dimanche 2 janvier 2011

Coup de foudre et tartes aux fraises

Parce que les minutes, les heures ou les années qui auraient pu suivre lui étaient impossibles à vivre, Klaus Mann s'est donné la mort le 21 mai 1949, dans une chambre d'hôtel, à Cannes.

Alors à Stockholm, Thomas Mann, père désemparé, écrit dans son journal, le 22 mai : "Il n'aurait pas dû faire ça."

Mais il l'avait fait, mettant fin à tous ses combats.

Rien ne destinait Klaus Mann, artiste à fleur de peau et homme de lettres en devenir, à sortir du monde agité de la jeunesse dorée des années 20 - sexe, drogue et opéra - pour rejoindre les rangs de l'émigration allemande et en devenir l'un des représentants les plus actifs.

De ce combat témoigne un recueil de textes, Contre la barbarie, 1925-1948, traduits par Dominique Laure Miermont et Corinna Gepner, chez Phébus, que l'on peut maintenant lire sous la jaquette de la collection Points Seuil. (*)




Il suffit de lire ce choix d'articles, discours, interventions ou conférences, pour faire un sort à l'étrange réputation de dilettantisme esthète que l'on fait souvent à Klaus Mann, fils à papa au talent précoce mais à la maturité tardive, figure emblématique de l'insouciance et de l'inconscience des intellectuels allemands face à la montée du national-socialisme. Cette image tenace s'évapore devant la lucidité et la clairvoyance de certaines analyses, et la conviction qui les porte.

On retrouve pourtant dans ce volume l'une des anecdotes souvent citée pour parler de la frivolité des intellectuels de la République de Weimar, et de leur aveuglement coupable. Ce récit, celui de la rencontre fortuite, et muette, de Klaus Mann avec Adolf Hitler, à Munich, figure dans un article écrit à Rome et publié le 6 mai 1944 dans The Stars and Stripes, journal des forces armées américaines. Cet article, repris sous le titre Hitler est mort, s'ouvre et se clôt sur cette oraison funèbre: "Ce n'était pas un grand homme."

Klaus Mann raconte :

C'est à peu près à ce moment-là - peu après sa victoire éclatante aux élections du Reichstag de 1930 - que je me retrouvai par hasard assis à quelques pas de lui dans un salon de thé de Munich. Ce n'était pas une des établissements où il avait ses habitudes - sinon j'aurais évité de m'y rendre. Il expliqua à la serveuse pétrifiée de respect qu'il était juste passé parce que ses amis lui avaient raconté qu'on servait là les meilleures pâtisseries de la ville. il adorait tout ce qui était sucré. je ne le quittai pas des yeux et le vis engloutir une quantité stupéfiante de tartelettes aux fraises et d'Apfelstrudel.

Ce qui suit est le récit d'un coup de foudre :

Son visage me déplut. Le teint était blafard et les contours manquaient de netteté car sa peau avait une consistance flasque et spongieuse, ce qui n'avait absolument rien d'appétissant. Au milieu de cette physionomie à la fois molle et brutale, le regard était étrangement fixe et voilé. Ses yeux avaient quelque chose d'un aveugle. Je me souvins alors qu'il avait souffert d'une cécité passagère à cause d'une intoxication par les gaz pendant la guerre. Mais je me souvins également que ce regard fixe et absent est caractéristique de certaines personnes pathologiquement égocentriques. Mon goinfre de voisin avait le terrible regard d'un homme qui est dans l'incapacité physique de voir autre chose que ce qu'il veut engloutir - que ce soit une portion de crème fouettée ou un pays.

Ce sentiment de répulsion foudroyant, qui a fait événement dans sa vie, Klaus Mann a tenté de le disséquer au moins trois fois dans ses écrits - j'ignore ce qu'il en dit dans son journal et dans sa correspondance.

Ce récit figurait sans doute dans l'autobiographie mise en chantier directement en anglais et publiée en 1942, à New York, sous le titre The Turning Point, Thirty-Five Years in this Century. Quand il écrivait ce livre, Klaus Mann, s'étant porté volontaire, attendait d'être enrôlé dans l'armée américaine, décision qui fut reportée plusieurs fois. Au début de l'année 1943, il est finalement envoyé à l'entrainement, mais il lui fallut attendre sa naturalisation officielle pour pouvoir être envoyé en Europe. Il participe, en 1944, à la campagne d'Italie dans le service psychologique de l'armée, puis, à partir de 1945, il collabore régulièrement au journal The Stars and Stripes, dans lequel il a donné son deuxième récit.

