donc reportée au jeudi 17 novembre, à 9 heures.

En attendant, les services culturels de la mairie de Beauvais pourraient distribuer aux demandeurs d'asile quelques invitations au festival "Aux couleurs de l'Afrique" qui se déroule actuellement, en partenariat avec la Ville...

C'est tellement chaleureux, la culture africaine,
si proche et si lointaine, et tout ça...



(*) Il n'existe pas de rue de Beauvais à Paris, c'est donc le meilleur endroit possible pour y situer des logements sociaux.