Enfant, je collectionnais les images que l'on trouvait en dépaquetant avec soin les tablettes de chocolat Suchard, et je les collais, bien comme il faut, dans l'album idoine, que l'on avait fait venir en envoyant le nombre de timbres requis à l'adresse indiquée. Il me semble qu'il y avait plusieurs volumes à La plus belle histoire des temps, découpant fidèlement en tranches l'histoire biblique (1).
C'est ainsi que j'en vins à m'intéresser de près à l'épisode de la prise de Jéricho par le peuple israélite mené par Josué, où il est raconté que les murailles défendant la ville s'effondrèrent au sept fois septième passage des prêtres sonnant des trompettes. J'étais à la fois fasciné et incrédule, et cette incrédulité dura jusqu'à ce qu'on me mette sur la piste de la "fréquence de résonance". Avec l'obstination du scientifique buté que j'allais devenir, j'expérimentais chaque matin, sur le chemin de l'école, faisant vibrer mes lèvres pincées, en longeant le mur du cimetière - c'était le mur du village qui me semblait le moins ornemental et le plus inutile.
Mes expériences n'aboutirent pas, mais durèrent assez longtemps - pour être précis : jusqu'à ce que je me mette à collectionner les timbres que l'on trouvait dans le chocolat Cémoi - pour que mes lèvres acquièrent l'impressionnante musculature qui explique les qualités poliorcétiques de mon jeu de saxophone (2).
Avec de tels antécédents biographiques, je ne pouvais que lire avec grand intérêt le livre de Juliette Volcler, Le son comme arme, Les usages policiers et militaires du son, paru il y a quelque temps aux éditions La Découverte (3).
Autant le dire d'emblée, j'ai été extrêmement déçu de n'y trouver, à part quelques allusions par ci par là, aucune prise en compte des vérités bibliques sur la chute des murailles d'enceinte de Jéricho, au prétexte que l'auteure situe, avec d'assez bonnes raisons malgré tout, la naissance des véritables armes acoustiques aux alentours de la seconde guerre mondiale...
C'est à peu près le seul défaut patent que j'ai trouvé à cet essai, mais on admettra qu'il est de taille.
Comme le soutient l'éditeur sur la quatrième de couverture, ce livre est bien le premier à aborder, en langue française, cette question du développement des usages sécuritaires (policiers et militaires) de dispositifs acoustiques.
Certes, nous avions froncé des sourcils à l'apparition de répulsifs sonores, émettant sur des fréquences inaudibles par les plus de vingt-cinq ans...
Nous avions lu quelques articles concernant les techniques de torture "propre" visant à briser la résistance de supposés terroristes en saturant leur espace de survie à Guantanamo avec du rap, du métal ou même des comptines enfantines, le tout diffusé en boucle et à plein tube...
Nous avions pu apprendre que les GI's avaient lessivé les oreilles et essoré tout esprit de résistance dans la ville de Falloujah en la noyant dans du hard rock diffusé à haut volume...
Certes.
Mais, par un effet de surdité analogue à la fameuse "surdité mondaine" qui m'écarte de toute réunion militante, tout cela s'était fondu dans le bruit ambiant, le brouhaha où se mêlent toutes les dégueulasseries du monde.
D'où la bonne idée de l'auteure de nous faire entendre cela, cette appropriation sécuritaire du son, en faisant bruisser les feuilles de l'arbre généalogique de ces divers dispositifs...
Ayant probablement peu d'ami(e)s travaillant dans le secteur de la recherche sur les armements – et se souciant assez peu, semble-t-il, de s'en faire –, Juliette Volcler n'a utilisé que la documentation accessible à tout(e) honnête journaliste lisant couramment l'anglais et l'espagnol. On peut supposer à ce corpus une certaine ampleur et on devine derrière ce livre tout un patient travail d'investigations, de dépouillements, de recoupements et vérifications. Ce dont témoignent amplement les 18 pages de notes où notre auteure indique ses références.
Bien sûr, même avec les meilleures intentions du monde, le résultat d'une telle recherche aurait pu prendre la forme d'un épais volume de compilation, aussi indigeste que du béton ouvragé à la pelleteuse.
Cette crainte doit être écartée, car le travail habituel de Juliette Volcler n'a rien à voir avec les BTP. Elle est d'abord documentariste sonore et produit l'émission L'Intempestive, et la preuve de son incontestable talent est qu'on la supplie - littéralement - d'apporter sa contribution à deux des meilleurs "indépendants" de la presse, CQFD et Article XI (4).
Dans l'introduction de son livre, Juliette Volcler préfère le présenter comme une "généalogie" plutôt qu'une "histoire" des armes acoustiques. Elle récuse toute prétention à l'exhaustivité, et modère même le terme de "synthèse" :
Nous avons dit « synthèse », ce sera plutôt un montage subjectif de paroles, d'expériences et d'images, un collage de chimères, de projets, de cauchemars, d'inventions, de grotesque, d'échecs, de témoignages, de bravades, d'analyses, un long cut-up historico-sonore qui réagencera, sans hasard mais dans un sens nouveau, des bribes de discours officiels, industriels, médiatiques ou critiques.
On peut considérer que c'est là une excellente description de ce livre. Mais il ne faut pas se méprendre et s'imaginer trouver un cut-up aléatoire foutraque à la va comm'j'te pousse. Le montage est minutieusement agencé par une spécialiste du genre, experte à extraire du sens de ses collages, tout en suivant le fil tendu d'une critique radicale.
Conclusion :
Il s'agit aujourd’hui de reprendre conscience du son, de s'en saisir, de parer à sa confiscation sécuritaire et marchande, afin d'en inventer des usages qui nous permettront d'habiter autrement l'espace acoustique et l'espace commun. Si le pouvoir entend « investir la vie de part en part », nous œuvrerons à ce que la vie continue de lui échapper – dans le domaine sonore comme ailleurs.
Maintenant que vous connaissez la fin, il ne vous reste plus qu'à lire le livre...
(1) Les albums Suchard avaient, dans les années 30, magnifié La France pittoresque, Nos belles colonies, et La vie fière et joyeuse des scouts, qui fut repris au tout début des années 50. J'ai découvert les délices du chocolat que l'on croque en tablette un peu plus tard, et c'était déjà la Bible...
(2) Je dois avouer que je me suis attaqué une dernière fois, et toujours sans succès, à ce mur de cimetière, non au saxophone, mais au volant de la deuchouaux camionnette que mon père, animé d'une belle intention pédagogique, m'avait fait conduire malgré mon incompétence déjà reconnue dans ce domaine.
(3) Ce livre a été précédé d'articles publiés sur l'excellent site Article XI. On peut y télécharger un pdf qui constitue une bonne introduction au livre. Curieusement, une version de ce document est également en téléchargement sur le site infos-paranormal (point net)... Si Article XI est bien signalé comme source, le nom de l'auteure est, avec une rare inélégance, omis.
(4) Dont le numéro 6, encore plus beau que les précédents - oui, c'est possible ! -, sortira très prochainement. Mettez votre marchand(e) de journaux sous surveillance, on va se l'arracher et il n'y en aura pas pour tout le monde...
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