mardi 11 mars 2008

Le tortionnaire et sa muse

Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La première fois, madame en a été révoltée ; à la seconde, elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; ensuite, la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui: «Mon petit cœur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question à personne?»

VOLTAIRE (1694-1778) ARTICLE "TORTURE", DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE (1764)



Il nous arrive d'être d'une naïveté bien touchante quand, par exemple, nous nous demandons si un (ancien) tortionnaire n'éprouve pas quelque difficulté d'ordre gastrique en se rasant la matin.

Mais comment le savoir?

La lecture d'un article de Florence Beaugé, paru dans Le Monde du 4 ou 5 février, nous donne quelques éléments de réponse.

Florence Beaugé est allée à la rencontre du général Paul Aussaresses et de son épouse Elvire et a pu plaisamment bavarder avec eux "dans le salon de leur chaumière alsacienne, proche de Strasbourg". Nous apprenons que le couple possède douze chats, mais que le vieux chien gâteux est mort vers Noël. Si Florence Beaugé ne décrit pas le mobilier et les bibelots du salon, ni la chaumière elle-même et son jardin (ou son parc), c'est qu'elle publie son article dans Le Monde et non dans La Maison de Marie-Chochotte.

Le général Aussaresses, héros de la seconde guerre mondiale, s'est illustré sur beaucoup de champs de bataille et notamment celui de la bataille d'Alger . Le général Jacques Massu l'avait appelé à Alger pour travailler sous ses ordres, ayant remarqué son très beau travail répressif contre les insurrections de Philippeville en 1955.

Chargé de "contrôler" le FLN, il remplit sa mission avec une grande conscience professionnelle. Il fait pendre Larbi Ben M'hidi, un membre important du FLN, en déguisant ce crime en suicide. Il donne l'ordre de défenestrer Ali Boumendjel du 6e étage du bâtiment où il était détenu, prétendant également à un suicide.

Dans la suite de sa carrière, il sera envoyé par l'armée française comme instructeur en Amérique Latine afin de former l'armée argentine à nos techniques éprouvées de guerre contre la subversion. Cette formation sera mise en pratique à la suite du coup d'État des généraux et dans le cadre du Plan Condor (années 1970).

Comme beaucoup de militaires à la retraite, il cède à sa passion des Lettres. Son œuvre littéraire comporte deux ouvrages: Services spéciaux, Algérie 1955-1957: Mon témoignage sur la torture (Perrin, 2001) et Pour la France: Services spéciaux 1942-1954, (Editions du Rocher, 2001). Ces deux livres ont attiré bien des ennuis au vieux général: poursuivi par la Ligue des Droits de l'Homme pour "apologie de crimes de guerre", il a été condamné à 7 500 euros d'amende par la 17e chambre correctionnelle du TGI de Paris. Ce jugement a été confirmé en appel en avril 2003. La cour de cassation a rejeté le pourvoi en décembre 2004.






Mais sa bibliographie est sur le point de s'enrichir et c'est cela qui motive la visite de Florence Beaugé. Le titre de son article est:

"Paul et Elvire Aussaresses, le général et sa muse"


Car le général a une muse, et l'article nous la présente:

«Aussaresses ne se serait peut-être pas lancé dans ce nouveau livre sans les encouragements d'Elvire, épousée en 2002, peu après le décès de sa première femme. Cette ex-antiquaire de 79 ans, médaillée de la Résistance à 17 ans, elle-même veuve et mère d'une fille d'une quarantaine d'années, Martine, a rencontré le général en octobre 2000, quelques semaines avant sa brusque médiatisation. Entre eux deux, le coup de foudre a été “immédiat”. “Paul est l'homme de sa vie. Maman n'a jamais été aussi heureuse”, dit Martine en les couvant du regard.»

Un coup de foudre! Combien de volts, mon général?

