dimanche 15 mars 2009

W. G. Sebald, chasseur de hasard

Quand on entre dans une des longues phrases flexibles et sinueuses de la prose de W. G. Sebald, on est à peu près sûr d'en ressortir vivant, mais aussi décontenancé, et surtout émerveillé et ravi d'être arrivé là, dans un endroit où l'on peut se sentir un peu égaré, mais pas réellement perdu.

Ces tours et détours de la prose me font penser à ces antiques sentiers que l'on parcourt en moyenne montagne, dont les lacets ne sont pas seulement motivés par la raideur de la pente à gravir, mais également par la présence ici d'une source, et là d'un abri sous roche, plus tard aménagé.

Sur ces sentiers par lui découverts ou dégagés, le guide est un auteur de langue allemande, né en 1944 à Wertach en Bavière du Sud. Il s'est installé à Norwich en Angleterre où il enseignait la littérature comparée et avait créé en 1989 le Centre de Traduction Littéraire. Son premier ouvrage non universitaire est paru en 1988, et, avant de mourir dans un accident de voiture en 2001, il nous a laissé quelques unes des plus belles randonnées d'écriture du XXième siècle.

Portrait de W. G. Sebald par Jan Peter Tripp
(Jan Peter Tripp, né en 1945, fut l'ami de Sebald
et lui a dédié un bel hommage dans Séjours à la campagne)


Durant sa courte carrière d'écrivain, W. G. Sebald n'a rien produit de négligeable, de médiocre, de simplement passable, et nous a légué au moins deux incontestables merveilles: Les anneaux de Saturne, divagation pédestre et littéraire parfaitement contrôlée, née d'une véritable randonnée entreprise par l'auteur dans le sud-est de l'Angleterre; Austerlitz, grande errance narrative construite autour d'un personnage de rencontre, lui-même errant parce que son nom rime trop bien avec Auschwitz...

Mais c'est toujours à un troisième livre que je reviens, un livre que j'ai relu un très grand nombre de fois en l'espace d'une dizaine d'années et que j'ai offert à peu près le même nombre de fois...

(Si, par hasard, je m'inquiète de savoir si vous avez lu Sebald, et si vous me répondez que non, vous ne pourrez pas y échapper).

Disponible en Babel poche,
avec un bel escalier tordu en couverture.

Les émigrants, qui est modestement sous-titré Quatre récits illustrés, est un admirable agencement de quatre histoires, d'hommes déracinés qui ont perdu leur monde à jamais et dont le destin désespéré croise, pour trois d'entre eux, le suicide à un âge avancé. Le narrateur, qui n'est pas très différent de l'auteur lui-même, les rencontre, les écoute. Il recueille leurs récits, leurs archives, leurs photos, leurs carnets, et finit par en tirer ce livre qui n'est pas seulement un travail d'enquête et de témoignage mais aussi une véritable œuvre d'art qui suggère encore plus qu'elle ne dit, comme, par exemple, avec ces passages énigmatiques, dans chaque récit, de la grande figure de l'exil que fut Vladimir Nabokov, écrivain et chasseur de papillons.

Vladimir Nabokov en chasse.

Comme j'espère qu'il y a une justice, je crois que W. G. Sebald sera encore dans les rayons de nos bibliothèques quand beaucoup d'auteurs qui paradent ce jour au salon du livre auront disparu. Pour l'édition 2009 du salon, Sebald s'est encore fait excuser pour cause de décès prématuré, mais on pourra sans doute trouver deux livres le concernant, qui viennent de sortir, ou presque.

Le premier, Campo Santo, regroupe quelques proses courtes sur un voyage qu'il fit en Corse, qui étaient peut-être les préliminaires d'un nouveau livre, et bon nombres d'essais divers, dont justement une note sur Nabokov.

Le second, L'archéologie de la mémoire, est un recueil de conversations avec Sebald et d'essais sur son œuvre, dirigé par Lynne Sharon Schwartz.

On se doute que les entretiens, auxquels Sebald se prête de bonne grâce, avec beaucoup de courtoisie, d'humour et de séduction, mais sans se départir de ses exigences, sont une mine d'or pour les admirateurs de son travail d'écrivain.

On peut y découvrir un certain nombre de "secrets de fabrication" de ses fictions documentaires. J'y ai suivi avec curiosité comment ont été composés les personnages des Emigrants, quels hasards Sebald a chassés et quelles coïncidences il a rencontrées, quelles torsions il a fait subir à la réalité sans pourtant la trahir... et je suis persuadé que "c'est encore plus fort!"

Cependant on n'échappe pas aux regrets en lisant ceci:

(...) Dans la première partie de Vertiges, il y a un passage consacré à Stendhal et ce passage relativement court se termine sur la mort de l'écrivain dans une certaine rue de Paris, une rue qui s'appelle aujourd'hui la rue Danielle-Casanova. A l'époque, ce nom ne me disait rien, sauf dans le contexte précis de mon livre mais j'ignorais qui était Danielle Casanova. L'été suivant, je suis allé marcher en montagne en Corse et, un jour, je suis arrivé à Piana, un village du littoral, et là il y avait une petite maison sur laquelle il y avait une plaque commémorative au nom de Danielle Casanova, rappelant qu'elle avait été assassinée par mes compatriotes à Auschwitz. Elle était dentiste, communiste, et s'était engagée dans la Résitance. Je suis passé devant la maison à deux ou trois reprises mais elle semblait toujours fermée. Et puis, une fois, je suis passé par-derrière et je suis tombé sur sa soeur. Et alors, j'ai passé une semaine à parler avec elle. [Rires du public] Ces choses arrivent vraiment. Maintenant, j'ai toutes ses archives, je ne sais pas encore ce que je vais en faire (...)

Je me prends à rêver de ce qu'il aurait pu faire de ce hasard.


PS: Sur Danielle Casanova, on peut consulter les pages que lui consacre le site Curagiu.

1 commentaire:

David Sonne a dit…

Merci beaucoup de ces lignes si justes.
Je suis en train de lire tous les livres de Sebald, c'est une véritable révélation.