Encore heureux que Le Dernier Livre de Sergi Pàmies, de Sergi Pàmies, n'ait pas été le dernier livre de Sergi Pàmies.
Cela m'aurait attristé.
Ce très beau titre, paru en français en 2007, m'a permis de tester pas mal de libraires honorables.
- Bonjour, je me demandais, comme ça, sans vouloir ni vous déranger ni vous commander, si, des fois, mais une seule me suffirait, vous n'auriez pas dans vos rayons, ou sur vos tables - qui sait ? -, Le Dernier Livre de Sergi Pàmies, de Sergi Pàmies ? S'il vous plaît et si ça n'est pas trop vous demander...
La réponse la plus fréquente était :
- De qui ?
Mais je suis assez content d'avoir obtenu, à ma dernière tentative, la réponse attendue :
- Et vous avez pas le titre ?
Je l'avais déjà acheté, évidemment, comme les précédents et les suivants, dans une librairie - la librairie Polis, à Rouen - où l'on sait que Barcelone est une des capitales littéraires qui comptent dans le monde et que cette capitale est bilingue puisqu'on y parle, écrit et publie aussi bien en langue castillane qu'en langue catalane.
Cette langue catalane, que certains ont appelée "langue limousine" pendant quelques siècles, Sergi Pàmies l'a apprise et choisie vers l'âge de dix ans, lorsque ses parents, réfugiés politiques espagnols, ont quitté la France pour "rentrer", "sans attendre la mort du dictateur". C'est sa langue d'écriture, et il est maintenant l'un des rares représentants de la littérature catalane (*) régulièrement traduits de notre côté de Pyrénées.
(On le doit aux Éditions Jacqueline Chambon qui publient fidèlement ses livres, dans les traductions d'Edmond Raillard.)
Sergi Pàmies a déclaré qu'avec ce titre, Le Dernier Livre de Sergi Pàmies, il avait voulu jouer avec l'idée assez rebattue, en tous langages, de la mort de la littérature, et avec l'idée plus particulière du dépérissement de la langue catalane.
Il y a de cela dans la dernière nouvelle de ce recueil, intitulée Couverture, qui s'ouvre sur une épigraphe tirée de Màrius Sampere :
Qu'il est bon d'écrire dans une langue dont on dit qu'elle se meurt.
Le narrateur est un écrivain qui essaie, depuis deux ans, de terminer un roman. Il est, muni de ses résultats d'analyses et d'IRM, assis dans la salle d'attente d'un spécialiste qui tarde à le recevoir. Et c'est là, en lisant le journal dans ce décor affligeant, qu'il apprend que "le roman est mort".
C'est ce que déclare, dans les pages culturelles, la romancière que j'admire le plus. Elle dit: "Le roman est mort" et je n'en reviens pas. Le fait qu'avec une impassibilité de médecin légiste, un écrivain reconnu certifie la mort du roman me bouleverse à tel point que je pense tout laisser tomber, en particulier le roman que, depuis deux ans, j'essaie de terminer. Pour digérer cette information, je me rappelle que je regarde autour de moi et que je me demande ce que je fais là.
En sortant de chez le médecin taiseux qui, "pour conclure [une] interminable chorégraphie du suspense", a fini par dire que "tout est parfaitement normal", le narrateur téléphone à la baby-sitter, s'inquiétant de "la petite".
Qui "dort comme on dit que dorment les enfants".
Et après avoir raccroché, je me rends compte que j'ai besoin de ce lest de responsabilité, de cette ancre d'inquiétude pour ne pas me laisser aller, pour ne pas me mettre à voler, comme si je ne voulais pas admettre que - malgré les nuages qui s'approchent, entre deux gratte-ciels - cela vaut la peine de rire, de chanter sous la douche, de tenir la porte à une femme qui rentre du supermarché encombrée de sacs, de nous sentir les doigts avant de et après avoir, de bavarder avec les chauffeurs de taxi, d'entrer dans un magasin et d'acheter des vêtements que nous ne pouvons pas payer, et d'écrire, même un roman qui est en train de mourir, même dans une langue moribonde.
Et c'est ainsi que Sergi Pàmies traite des grands problèmes de la critique littéraire...
Tant qu'il y aura des Sergi Pàmies pour raconter des histoires dans cette "langue moribonde", on peut espérer qu'elle ne disparaîtra pas.
Alors réjouissons-nous d'avoir pu lire, en 2008, Si tu manges un citron sans faire de grimaces, et, en 2011, le tout dernier : La bicyclette statique.
