Ces derniers temps, je dors très mal. La proximité de la pleine lune pourrait expliquer bien des choses, mais mes dernières crises de lycanthropie remontent à une trentaine d'années et, selon les spécialistes consultés à l'époque, le risque de récidive est infime.
Je fais des cauchemars récurrents. Et pour récurer, ils récurent. Au réveil, je suis lessivé.
Dans le dernier rêve, je suis en Côte d'Ivoire, à Yamoussoukro précisément. De l'absence de basilique et de la présence d'arbres sur l'ancienne place du village, je déduis que mon rêve se situe vers 1979-80, époque où j'ai vécu et travaillé dans cette ville.
Je suis monté dans un taxi, un "s'en fout la mort" de marque "pigeot" qui attend d'être complet pour partir pour Bouaké. Je suis assis sur la banquette arrière. A côté du conducteur, une mère somnole avec son enfant sur les genoux; de temps en temps je vois apparaître le sommet de son petit crâne rasé et ses deux grands yeux, très noirs et très blancs, qui observent le petit blanc, le "toubab", assis à l'arrière. Dès que mon regard croise le sien, la petite tête disparaît… A ma gauche est assise une digne "mama" qui enveloppe des rondeurs impressionnantes dans un très beau pagne "hollandais". Si sa sœur jumelle vient prendre la place qui reste libre à ma droite, je redoute un voyage assez pénible où mes fesses trouveront une assiette plutôt étroite sur la banquette. Mais pour l'instant, je goûte la fraîcheur matinale et bavarde avec le chauffeur et ma voisine. Il est sénégalais, elle est ivoirienne et moi je suis français. Je réponds aux questions habituelles et je tombe dans le piège habituel: "- Est-ce que tu es marié? - Oui. - Combien d'enfants? - Pas encore d'enfants. - Tu es marié depuis combien de temps? - Quatre-cinq ans. - Cinq ans! Et tu n'as pas d'enfants!" Le chauffeur intervient: "Ah! il faut démerder, patron." Et ma voisine: "Et il faut manger, il faut bien manger, et ta femme surtout elle doit bien manger." Elle rit, me claque la cuisse, le chauffeur approuve en hochant la tête, j'entre dans le jeu du rire partagé (prendre cela pour moquerie serait un contre sens). A l'avant, la petite tête de l'enfant se découvre enfin complétée d'un grand sourire.
Tout se dégrade quand apparaît une femme blanche qui s'adresse directement à notre chauffeur, et sans le saluer, lui tient un discours de plus en plus incompréhensible. J'entends: "Vous êtes de quelle origine, vous? Vous avez une identité nationale au Sénégal? Une culture? Des règle de vivre-ensemble?" Je vois ses lèvres se retrousser, je la vois prononcer le mot "Sénégalais" comme si elle crachait. J'ai honte, je cherche à sortir du taxi, ou plutôt à me redresser de cette banquette arrière où je suis maintenant seul. La femme blanche interpelle un passant. Elle lui agrippe le bras et, le poing sur la hanche, minaude: "j'vais prendre la pelle et la balayette, et puis j'vais nettoyer un p'tit peu." Je me réveille sur les mots: "Il y a des situations où c'est des mesures radicales".
Je suis assis sur le lit, couvert de sueur, de honte, d'angoisse. Car la femme blanche, je l'avais reconnue.
Bien sûr, dans la vraie vie, je ne vais pas jusqu'à rêver de Madame Nadine Morano. Mais cette séquence qui ressort actuellement sur internet a de quoi fasciner et envahir l'esprit.
Face à ses mimiques méprisantes où la vulgarité assumée et l'assurance bornée vous sautent à la figure, le calme souriant de ses interlocuteurs m'a rappelé l'accueil que j'avais reçu, il y a une trentaine d'années, en Afrique Noire…
Et cela m'a remis en mémoire ce trajet en taxi collectif que j'avais fait vers Bouaké (la "pigeot" avait fait le plein de passagers avec l'arrivée d'un petit vieux tout sec qui devait se rendre à l'hôpital). Ma compagne de voyage s'était révélée être une commerçante (donc relativement dans l'aisance, bien que gagnant dix, cent ou mille fois moins que le petit blanc que j'étais). Je garde le souvenir de sa conversation pleine de vivacité, de sa curiosité sur la "vie des blancs", sur la vie en Europe, et aussi de sa très naturelle élégance et de sa très étonnante légèreté.
Le retour de ce souvenir est probablement dû à un besoin de contraste…
PS: Un autre rêve: que nous soyons nombreux, très nombreux, le 5 avril, à exprimer notre rejet de la xénophobie d'Etat que le visage de Madame Morano exprime si bien lorsqu'elle régurgite avec conviction le catéchisme de l'identité nationale, de l'immigration choisie, de l'intégration à la culture…
3 commentaires:
J'ai adoré ton récit.
" la xénophobie d'Etat que le visage de Madame Morano..."
Xénophobie ? C'est un euphémisme ?
Françoise,
cela me fait plaisir...
Ces petits épisodes très ordinaires de la vie en Afrique m'ont sans doute appris ce qu'est la xénophilie toute simple des gens de la rue, qui n'annule aucune des différences, mais permet une connivence...
Sans vouloir ergoter, "xénophobie" me semble un mot assez fort... mais il est vrai que pour qualifier N.Morano tout peut passer pour euphémisme.
Les gens de la rue ont souvent plus de bon sens que nos "élites", en France aussi bien souvent non ? En tous cas ils n'en ont ni la morgue, ni le mépris. Sans doute parce que la "planète-rue" est plus au fait des choses de la vie de tous les jours que la "planète-élus-parvenus".
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