Démobilisé, il réécrit, en allemand, son autobiographie, en s'aidant pour les premiers chapitres d'une traduction faite par sa petite sœur, Monika Lanyi-Mann, et en la complétant de deux chapitres proposant des extraits de son journal et de sa correspondance.

C'est ce livre qui, traduit en français par Nicole Roche et Henri Roche, est disponible sous le titre Le tournant, Histoire d'une vie, aux éditions Actes Sud, collection Babel.


C'est là, au chapitre VIII, que l'on trouve le récit le plus travaillé de ce face à face munichois entre l'élégance et la culture de Klaus Mann et la vulgarité et la barbarie d'Adolf Hitler.

Retrouvant sa langue - cette langue allemande un temps abandonnée mais qui était celle apprise de Thomas Mann et n'était pas la langue du nazisme -, il décrit à nouveau cette rencontre anti-amoureuse, toute sa brutalité physique et la violence de ses sentiments. On comprend, alors, le caractère irréductible de l'engagement qui a été le sien.

Klaus Mann, soldat américain.


(*) Ce livre m'a été signalé par une fine commentatrice de ce blogue - il y en a - que je remercie de ses efforts désespérés pour m'empêcher de mourir idiot.


PS: Une autre commentatrice, plus rare, a tenu à m'offrir, pour mes étrennes, un nouveau bandeau. Merci, Fleur au fusil...

6 commentaires:

Marianne a dit…

Il n'aurait pas dû faire ça , Stephan Zweig non plus et combien d'autres Stig Dagerman , Paul Lafargue et pourtant ils l'ont fait.


J'en profite aussi( ne pas mourir idiote) bien que les efforts ne me soient pas destinés .

Tous mes voeux pour le blog et son auteur

Guy M. a dit…

Bonne année, Marianne, en souhaitant continuer à partager avec vous sourires et indignations...

(Je crois que les commentaires de Pièce Dé sont destinés à tou(te)s. Elle doit être un peu partageuse.)

olive a dit…

Vu la foule immense d'ignares d'abrutis qui se presse sur ce blog — avec les filles à poil du nouveau bandeau, ça devrait s'arranger —, les «efforts désespérés» de Pièce Dé la mènent au bord de l'effondrement, c'est certain.

Allez, remuons une dernière fois nos doigts exsangues et décharnés :

«Juste à la table voisine se trouvait Adolf Hitler, dans la plus stupide des compagnies ; son infériorité est vraiment frappante ; il est manifeste qu'il n'a pas le moindre don ; la fascination qu'il exerce est bien la plus grande honte de l'histoire ; un certain impact pathologique-sexuel ne peut tout expliquer.» — Le «coup de foudre», 14 juillet 1932 (K. Mann, Journal, vol.1, Livre de Poche biblio, p. 100-101).

Je n'ai pas (encore) lu Le Tournant.

Non, il n'aurait pas dû, et combien d'autres comme dit Marianne (Walter Benjamin, Primo Levi...).

Bises givrées à tous deux (ça c'est limite pas trop fatigant).

Guy M. a dit…

Merci (infiniment) d'éclairer nos lanternes.

Je vais me mettre en quête du Journal. Dès demain.

(La pile à lire monte ! Vivement la retraite...)

olive a dit…

Au risque de ternir mon auréole, je me dois de préciser que, quelques jours après avoir acheté Contre la barbarie (découvert à la une de la bibliothèque de Trifouillouse), j'ai trouvé les deux volumes du Journal, par un heureux mais néanmoins pur hasard, dans un «marché aux livres anciens», contre un bouton de culotte.

Les antiquaires qui, à contrecœur, se dépouillent de certaines éditions banales en faveur des indigents de mon espèce, j'aime à croire que c'est pure gentillesse.

Guy M. a dit…

Inutile que j'y aille pour perdre mes boutons de culotte, alors.

A moins qu'il n'y ait des tartes aux fraises qui pourraient justifier le déplacement.