mardi 4 mars 2008

Le Printemps des Poètes

A quoi bon des poètes en ces temps de pétainisme sous-entendu et mal-entendant?

A donner un "supplément d'âme"? Sûrement pas!

Peut-être un supplément de mémoire?

Depuis un peu plus d'un mois, on peut trouver, sur les bonnes tables des bons libraires, un assez court récit en prose, Parc Sauvage de Jacques Roubaud, "compositeur de mathématique et de poésie".





Deux enfants d'une dizaine d'années, Dora et Jacques, se croisent dans les Corbières, en septembre 1942, dans une ferme à Sainte-Lucie. Dora est là pour attendre un passage de l’autre côté des Pyrénées. Les enfants jouent les jeux que jouent les enfants, découvrent ce que découvrent les enfants… Les bruits du monde montent d'un ton, "des bruits lointains, indéchiffrables, "des voix allemandes dans le parc". Les enfants fuient jusqu'à la gare où un cheminot les fait "monter dans la cabine de son train, un train de marchandises qui s'en allait vers Toulouse". Cinquante ans plus tard, Jacques, aka James Goodman, retrouvera le Journal oublié par Dora, contenant les "messages géométriques" inventés par les deux enfants dans leurs jeux

Ce récit de grande limpidité et grande pudeur se termine ainsi (p. 135):

"C'est à l'aide du Journal de Dora que le récit qui précède a été écrit. A la fin de chaque chapitre a été placé un des "messages géométriques" se rapportant, plus ou moins clairement, à son contenu.

On y joint ici, pour terminer, un dernier exemple, composé non par les enfants, pas par "Bonhomme Jacques" mais par "Goodman James" dans la langue qui était devenue la sienne:

tears at rest "


Autobiographique ou pas (on s'en fiche), le récit s'inscrit de manière évidente dans la singulière entreprise de mémoire que Jacques Roubaud a commencée il y une vingtaine d'année et qu'il a intitulée 'Le grand incendie de Londres'. Cet ensemble de récits (six volumes parus) avec "incises et bifurcations" se répartit en "branches" et se développe en une arborescence qui ne peut que séduire le lecteur écureuil.

Le récit principal du second volume, La Boucle (paru en 1993), comporte un chapitre également intitulé "Parc Sauvage".

On y retrouve la même époque, les mêmes lieux.

On y retrouve aussi deux sympathiques personnages.

Camille, le maître des lieux:

"En fait, Camille Boer était catalan. Il avait, avant la guerre (la guerre d'Espagne), possédé une petite industrie d'instruments orthopédiques (héritée?), et quelque fortune. Anarchiste, comme on croit que le sont volontiers les Catalans, même quand ils ne le sont pas, il avait consacré la totalité de ses ressources catalanes à financer l'achat d'avions de combat pour la République, en pure perte d'ailleurs, à cause de l'infâme «non-intervention» qui les avait bloqués à la frontière. Il racontait son entrevue avec Léon Blum, qui refusait obstinément de les laisser partir clandestinement, disant, d'après lui, «je ne peux pas! Je ne peux pas!», pleurant presque (et le républicain Boer racontait cette scène avec indignation et mépris, comme preuve d'une lâcheté et veulerie invraisemblable chez un Premier ministre du Front populaire, (…)." (La Boucle, p. 144.)

La cane Bacadette qui avait été placée en semi-retraite à Sainte-Lucie:

"Elle avait pris du goût pour l'intérieur sombre du rez-de-chaussée, pour la salle à manger surtout au moment des repas, entrant silencieusement et sans hésitation dans la pièce et se hissant sur le fauteuil, où elle s'installait placidement, jouissant avec une évidente bienveillance de notre turbulente compagnie, ainsi que de la douceur des coussins. Elle semblait écouter avec soin la radio (on disait la TSF), peser le pour et le contre (il y avait Radio Paris, mais il y avait aussi, écoute clandestine, "Londres"), sans indiquer clairement ses préférences. Mais un jour, alors que résonnait dans la pièce la voix sénile et sinistre du maréchal Pétain, elle descendit dignement de son fauteuil et se dirigea vers la porte laissant, au moment de sortir, s'échapper de dessous sa queue agitée d'un coup d'éventail rapide une large crotte liquide, brune, glaireuse, en guise de commentaire." (La Boucle, p. 119)

Roubaud a réécrit ces deux anecdotes dans Parc Sauvage. Les phrases s'y font plus courtes, elles avancent à mots comptés. Les mots d'un poète, qui disent ce qu'ils disent, "littéralement et dans tous les sens".

PS1: Tous les extraits cités ont été tirés d'œuvres publiées aux éditions du Seuil.

PS2: La Boucle est sans doute devenu introuvable… Dans ce cas, le meilleur endroit pour dénicher les derniers exemplaires est la librairie de Michèle Ignazi, 17 rue de Jouy, Paris IV.

PS3: Le numéro de février 2008 du Matricule de Anges a été consacré à Jacques Roubaud. 
Sa couverture m'a servi d'illustration pour ce billet.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Un faux air de Léo Ferré !
Le bon goût de la cane Bacadette n'est plus à prouver... Que fait-elle en ce moment ? (NON, je ne veux pas savoir !!!!)

Pour la revue que je ne connais pas, je viens d'y lire la chronique d'Eric Holder, prenante, effrayante, déconcertante et inquiétante et triste aussi. Je ne sais pas quoi faire de ce que j'ai lu, mais je sais que ça va rester dans ma tête...
Kiki

Guy M. a dit…

Bacadette aurait plus de 65 ans, c'est vieux pour une cane... Ses descendants ont été rôtis par la famille Roubaud... Je regrette qu'aucun de ses descendants n'ait pu être présent au dernier salon de l'agriculture. J'en suis même inconsolable!
J'aime beaucoup le Matricule. C'est du bon boulot... (sans un poil de pub).