mercredi 9 novembre 2011

Comique de saturation

Puisque l'esprit critique, en sa fine fleur parisienne, entend revendiquer le droit à la caricature étendu en "droit au blasphème", il est sans doute permis, sans risquer l'anathème, d'émettre une opinion pouvant être jugée irrévérencieuse à l'égard de l'actuel vénéré symbole de la liberté de la presse.

(Sinon, je prends un joker.)

Par goût, j'ai abandonné la lecture de Charlie Hebdo depuis belle lurette, un peu triste tout de même de ne plus trouver la moindre raison d'y revenir. Et les couvertures mises en évidence dans les kiosques ne m'ont pas fait changer d'avis. Le parti pris du trait épais, cultivé par la plupart des dessinateurs, me tient à distance : je suis un sourd qui se détourne quand ça parle trop fort.

Si je me souviens bien, cette lourdeur se retrouvait dans la mise en page intérieure. D'après ce que j'ai pu en voir, à l'occasion, chez des fidèles qui ont continué à pratiquer le Charlie hebdomadaire, elle est toujours aussi pesante.

A l'époque où j'ai perdu la foi, le contenu s'épaississait lui aussi, les contributeurs tenant, me semblait-il, à donner l’impression de penser tout haut, et selon l'ordre des raisons, ce que la beaufitude nationale chuchotait entre soi. Philippe Val était un talentueux spécialiste de cet exercice, et sa fatuité inculte y faisait merveille. Il paraît qu'il a marqué durablement le titre de son empreinte.

Quant à l'humour, il me semblait de plus en plus introuvable.

(Cette opinion équivaut, je le sais, à un blasphème contre l'Esprit, faute irrémissible...)

Dessin humoristique représentant un blasphémateur.
(Nicolò dell'Abbate, XVIe siècle.)

J'aurais bien aimé, histoire de me sentir comme tout le monde, trouver drôle la couverture du renommé "Charia Hebdo".

Mais je n'y ai vu que l'esquisse d'un personnage, crayonnée avec une maladresse volontaire, ayant un faux air de grand vizir Iznogoud. Le faciès oriental est bien marqué et se trouve renforcé par les accessoires vestimentaires. Le personnage a le doigt levé et fixe le lecteur de ses yeux ronds. Cela souligne l'importance, ou la drôlerie, des paroles prononcées :

"100 coups de fouet, si vous n'êtes pas morts de rire !"

La première fois, j'ai un peu paniqué en constatant l'atonie de mes zygomatiques. Et cela ne s'est pas arrangé quand un regard plus global m'a permis de repérer l'assez discret macaron "Mahomet Rédacteur en chef" prolongeant le bandeau "Charia Hebdo"...

Un coup d’œil sur la couverture du tout dernier numéro m'a un peu rassuré : si mon sens de l'humour est asthénique, ma mémoire tient le coup.

J'y ai reconnu ceci.
C'était en octobre 1968.
(*)

Mais mon inquiétude sur le bon fonctionnement de ma "pulsion démocratique" hilarogène est revenue quand je me suis penché sur le "contenu rédactionnel".

C'était comme si je me retrouvais à un repas de famille avec mon beau-frère...

Mon beau-frère souffre depuis des années d'islamophobie légère à tendance évolutive, et, lors des fêtes familiales, il a remplacé les fines allusions graveleuses et grivoises, qui lui étaient coutumières, par de non moins fines allusions aux pratiques de la religion musulmane. Le déroulé d'un repas lui fournit de nombreuses occasions d'évoquer la notion de "hallal", laquelle évocation provoque chez lui un gloussement proche du rire. Cela peut se produire vingt ou trente fois selon la célérité du service des plats. Comme il est profondément féministe, ce que ma sœur confirmera quand elle aura le droit de parler, il lui arrive de se gausser très subtilement des contraintes consécutives au port du foulard islamique. Il est bien possible que la "charia" lui fournisse maintenant des sujets de railleries parfaitement désopilantes.

(Je ne peux l'affirmer, car les réunions de famille se font rares. Et, grâce à Dieu qui a inventé de temps qui passe, on ne se voit plus que pour les enterrements, et là, on rigole un peu moins.)

Ce procédé, qui cherche à provoquer le rire ou le sourire par accumulation d'allusions/gloussements, je le retrouve à l’œuvre dans les pages intérieures de ce numéro de Charlie Hebdo qui, comme mon beau-frère, doit bien finir, anéfé, par obtenir quelques rires suivis de quelques exclamations flatteuses :

Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde,
Quelle mâle gaîté, si triste et si profonde

Que, lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer!
(**)

(Ce qui se traduit, dans ma famille, par : "on rigole, on rigole, mais c'est bien ce qui nous pend au nez, hein !")

Ce n'est peut-être plus de l'humour, mais une sorte de comique par saturation du discours, à tout propos et surtout hors de propos, de signifiants qui insistent sur la présence de l'Islam.

Par exemple, là, vous dites "minaret", "muezzin"...
(Projet de mosquée à Saint-Martin-le-Vinoux.)

Le procédé de mon petit beau-frère, creusant obstinément le filon hilarant qu'il croit avoir découvert, n'est pas éloigné, au fond, de celui qui est utilisé par les opposants à la construction de mosquées.

Ainsi à Canteleu, dans la banlieue de Rouen, où est prévue l'édification d'une nouvelle mosquée, de vaillants identitaires normands, en février dernier, ont tenu à "se mobiliser contre cette islamisation rampante et l’impérialisme que représente l’Islam conquérant" et ont lancé une campagne de sensibilisation de la population de cette malheureuse commune.

Les jeunes identitaires ont donc apposé des panneaux de rues, places, avenues dans Canteleu, alertant ainsi de la réalité de l’Islam (50 panneaux). De plus, des tracts (1000 tracts) dans les boites aux lettres furent déposés quelques jours avant le collage des affiches afin d’avertir et sensibiliser les habitants de Canteleu.

Canteleu est donc devenue "ville islamique", avec une "rue de la Polygamie", une "rue de la Lapidation", une "rue du Djihad", une "place Allah Akbar" et une "place de la Mosquée".

(Des photos sont en ligne, mais je ne vous indiquerai pas le chemin.)

Plus récemment, c'est la ville de Saint-Martin-le-Vinoux, en Isère, qui a fait l'objet du même traitement. Vendredi matin, la ville était devenue "Saint-Martin-la-Mosquée", et possédait une "rue de la Charia", une "rue des Infidèles" et une "avenue Allah Akbar". Des militants d'extrême droite possédant un solide sens de l'humour ont procédé à cette modification de l'affichage urbain en présence monsieur Fabrice Robert, président du Bloc Identitaire.

(Ils se sont filmés durant cette courageuse opération, sans trop vérifier les réglages. Le piteux résultat orangé est en ligne...)

Et "100 coups de fouet, si vous n'êtes pas morts de rire !"


(*) Oups ! Je viens de me rendre compte que Grégoire Leménager, le bibliobsédé des entourloupes littéraires, avait eu le même déclic mnémonique...

Comme quoi le monde est assez grand pour que les petits esprits puissent se rencontrer.

(**) Emprunté à Alfred de Musset, qui parlait là de Molière...

(Je ne suis pas à un blasphème près.)

Aucun commentaire: