Au lendemain du "geste désespéré" de Lise B. dans la cour du lycée professionnel Jean-Moulin de Béziers (Hérault), la presse a proclamé en chœur que "le pronostic vital de l’enseignante n’était plus engagé", selon les dires du procureur de la République de Béziers, monsieur Patrick Mathé, dont les compétences universelles s'étendent jusqu'à pouvoir délivrer des verdicts médicaux sur l'état des grands brulés. Ailleurs, des titres élégants annonçaient, si je me souviens bien, que la prof allait s'en sortir et le lycée rouvrir...
Lise Bonnafous est décédée vendredi dernier, "des suites de ses brûlures".
Un dernier hommage lui a été rendu lundi, dans son village de Causses-et-Veyran.
Au pied d'un article - je n'ai pas noté sur quel support -, il s'est trouvé quelqu'un pour s'indigner du fait qu'une enseignante tente de se suicider par le feu, devant les élèves et à l'heure de la récréation...
Ce sont, anéfé, des choses qui ne se font pas.
Et j'attends avec impatience que cette personne avisée s'attelle à son clavier pour nous donner prochainement un "Traité de savoir-vivre à l'usage des suicidé(e)s". Cela manque terriblement dans les bibliothèques. L'éditeur pourrait même envisager de tirer à part l'indispensable section intitulée "Des convenances à respecter pour se suicider sur son lieu de travail". De nombreuses entreprises pourraient verser cet opuscule dans leur fonds documentaire.
A un moment de ma vie, j'ai cultivé cette fleur vénéneuse qu'est la tentation du suicide.
Elle s'était épanouie dans l'impasse où je me trouvais. Et cette impasse était enserrée entre les murs d'un grand bâtiment mal fichu, l’Éducation Nationale.
Je peux donc témoigner : quand on n'a plus qu'une seule envie, qui est d'en finir, on manque terriblement, et c'est bien regrettable, de savoir-vivre. Dans cet effondrement du vouloir-vivre, on chercherait plutôt quelques conseils afin de savoir mourir (vite et bien)...
La tentation qui me hantait n'est pas parvenue au stade de la tentative.
Au moment où j'aurais pu basculer, c'était juste avant le début des cours, en salle des professeurs, quand j'étais prêt à tourner le dos à "tout ça" et à repartir, la main d'une collègue, et néanmoins amie, s'est posée sur mon épaule pour m'inviter à traverser la cour avec elle et monter en classe. "Guy, on y va ?", et j'ai suivi. Il a suffi de ce geste impondérable d'amitié pour me détourner de tout ce que j'avais scénarisé, pendant une dizaine de jours, durant les heures de veille hallucinée où le sommeil m'était devenu impossible.
Inutile de me dire que le développement de ces idées suicidaires n'était que le symptôme de la dépression dont j'étais victime, et que, en matière de suicide, j'aurais sûrement tout fait pour me rater...
On me l'a déjà dit.
Mais qui sait vraiment ?
Pas moi, en tout cas.
(Le γνῶθι σαυτόν de la Reichert-Haus, à Ludwigshafen.)
En voyant avec quelle rapidité "l'enseignante de 44 ans, professeur de mathématiques, qui s'était immolée par le feu lycée Jean-Moulin de Béziers" a été présentée comme "dépressive", ou encore "très fragile psychologiquement", je me suis souvenu des emplois dévoyés du qualificatif peu élogieux de "dépressif" par la hiérarchie de mon ancienne administration.
Il m'est revenu avoir été, en deux occasions assez marquantes, et significatives, "traité" de "dépressif" ou de "déprimé"...
La première fois, ce fut par un inspecteur pédagogique régional, au début de ce qu'il convient d'appeler ma "carrière". J'avais eu, lors d'un entretien, la naïveté d'exprimer des doutes argumentés sur certaines injonctions pédagogiques à l'inefficacité flagrante, et au lieu de dire qu'elles nous emmerdaient, moi et beaucoup d'autres, j'avais cru plus élégant de signaler une certaine lassitude de notre part. J'eus droit à un couplet de belle facture stigmatisant "les enseignants fatigués et déprimés".
La seconde fois, bien plus tard, ce fut par un proviseur de lycée, après lui avoir exprimé, assez vivement et très franchement, mon désaccord sur les méthodes cavalières et autoritaires dont il usait à l'égard des enseignants. Surpris de ma réaction plutôt inhabituelle, il avait tenu à me rencontrer à nouveau, pour m'assurer de sa profonde estime et me proposer un rôle accru dans l'équipe enseignante, justifiant cette offre par le fait qu'il m'avait trouvé un peu "dépressif"...
