jeudi 11 novembre 2010

Dépaysement des décrocheurs

La création des établissements de réinsertion scolaire (ERS) est une riche idée, lancée par notre très créatif président au mois de mai dernier.

Les aléas de l'actualité récente n'ont pas permis de tirer tout le profit médiatique qu'on l'on pouvait espérer de la mise en place de cette initiative lors de la rentrée scolaire.

Monsieur Luc Chatel, ministre de l'Éducation nationale et porte-parole du gouvernement, avait pourtant tenu à se déplacer, le 13 septembre dernier, à Saint-Dalmas de Tende (Alpes Maritimes), pour y inaugurer le premier internat de ce type, installé dans l'ancien hôtel Alp'Azur, réhabilité par le Conseil Général. Il avait même tenu à rencontrer personnellement les 13 heureux bénéficiaires de ce nouveau "maillon dans la chaîne de la réponse éducative". Il en reste de très jolies photographies de presse. Monsieur Chatel y apparaît moyennement à l'aise dans un costard aussi fripé que s'il avait dormi avec. Il porte sa main droite à la poche de sa veste, tel un provincial qui se méfie de la présence signalée de pickpockets dans le métro...

Photo de Bruno Bebert/Sipa, reprise de 20minutes.fr.

A Craon (Mayenne), où il n'existe pas d'ancienne maison de repos rachetée par le conseil général, les habiles gestionnaires de l'éducation nationale ont inventé d'ouvrir un ERS en utilisant un étage des bâtiments du collège Volney. Il y avait là des salles à récupérer, restes d'un ancien internat, comme en comportaient certains CEG de zones rurales à la fin des années 1960 - le collège de Craon a été construit en 1968. Les autorités académiques assuraient que, par suite d'un astucieux décalage des emplois du temps, les décrocheurs ainsi dépaysés n'auraient aucun contact avec la population scolaire autochtone.

Le lendemain de l'inauguration de la nouvelle structure, les élèves estampillés perturbateurs auraient trainé les pieds après le petit déjeuner et refusé de remonter tout de suite dans leurs cantonnements du troisième étage. C'était l'heure des "autres", ceux qu'ils ne devaient surtout pas croiser...

Et voilà que cinq d'entre eux "ont eu des comportements manifestement incompatibles avec le statut d'élève", pour reprendre les termes de monsieur Patrice Lorandel, s'exprimant au nom de l'Inspection d'Académie - je le précise pour ceux qui n'ont pas l'habitude de cette délicate phraséologie. Ils ont été renvoyés sur le champ, et sans autre forme de procès, dans leurs familles.

Sans donner trop de détails sur l'incident lui-même, la presse s'est fait l'écho de ses divers prolongements. Le lecteur se trouve ainsi face à quelques titres d'une objectivité patente et épatante: Internat de réinsertion de Craon : cinq jeunes du 93 exclus pour violences (Le Parisien), Des violences dans un établissement de réinsertion scolaire (Le Point), Craon : Un établissement de réinsertion scolaire déjà à cran (Paris-Match)... , sans trop insister sur Les élèves d'un ERS terrorise (sic) le collège de Craon dès leur arrivée (Le Post, désormais retiré) ou encore sur Un collège de Mayenne ne veut plus de racailles du 93 (N*v*pr*ss).

On y apprend surtout, outre l'exclusion à grande vitesse des fauteurs de troubles désignés, que les professeurs du collège Volney avaient déjà protesté contre l'ouverture de cet ERS sans moyens supplémentaires et qu'ils ont unanimement décidé, mardi, d’exercer leur doit de retrait pour une durée illimitée, "estimant que la sécurité n’est plus garantie pour leurs élèves".

Hier, pour compléter le tableau de la situation, Ouest-France forçait un peu le trait en titrant un article Les parents d’élèves de Craon, dans le Sud-Mayenne, retirent leurs enfants du collège Volney...

Certes, la Mayenne est dotée, grâce à Dieu, et surtout grâce à ses adeptes, d'une offre scolaire bien diversifiée, mais le collège privé de Craon risque d'être un peu à l'étroit pour accueillir 18 classes supplémentaires.

A moins qu'on ne lui alloue un étage de l'établissement public...

Bientôt vide ?

Céline Rastello, de la rédaction du Post, où l'on trouve tout sur n'importe quoi et n'importe quoi sur tout, a tenté d'en savoir un peu plus sur l'enchaînement des événements, et elle a ainsi découvert que le cinq-trois, de même que le neuf-trois, était relié au reste du monde par le réseau téléphonique.

Elle a ainsi pu joindre le procureur de Laval qui lui a confirmé avoir été saisi mardi soir pour des dégradations et des atteintes aux personnes, en précisant n'avoir "pas entendu parler de blessés", et lui a résumé l'affaire sur laquelle "une enquête est en cours pour vérifier les constatations matérielles et authentifier d'éventuels auteurs d'exactions", par cette admirable formule:

"Le contact avec l'environnement éducatif de ces jeunes gens s'est semble-t-il mal passé."