«Elvire, la nouvelle muse d'Aussaresses, est à la fois sa tigresse, son aide-soignante et sa groupie. Chaque matin, elle lui lit les journaux - il voit de moins en moins bien - et l'aide à répondre à son abondant courrier. “Il en reçoit autant qu'Alain Delon!”, se réjouit-elle. De temps à autre, elle passe un coup de fil à ceux qui critiquent injustement son mari “pour leur dire leur fait”.

En Aussaresses, Elvire ne voit qu'un héros, l'homme des services spéciaux interalliés sautant en parachute, en uniforme allemand derrière les lignes ennemies en 1945, pour ouvrir les camps de déportés. Peu importe qu'il ait pendu, sans le moindre état d'âme, Larbi Ben M'Hidi, le “Jean Moulin algérien”, en 1957 à Alger, ou fait précipiter du haut d'un immeuble de cinq étages l'avocat Ali Boumendjel parce qu'il apportait son aide aux indépendantistes algériens. Pour elle, “Paul est un gentil garçon”, pas un tortionnaire. “Il a fait ce qu'il devait faire. Il a agi sur ordre”, dit-elle en lui caressant tendrement la main.»


Emouvant, non?

La muse semble s'occuper de tout, mais sur le titre du prochain ouvrage elle n'aura pas le dernier mot:

«Elle aurait bien aimé que le livre s'intitule: Mais pourquoi donc as-tu ouvert ta gueule? Lui aurait préféré quelque chose de plus sobre, qui permette de comprendre, en un éclair, comment un héros de la France libre peut se transformer en tortionnaire et maintenir, cinquante ans plus tard, qu'il n'a fait que son devoir. Circonstances aurait été, selon le général Aussaresses, le titre idéal du livre d'entretiens qu'il est en train d'achever avec un écrivain et réalisateur indépendant, Jean-Charles Deniau. Mais l'éditeur a trouvé que ce ne serait pas assez vendeur. Finalement, ce sera Je n'ai pas tout dit!»

Mais il ne dira pas tout, ce que regrette la muse:

«Elvire aurait aimé que son mari “dise tout”, en particulier sur Maurice Audin, ce jeune mathématicien arrêté par les paras en 1957 à Alger et mystérieusement disparu. Mais le général Massu s'y serait opposé avant sa mort, en 2002.»

Soyons assurés que le vieux général tiendra sa parole: on ne transige pas avec un "point d'honneur".

Cette vérité sur la disparition et la mort de Maurice Audin, voilà plus de cinquante ans qu'une femme la demande. C'est une simple femme, mais avec sa fierté de femme, avec son honneur de femme, elle s'appelle Josette Audin. Elle était l'épouse de ce jeune homme de 25 ans.





PS1 La résistance humaine ayant des limites (n'est-ce pas, mon général) ce billet n'a pu être écrit qu'à l'aide d'un coquetelle de Nux Vomica 5 CH., Ipeca 5 CH., Sepia 5 CH., Tabacum 5CH., Cocculus 5 CH., Borax 5 CH. et Arsenicum Album 5 CH. (liste non exhaustive mais correspondant aux symptômes les plus fréquemment rencontrés).

PS2 L'article du monde n'est plus disponible sur le site du journal, mais il se trouve sur le blog Vivre en rêve .

PS3 J'avais vu ça: Bush met son veto à un texte contre la torture des suspects de terrorisme (signé AFP) et je ne sais pas pourquoi cela m'a rappelé l'article sur Aussaresses…

2 commentaires:

Anonyme a dit…

"et je ne sais pas pourquoi cela m'a rappelé l'article sur Aussaresses…"

Peut-être parce que les tortionnaires ont toujours les mêmes "bonnes" excuses  ? Obéissance et Nécessité, ou vice versa...

Il faut bien faire "à la guerre comme à la guerre", pas vrai ?

Guy M. a dit…

Françoise,
Je crois que j'en ai lâchement profité pour me "débarrasser" de cet article du Monde que je n'avais pu lire qu'au premier degré (les marqueurs du second degré, s'il y en a, étaient trop subtils pour moi).
Et puis l'allusion à l'affaire Audin ne pouvait pas passer. Je crois que j'en reparlerai.