Dans les deux cas, je puis vous assurer que j'étais bien loin de l'être. Et mes deux interlocuteurs le savaient bien.
Lorsque je l'ai réellement été, personne ne l'a vu.
A tous ceux qui, dans les divers couloirs du labyrinthe administratif du grand bâtiment mal fichu, m'ont reçu comme si j'étais porteur d'une maladie honteuse - alors qu'elle n'est qu'absolument invalidante -, un grand salut inamical !
Si je suis sorti de l'impasse sur mes deux jambes et non pas les pieds devant, ce n'est pas à eux que je le dois.
10 commentaires:
C'est un beau témoignage Guy. Très touchant.
Je me souviens que pendant mes années lycée, un professeur de dessin avait été découvert pendu par ses élèves au milieu de sa salle de cours. Je me souviens aussi, mais avec le recul de l'âge, que les paroles prononcées avaient été similaires à celles dont on nous bassine: dépressif, fragile psychologiquement etc.
L'alarme est maintenant largement tirée sur l'éducation nationale, et les réactions de minimisation de l'évènement montre clairement la réponse que le gouvernement veut y apporter.
Très beau témoignage qui laisse sans voix ...d'une part mais aussi de crier plus jamais ça et de défendre sans relâche les services publics radicalement attaqués qui n’a de cesse de broyer les avancées sociales si durement arrachées dans les siècles passés
"Il m'est revenu avoir été, en deux occasions assez marquantes, et significatives, "traité" de "dépressif" ou de "déprimé"..."
C'est une technique de "communication" qu'on leur enseigne.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Manipulation_mentale
Bonjour Guy. Un grand merci pour ce message fort bien écrit et réconfortant. Si si, réconfortant. Moi-même enseignante fatiguée et révoltée (après quatre ans de carrière seulement), je lis votre message avec émotion, soulagement, et, j'avoue: admiration. Alors comme ça, vous avez passé le pas de la démission? Et que faites-vous maintenant? J'espère ne pas être indiscrète dans ma curiosité, mais comprenez que votre geste demande un certain courage. Il m'en faut encore un peu pour tourner le dos à l’éducation nationale.
@ Olivier,
Il n'est pas certain qu'on veuille entendre les alarmes. Voir, par exemple, la piteuse "défense" de Luc Chatel à propos du "burn-out" :
http://www.liberation.fr/societe/01012366794-chatel-critique-l-enquete-sur-l-epuisement-des-professeurs
@ Anonyme 1,
La défense d'un service public digne de ce nom est un minimum, sûrement.
@ Anonyme 2,
L'usage de ces techniques par des néophytes est parfois très amusante aussi. Mais il faut pouvoir rire jaune.
@ Anonyme 3,
Ne vous méprenez pas : j'étais déjà trop vieux pour démissionner et trouver autre chose - alors je ne mérite aucune admiration. Mes demandes de poste adapté dans un domaine où j'aurais pu être utile ont toutes été rejetées, officiellement par manque de postes, officieusement (mais de source sûre) à cause de mon âge...
Je suis actuellement en retraite, pour invalidité.
(Et je pense que la dépression, même en incubation sous la forme du fameux "burn-out", est une des maladies les plus invalidantes pour un enseignant. L'administration n'est pas prête à le reconnaître, je crois.)
Il me sidère ce silence après qu'elle se soit immolée. Plus personne ne réagit…
:-/
Peut-être faut-il un peu de silence... Pour Lise B., ses proches, ses élèves.
Mais il faudrait aussi qu'ils se taisent, au ministère, au rectorat, dans tous les lieux où l'on préfère jouer le grand air de la dénégation.
Merci, un très grand merci à vous pour ces mots
merci bcp pour ce témoignage. professeur de math, me voila à l'éducation nationale depuis une bonne dizaine d'année.L'amour du métier n'existe plus, je n'ai rien contre les élèves, l'administration a assassiné la graine la hargne que j'ai pu avoir en début de carrière.
je survis dans ce milieu en me disant : tu vas au boulot, comme une caissière va au sien , fais passer les articles, à midi pétante tu pourras t'enfuir...
@ Victoria,
Ne me remerciez pas, ils fallait bien qu'ils sortent un jour ou l'autre... Mais pardonnez-moi d'avoir fait si sérieux, pour une fois.
@ Anonyme,
Ma collègue, et néanmoins amie, m'avait dit quelques temps avant : "fais attention à ne pas descendre trop bas..."
Mais il est bien difficile de savoir ce qui est assez sans dépasser le supportable et pouvoir dire : "Sauve qui peut, ma vie d'abord !"
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