Lors de son "examen" devant la générale Elisavéta Prokofievna et ses filles, le prince Mychkine, le sublime "idiot" de Dostoïevski, développe quelques idées peu orthodoxes sur les enfants, que bien des gens raisonnables taxeront d'angélisme pour ne plus avoir à y penser:
On peut tout dire à un enfant, tout; j'ai toujours été surpris de voir combien de grandes personnes, à commencer par les pères et mères, connaissaient mal les enfants. On ne doit rien cacher aux enfants sous le prétexte qu’ils sont petits et qu'il est trop tôt pour leur apprendre quelque chose. Quelle triste et malencontreuse idée ! Les enfants eux-mêmes s’aperçoivent que leurs parents les les croient trop petits et incapables de comprendre, alors qu'en réalité ils comprennent tout. Les grandes personnes ne savent pas qu'un enfant peut donner un conseil de la plus haute importance, même dans une affaire extrêmement compliquée. (*)
Les gens raisonnables, qui ne s'affirment "idiots" que pour se sentir "utiles", ne sauraient souscrire à une telle conception. Pour eux, il est plus réaliste de considérer l'enfant, gracieux, fragile, gracile et imbécile, comme une pâte molle qu'il s'agit, par un dressage méthodique approprié, de modeler en forme d'être humain.
Pour avoir eu l'idée d'organiser, chaque saison, ses "petites conférences" au Nouveau théâtre de Montreuil, Gilberte Tsaï ne doit pas être une adepte d'une pédagogie graduée et méthodique. Ces interventions, destinées aux enfants de dix ans et plus, abordent quantité de thèmes, avec "une règle du jeu, qui est que les orateurs s'adressent effectivement aux enfants, et qu'ils le fassent hors des sentiers battus, dans un mouvement d'amitié traversant les générations".
Le fait d'évoquer ce "mouvement d'amitié traversant les générations" me plaît assez. De même que me plaît le titre général, emprunté à Walter Benjamin, Lumières pour enfants, donné à ces cycles de "petites conférences".
Le 22 mai 2010, c'est Alain Badiou qui était présent à Montreuil pour faire une causerie sur Le fini et l'infini. Le texte de sa conférence a été édité aux éditions Bayard, dans une collection qui a pour but de "transformer ces aventures orales en petits livres". L'exposé de Badiou occupe une vingtaine de pages, et le volume est complété par une retranscription des échanges de questions et réponses. On peut y constater que le philosophe n'a ni largué ni assommé son jeune auditoire qui en demande encore...
Bien sûr les protecteurs de l'enfance, qui sont aussi les tenanciers de l'ordre moral, pourront juger avec sévérité ces parents qui emmènent leurs chères et présumées vides petites têtes blondes écouter les divagations de ce vilain monsieur Badiou. Les temps viendront peut-être où l'on interdira aux mineurs la fréquentation de l'intelligence, mais ces temps ne sont pas encore advenus.
En attendant, ils peuvent tout de même s'occuper de protéger l'enfance malgré elle...
Un cas exemplaire s'est présenté récemment. Il est résumé par un article d'Anne-Caroline Jambaud, dans LibéLyon.
On y apprend que la compagnie Les Voisins du dessous, dirigée par Pascale Henry, n'a pu faire jouer une enfant de dix ans dans la mise en scène de Far Away, de l'auteure britannique Caryl Churchill. Un arrêté préfectoral l'a interdit, suivant en cela l'avis d'une commission,"médecin, juge pour enfant et représentant de la préfecture", qui avait conclu que
« la violence des dialogues », « la morbidité de la scène », « la perversité sous-jacente » de la pièce seraient de nature à « porter atteinte à la santé et à l’équilibre psychologique de l’enfant ».
N'ergotons pas sur les qualités des membres de la commission, qui en font assurément de subtils spécialistes de "l’équilibre psychologique de l’enfant", mais, si nous avons la nostalgie des siècles passés et dépassés, savourons le délicat vocabulaire employé par ces "autorités"...
L'article de LibéLyon relate les démarches de Pascale Henry auprès de la commission, et cite amplement ses propos. En la lisant, on retire la certitude qu'avec elle, la petite fille de dix ans aurait beaucoup appris, sur le théâtre, et peut-être sur la vie, et cela sans mettre en danger son "équilibre psychologique".
Pour compléter, on peut lire également la présentation de la pièce par Pascale Henry, et consulter le dossier de presse.
Comme tous les enfants qui se réveillent la nuit, elle traîne pour retourner se coucher
malgré les paroles réconfortantes de sa tante chez qui elle est invitée. C’est qu’elle a entendu un bruit.
Ça commence comme ça.
Dans l’ordinaire.
Il y a un bruit.
Un bruit bizarre.
Un bruit normal ou pas ? Inquiétant ou pas ?
Il faut aller voir.
Et quand on commence à regarder, on peut avoir vu ce qu’on a vu,
peut-être même l’inadmissible, est-ce bien sûr que ça l’est ?
L'interdiction a été levée six jours avant la première. Comme une dernière gifle à la compagnie...
Et pourtant, ce ne sont pas les têtes à claques qui manquent:
Désirs à mères from Laura Surroca Vilarnau on Vimeo.
On peut retrouver Laura Surroca Vilarnau sur 1/25 Ouverture Éphémère et sur sa galerie Flikr.(*) Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski, L'Idiot, dans la traduction d'Albert Mousset, 1953, Éditions Gallimard, reprise au Livre de Poche dans les années soixante.
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