A Craon, la porte-parole du maire parle résolument d'une "rixe", mais convient que "c'est toujours un peu compliqué de savoir comment ça commence". Cependant, elle ne se laisse pas aller et retrouve rapidement la langue institutionnelle:

"Ces événements ne doivent malgré tout pas remettre en question l'objectif de l'insertion des jeunes en rupture assimilés à ce dispositif" poursuit la porte-parole du maire, nous expliquant également que "la réponse du dispositif en cas de comportement non-adapté est l'exclusion."

On entend bien que c'est le "dispositif" lui-même qui répond par la voix de la porte-parole du maire de Craon...

Monsieur Daniel Auverlot, inspecteur d'académie de Seine-Saint-Denis, a lui aussi accepté d'éclairer Céline Rastello en répondant à ses questions.

Sur l'origine de l'incident: "Des coups de pieds et de poings ont été donnés par des jeunes de Seine-Saint-Denis - qui viennent de différents établissements du département - suite à quelque chose qu'on ne maîtrise pas encore."

Qui a décidé d'exclure les 5 jeunes en réinsertion ? "Le chef d'établissement et moi-même. Je m'y étais engagé : si un jeune avait un comportement inadapté, il serait retiré de la structure. On l'a donc fait. (...)"

Et notre humaniste de préciser:

"Ces jeunes sont donc rentrés chez eux hier et nous les rencontrerons, avec leurs familles, la semaine prochaine. Une chose est sûre : nous n'allons pas les laisser tomber."

Ainsi, chaleureusement accueillis le lundi par la "structure", éjectés le mardi par la "réponse du dispositif", ces "jeunes de Seine-Saint-Denis" seront reçus, "avec leurs familles, la semaine prochaine"...

Je pense qu'on ne les entendra pas plus dans les bureaux de l'inspection d'académie qu'on ne les a entendus jusqu'à présent.

Pourtant, il serait peut-être temps de se poser la question de savoir ce qu'ils ont ressenti, et pensé, ce mardi matin, dans la cour du collège de Craon...



PS: Quant à la dernière affirmation de monsieur Auverlot, ("nous n'allons pas les laisser tomber"), après avoir passé pas mal d'années dans cette immense gare de triage qu'est l'éducation nationale, au milieu de ce réseau de voies de garage et de voies sans issue, elle me semble, tout simplement, indécente. Car "laisser tomber", c'est peut-être ce que l'on sait faire de mieux...

4 commentaires:

Marianne a dit…

Le chef d'établissement propose "l'affection" d'un élève dans un ERS à l'inspecteur d'académie ......
trouvé dans le troisème paragraphe du 2 ème chapitre sur le site de éducation.gouv.fr dont vous donnez le lien .
Tout a été prévu, même les sentiments !

Guy M. a dit…

;-)

C'est encore un joli lapsus...

olive a dit…

Jusqu'en ses lapsus "jolis" ce jargon est épouvantable. Son huile gluante [1] fait que le pied glisse, et patatras voici chacun avec ses mondes entiers décapité par le bord coupant [2], sans yeux, sans tête, sans ouïes, pauvre sardine.

Victor, au secours !

«[...] la langue [...] régit tout mon être [...] d'autant plus naturellement que je m'en remets inconsciemment à elle. Et qu'arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d'éléments toxiques ou si l'on en fait le vecteur de substances toxiques ? » — Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, éd. Pocket, p. 40.

Ce livre est toujours en vente pour trois boutons de culotte. Sa voix est portée sur scène par l'homme-texte Philippe Villiers (compagnie Pérédelkino). À Paris, c'est le 30 novembre, 20h, à la Cité universitaire, là aussi pas cher «même pour les riches», comme dit l'autre. L'homme-texte dit que Stan Neumann sera peut-être là, qui a filmé la voix de Victor.

La veille du choc avec l'homme-texte, Gabriela Patiño-Lakatos, dramaturge pour cette création, est venue à Trifouillouse présenter Victor aux seuls collégiens qui étudient l'allemand (ô casiers de toile émeri où l'on met nos yeux à pourrir). Tout était bien cadré — normal, m'a dit le commanditaire : «le proviseur était là».

Parler, en compagnie de Victor, de la topographie Judenhaus de relégations actuelles similaires (que la honte confinée à l'étage ne croise pas la bienséance supposée d'en bas) en m'inspirant de ton billet pour dire que c'est jamais fini, tu penses bien que l'Éducation s'en fout.
____

[1] « Des coups ... ont été donnés ... suite à quelque chose...»
[2] «...on ne maîtrise pas encore [mais ça ne saurait tarder]».

Guy M. a dit…

Comme une envie de refaire un saut vers la Cité U...