Il y aura sans doute quelque intérêt à écrire un jour l'histoire de la "réception médiatique" (comme on dit) des événements survenus, et encore à venir, en Tunisie. Mais il est encore trop tôt pour s'intéresser en détails à ceux qui n'ont eu de cesse de réécrire l'histoire, en temps réel et direct live, de la "révolution du jasmin"...
Gardons leurs articles, entretiens, points de vue, tribunes libres, mises au point, excuses et éditoriaux pour en rire plus tard.
Je préfère aujourd'hui relayer en copicollage un texte signé du Mouvement des Chômeurs et Précaires en Lutte de Rennes, que vous pourrez aussi trouver sur le site du CIP-IDF (Coordination des Intermittents et Précaires d'Ile-de-France).
Non à l’appropriation bourgeoise du soulèvement populaire en Tunisie !
Une contribution du Mouvement des chômeurs et précaires en lutte (Mcpl) de Rennes à l’intelligence de la situation en Tunisie.
Soulèvement ou révolution ?
Le consensus qui règne actuellement dans les médias dominants sur la « révolution démocratique tunisienne », la manière dont on est passé en quelques jours des « émeutes » à une « révolution » parce que Ben Ali a quitté le pouvoir et le pays, vise à nous suggérer que l’essentiel est accompli. Le « dictateur » dorénavant en fuite, il s’agit d’engager une « transition démocratique », c’est-à-dire un processus électoral dont il est bien entendu qu’il doit conduire à la victoire d’un parti ou d’une coalition calquée sur le modèle des partis de gouvernement européen. Parler de « révolution » aujourd’hui revient à accepter ce fait, qu’il n’y a plus qu’à préserver, consolider un acquis, maintenir l’ordre face aux opportunes exactions des bandes armées de Ben Ali, ce qui est plus consensuel qu’interdire des manifestations contre le pouvoir intérimaire comme cela a été fait il y a quelques jours par l’armée. On devrait plutôt à nos yeux parler d’un soulèvement qui a obtenu le départ de Ben Ali, soulèvement victorieux qui n’est -pourrait n’être- que la première phase d’un processus révolutionnaire. Evidemment, nos gouvernements, une grande part des sympathisants français à ce soulèvement, comme à n’en pas douter une part non négligeable de la population tunisienne, souhaiteraient que ce premier acte soit aussi le dernier.
Par delà l’égrenage du chapelet libéral assimilé à la démocratie
Des élections non truquées, une relative liberté d’expression et d’organisation définies dans un cadre constitutionnel, une plus grande transparence des institutions et une plus grande séparation des pouvoirs, constituent selon tous les « observateurs » le programme politique maximum de la « révolution tunisienne ». La question est toujours ouverte de savoir si le parti de Ben Ali, le RCD, va réellement consentir à un processus qui pourrait le contraindre à partager, voire à perdre le pouvoir. Il faudra certainement une présence déterminée et répétée des révoltés de décembre-janvier dans la rue, une intense pression pour résister au prévisible relâchement de l’attention de la « communauté et de l’opinion publique internationales ». Ces dernières sont depuis longtemps habituées à se contenter de simili-progrès et de vagues mesures de « libéralisation » (telles celles qui avaient succédé, un an durant, à la prise de fonction par Ben Ali en 1987, célébrées à l’époque déjà sous le nom de « révolution de jasmin » et qui devaient lui valoir le prix Louise Michel, Démocratie et Droits de l’Homme en 1988). Pour autant, la légitimité réelle qu’ont les révoltés à préserver et à étendre les libertés de parole et d’organisation acquises ces derniers jours - libertés qui pourraient trouver une manière de confirmation dans la tenue d’élections non truquées - ne doit pas masquer quelle est l’opération visée « consciemment » ou non par tous ceux qui ont les moyens de saturer l’espace médiatique. Il s’agit de dicter quelle doit être l’interprétation de ce soulèvement et comment le processus politique qu’il ouvre doit suivre la voie d’un alignement sur le modèle politique libéral occidental- faute de quoi, toutes les scénarios catastrophes seraient alors possibles : chaos, guerre civile, péril islamiste ou nouvel homme à poigne.
