dimanche 23 octobre 2011

Deux films dans le vent

En feuilletant, avec une attention plus soutenue que d'habitude, le numéro 3223 du magazine hebdomadaire Télérama, j'ai constaté que la rédaction avait inventé de surtitrer certains articulets d'un "C'est dans l'air" bien attirant. Je suppose qu'on veut par cette signalétique rapidement indiquer aux lectrices et lecteurs quels événements culturels seront possiblement abordés lors de la pause café...

Ainsi, dans le précité numéro, j'ai pu apprendre que le dernier essai de monsieur Pascal Bruckner, Le fanatisme de l'Apocalypse, était tout à fait "dans l'air".

J'ai humé alentour, et n'ai pas eu l'impression cela reniflait particulièrement le pascalbrucknerien.

(Ce dont je me suis réjoui, car ce parfum m'incommode.)

Dans les pages consacrées au cinéma, j'ai constaté que deux films étaient "dans l'air", Octobre à Paris, de Jacques Panijel, et Ici on noie les Algériens, de Yasmina Adi, tous deux centrés, mais de manière différente, sur le 17 octobre 1961.

Après tout, il n'y aurait aucune raison de se plaindre si ces deux films étaient vraiment dans le vent, à condition qu'il ne s'agisse pas du vent de l'oubli qui souffle si fort sur les commémorations...
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"C'est dans l'air", je l'ai dans Télérama.

Ces deux films ont été projetés à Nanterre, les 14 et 15 octobre, dans le cadre du colloque qui y a été organisé par la ville avec l’association Les Oranges, la Société d’Histoire de Nanterre, le MRAP de Nanterre, l’Université Paris-Ouest Nanterre la Défense et la Bibliothèque internationale de documentation contemporaine (BDIC).

J'ai ainsi pu voir le film de Yasmina Adi, et, comme je l'ai vu en premier, je n'ai pas vu qu'il "offr[ait] un contrepoint contemporain" à celui de Jacques Panijel, ainsi que l'affirme Mathilde Blottière dans son article pour Télérama. Logiquement et chronologiquement, je ne pouvais que le regarder pour ce qu'il est, un film documentaire très bien construit. S'il y a contrepoint, il est au cœur du film lui-même, dans le montage d'images d'archives, parfois inédites, et de témoignages enregistrés une cinquantaine d'années après les événements. Dès les premières images, celles du monologue d'une femme accoudée à la vitre d'un train qui longe la Seine, Yasmina Adi impose au spectateur le rythme de son documentaire, qui sera celui celui de la parole des anciens. Elle a su les retrouver, parfois sur les indications de leurs enfants à qui ils ou elles avaient si peu dit, les convaincre et surtout les écouter, camera et micro en main. Le montage respecte leurs mots, et leurs silences aussi... Ce sont des témoignages d'une très grande retenue, qui impressionnent par leur dignité sans esbroufe mais que l'on sent imprégnés du chagrin et de la colère de cinquante ans de vie fracassée.

La réalisatrice a recueilli avec une ferveur toute particulière les récits de femmes ayant vécu ces journées d'octobre, et elle rend ainsi justice à ces oubliées de l'histoire, celles qui ont manifesté, celles qui ont été raflées, celles que l'on a voulu interner à Sainte Anne - mais que l'équipe médicale a fait ressortir par une autre porte -, celles que l'on a parquées ailleurs - et qui ont refusé à grand bruit la nourriture de la police ou de l'armée -, celles qui ont indéfiniment attendu, celles à qui l'on riait au nez dans les commissariats et les postes... C'est loin, disent-elles, mais comment auraient-elles pu oublier ? Même les lazzis de l'époque, "De Gaulle au poteau, Soustelle à la poubelle", peuvent soudain revenir, avec le sourire qui va avec.

De ce beau film nécessaire, Jacques Mandelbaum, fait, dans le journal Le Monde, cette dédaigneuse critique :

Ici on noie les Algériens, réalisé en 2011 par Yasmina Adi, jeune femme d'une trentaine d'années, est un honorable démarquage de ce film matriciel (évocation de l'événement selon les mêmes procédés) ou, mieux, un complément qui en actualise douloureusement la portée (les témoins d'aujourd'hui, dont les veuves des victimes, attendent toujours la reconnaissance officielle du préjudice qui leur a été infligé).

(Le "film matriciel" est celui de Jacques Panijel, bien entendu... La comparaison des deux films est sans doute un poncif critique "dans l'air" du temps.)

Et, après avoir réussi à placer son "honorable démarquage de ce film matriciel", cum commento entre parenthèses, Jacques Mandelbaum poursuit, avec l'air pincé du correcteur remettant les copies :

D'un documentaire contemporain, il était toutefois légitime d'exiger une approche historique un peu plus fouillée.