Tous deux publiés chez Jacqueline Chambon, et tous deux traduits par Edmond Raillard, sont des recueils de nouvelles où notre auteur développe son talent incomparable de conteur déconcertant. Il y continue d'explorer avec beaucoup de malice, et une virtuosité très maîtrisée, les voies de la narration dont il connaît les sentiers battus et rebattus, et les impasses. Il s'en écarte en détournant les codes conventionnels de l'histoire courte qui deviennent, dans certaines nouvelles, comme des personnages de la fiction. Peut-être pourrait-on dire que le grand art de Pàmies est un art de la pirouette, à condition de n'y rien entendre de péjoratif.
A condition, donc, de concevoir cet art de savoir retomber sur ses pieds comme un art subtil et nécessaire de l'équilibre.
Dans le tout dernier livre paru de Sergi Pàmies, cette "bicyclette statique" à pédaler dans la semoule, on trouve plusieurs textes plus ouvertement autobiographiques que dans les précédents.
L'enfant d'émigrés espagnols évoque ce qui se construit dans "un terrain vague de banlieue", "QG d'une bande d'enfants qui trouvent dans le quartier les racines que leurs parents ont oubliées dans leur pays (l'Algérie, le Maroc, l'Espagne, la Pologne, le Sénégal)". L'adulte qu'il est devenu examine ce que signifie "fermer l'appartement de ses parents", plongée "dans un espace à la fois étrange et familier" où l'on retrouve "le disque Les chansons favorites de Lénine"...
Et l'on y trouve ce récit de la vie d'avant sa vie :
Mes parents m'ont engendré une nuit de printemps, après être allés voir Le notti di Cabiria, de Federico Fellini. Situons l'action : Paris, 1959. Pour pouvoir passer quelques heures ensemble, ils ont laissé mon frère avec ma tante. Moi, je n'existe pas, même comme projet : mes parents sont exilés politiques, ils ont plus de quarante ans, ils croient que la lutte des classes est le moteur de l'Histoire, ils vivent dans un état de précarité permanent, ils n'ont pas prévu d'agrandir la famille et ils n'ont pas de logement susceptible d'abriter leurs ébats amoureux (ils habitent chez des camarades). Pour une nuit, un couple ami leur prête une chambre décente. La trêve leur donne le temps d'aller au cinéma et de retourner dans la chambre en commentant le film qu'ils viennent de voir.
A la fin de ce texte - Quatre nuits -, l'auteur évoque sa visite, vrai faux reportage pour un magazine, aux studios de Cinecittà :
Nous sommes restés quelques minutes et je me suis rappelé que, de façon indirecte, Fellini était un peu mon père, que ces studios étaient sa maison et par conséquent aussi la mienne. Gagné par le caractère monumental et décadent de ce qui m'entourait, je levai mon verre de bière, bus à la santé, non pas du directeur suppléant, mais de Cinecittà, de mes parents (à ce moment-là, je ne savais pas qu'aussi bien Fellini que mon père finiraient dans un fauteuil roulant, recevant dans une chambre d'hôpital des amis, des camarades et des parents qu'ils ne reconnaissaient pas, essayant de traduire avec des mots de plus en plus incohérents les dernières pensées d'une vie bien remplie). Et pour finir, à la santé de Cabiria, traînant dans les rues d'une Rome en noir et blanc, luttant pour qu'aucun escroc ne lui vole ses économies et ses rêves.
Auparavant il s'était attardé sur la scène finale, et sur le sourire tout chiffonné de Giulietta Masina.
(*) On a parfois envie de beugler comme une vache espagnole qui vient de se casser la patte en constatant qu'une grande artiste de l'écriture comme Mercè Rodoreda reste si peu connue, et si peu lue, parmi nous. Mirall trencat, roman qui date de 1974, vient tout juste d'être édité en français - Miroir brisé aux Editions Autrement, dans une traduction du poète Bernard Lesfargues, 2011.
4 commentaires:
La grande dignité de la poule, en couverture du livre, fait qu'on s'imagine lire «[...] les voies de la narration dont il connaît les [œufs] entiers battus et rebattus [...]»
Et puis quelqu'un qui fait trempette avec ses lunettes, quel bonheur !
C'est ce que l'on appelle une belle coquille.
(Je m'en vais la corriger à petits pas, comme si je marchais sur ...)
Quant aux lunettes, comme lui, je les garde toujours, sinon j'ai l'impression d'être tout nu.
C'est presque dommage... Si toutes les haplographies étaient aussi poétiques que cette jolie coquillette...
Tiens, ton commentaire était tombé dans les spams.
C'est sûrement "haplographie" qui a fait peur à Blogger. Il n'est pas habitué.
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