Avant de placer une dernière touche de rhétorique :

Les spectateurs qui auraient la curiosité de voir les deux films ne manqueront pas, en tout cas, de relever ce détail, qui n'en est pas un : tous les personnages d'Octobre à Paris parlent français, tous ceux d'Ici on noie les Algériens parlent arabe. A croire que le demi-siècle d'intégration qui les sépare charrie bien des cadavres.


(Clin d’œil il y a, mais à qui adressé ?)

Sans vouloir faire mon bégueule, j'estime que d'un éminent journaliste du Monde, "il était toutefois légitime d'exiger" une approche critique "un peu plus fouillée"...

Outils d'analyse "un peu plus fouillée".

Le film de Jacques Panijel a été projeté le lendemain, au cours d'une table ronde - "Témoins et acteurs à Nanterre" - placée sous la houlette de Marie-Claude Blanc-Chaléard, professeure d'histoire contemporaine à l'université de Paris-Ouest Nanterre la Défense. Elle réunissait deux femmes, admirables de courage et de colère, qui avaient à l'époque participé, de près ou de loin, à la mise en œuvre d'Octobre à Paris : Monique Hervo et Nicole Rein. La première avait installé une permanence de Service civil international au cœur du bidonville de La Folie, à Nanterre, où elle y vivait. La seconde faisait partie du collectif d'avocats qui défendait les soutiens du FLN et dénonçait l'usage de la torture...

Leur présence renforçait l'ancrage historique et, sans ambiguïté, militant du film :

Au lendemain du 17 octobre un collectif rassemblé autour du Comité Audin, (ce jeune mathématicien torturé à mort par les parachutistes à Alger en 1957, puis disparu depuis lors), comprend la nécessité de témoigner de ces crimes commis par la police en plein Paris. L'un des animateurs de ce comité, l'historien Pierre Vidal Naquet accepte alors l'idée de Jacques Panijel de réaliser un film. Ce sera Octobre à Paris. Le film fut financé par les fonds du comité Audin, lui-même aidé secrètement par la Fédération de France du FLN, toujours dans la clandestinité. Les premiers coups de manivelles furent tournés à la fin du mois d'octobre 1961. Le tournage s'étalera jusqu'au mois de février 1962 et intégrera dans son montage la tragédie du métro Charonne où huit démocrates français furent assassinés par la police, toujours sous les ordres du préfet Papon. Octobre à Paris fut, bien entendu, interdit et Jacques Panijel inquiété de nouveau (il fut déjà inculpé en septembre 1960 pour avoir apposé sa signature sur le "Manifeste des 121" soutenant l'insoumission et le combat du peuple algérien pour son indépendance). La fin de la guerre d'Algérie n'arrêtera pas les poursuites de l'État contre le film et son auteur. Les cinémas qui cherchèrent à le projeter dans des séances privées ou semi publiques, virent systématiquement l'intervention de la police qui cherchait à confisquer les bobines. Ce n'est qu'en 1973, après la grève de faim du cinéaste et ancien résistant René Vautier que Octobre à Paris obtint enfin son visa d'exploitation.

Octobre à Paris est, dès l'abord, un objet cinématographique inclassable. Certaines séquences y sont reconstituées, comme une réunion d'organisation par une cellule du FLN ou le départ de manifestants du bidonville de Nanterre. Ailleurs, ce sont les techniques classiques du documentaire qui prennent le relais, avec l'utilisation des photographies qu'Elie Kagan avait prises le 17 octobre et les images recueillant les témoignages de victimes, hommes, femmes, enfants.

Il est impossible de regarder Octobre à Paris comme un simple documentaire, même "en retard sur l'événement" - pour reprendre l'expression du judicieux critique du Monde . Ni en retard ni en avance, ce film entendait prend part à l'événement, c'était d'abord un acte politique, posé avec exigence.

(Et c'est cette exigence qui a peut-être conduit à le tourner en français, car il n'est pas rare que, pour se faire entendre, l'opprimé use de la langue de l'oppresseur... Et cela n'a rien à voir avec la problématique post-coloniale de l'intégration...)

Ayant enfin obtenu un visa d'exploitation, le film de Jacques Panijel n'avait pourtant jamais fait sa sortie en salle, le réalisateur souhaitant y adjoindre un "préambule en forme de préface" qu'il n'a finalement pas pu tourner.

Octobre à Paris est, depuis le 19 octobre, distribué dans quelques salles par Les Films de l'Atalante, précédé de À propos d'octobre, court-métrage réalisé par Medhi Lallaoui :




Jacques Panijel terminait son film sur ces mots :

Qu'est-ce qu'il faut donc encore pour que tout le monde comprenne que tout le monde est un youpin, que tout le monde est un bicot ?

Tout le monde.

Cela me dispensera, si vous voulez bien, de considérations "un peu plus fouillées" pour vous inciter à aller le voir...


PS : On peut trouver, dans un billet du 5 octobre, deux extraits du film de Yasmina Adi et un renvoi vers le site qui lui est consacré.

Et j'y ajoute un lien vers de belles images, soigneusement légendées, du colloque de Nanterre.

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