Le soi-disant passage du « social » au « politique »
L’évaporation subite de certains des motifs du soulèvement (chômage, mal-logement, vie chère, sentiment d’humiliation des pauvres et déshérités d’être maintenus à l’écart des richesses et du pouvoir d’influer sur leurs conditions d’existence) n’est pas l’effet du hasard. Ces raisons, généralement évoquées à chaque fois que des émeutes se produisent au Maghreb, mais aussi, très récemment en Grèce et il n’y a pas si longtemps en France, sont communes à ceux qui sont censés être voués à une répression sévère : sort bon pour des « émeutiers » - quand ce ne sont pas des « casseurs ». Le passage de l’« émeute » à la « révolution » dans le discours médiatique s’est immédiatement accompagné de l’élimination de ces raisons en jeu dans la plupart des révoltes contemporaines. L’élimination de ces raisons a pour corollaire immédiat la prise en main de la révolte par le capital tunisien (relativement « divisé » entre « critiques » de Ben Ali et « fidèles » cependant pas au point de refuser la recherche d’un compromis), mais aussi français et international, jusqu’ici pour le moins complaisants envers des « excès » d’accaparement des richesses vis-à-vis desquels ils ont désormais des objections de principe. Identifier une telle reprise en main du mouvement par la bourgeoisie ne signifie pas que les révoltés soient déjà vaincus, mais que les capitalistes ont aujourd’hui l’initiative, avec l’espoir de tuer la révolte dans l’œuf, de lui dicter son « nécessaire » devenir capitalo-parlementaire, en rétablissant le pouvoir contesté avec quelques aménagements.
Les affaires reprennent
N’en doutons pas, si l’armée intervient si vite après la chute de Ben Ali (à laquelle elle a fortement contribué en lui retirant son soutien), ce n’est pas seulement pour protéger la population mais aussi pour rétablir au plus vite l’ordre et la stabilité, conditions premières à la reprise des activités économiques. Si l’action de l’armée est, semble-t-il, bien acceptée, voire encouragée par de nombreux tunisiens, c’est aussi qu’existe pour le moment un consensus sur le fait que l’économie, et au fond le capitalisme, doivent reprendre leur cours. Les pillages sélectifs des biens du clan Ben Ali (même s’il n’est pas du tout certain que tous les autres, les « mauvais » pillages, bien allusivement rapportés, puissent être exclusivement imputés à des manœuvres de provocation des fidèles du président) font système avec l’idée que mettre fin au « pillage » de l’économie par Ben Ali suffit largement en termes de réforme économique. Ce à quoi applaudit avec beaucoup d’à propos Mme Parisot, salivant déjà sur les parts du gâteau que son « clan » espère pouvoir récupérer.
C’est pas la rue qui gouverne !
Cette manœuvre d’appropriation bourgeoise du soulèvement populaire semble d’autant plus aisée qu’en l’absence d’organisations populaires fortes, qu’elles soient partisanes, syndicales ou assembléistes, qui posent aujourd’hui la question du pouvoir politique en rapport concret avec l’organisation du travail et l’administration des subsistances, l’alternative au capitalisme - du moins, à nos yeux lointains - se limite aux gestes de confrontation avec la police, d’incendie des symboles du pouvoir et de pillage. On peut néanmoins espérer que les formes organisationnelles nées avec le soulèvement et se structurant aujourd’hui à travers les comités d’autodéfense ne se laissent pas désarmer au point de laisser à nouveau à l’armée et à une police « épurée » le monopole de la violence légitime. Pour autant, et n’en déplaise au lyrisme ambiant, il n’y a pas eu d’insurrection, de prise d’armes en Tunisie, et qu’on le veuille ou non, ces comités sont pour le moment subordonnés à l’armée et pas l’inverse.
A moins de céder aux sirènes ultra-conformistes des médias français, il serait aberrant de croire qu’un gouvernement élu après la reddition de la rue, pourrait faire autre chose que de chercher à développer le capitalisme tunisien selon les diktats des capitalistes, des banquiers et des économistes nationaux et internationaux, c’est-à-dire avec les mêmes incidences pour les conditions de vie des classes populaires. Seul un puissant mouvement « de classe », « anticapitaliste », pourrait ne serait-ce qu’imposer des concessions aux capitalistes, comme c’est le cas en Bolivie ou au Venezuela. Dans la situation actuelle, la stabilisation de la « révolution démocratique » est ce qui exige d’étouffer toute velléité de poser la question du contrôle populaire sur l’économie, de l’intervention populaire sur les prix, les salaires, l’emploi, la gestion des services publics...
Ingérence et prise de parti
Dans le discours soudainement terriblement révolutionnaire des journalistes européens qui se demandent « à quand la contagion dans tous les pays arabes », il ne faudrait pas oublier que c’est exactement à partir du point de vue d’une supposée supériorité de nos régimes politiques européens, qui auraient atteint un niveau de civilisation, de culture et de liberté qu’on pourrait objectivement dire supérieur - qu’on construit des consentements capables de laisser faire les offensives militaires en Irak, en Afghanistan ou ailleurs. Il est curieux que le gouvernement français cherchant à justifier son attitude d’avant la chute de Ben Ali se soit abrité derrière le principe de « non-ingérence », habituellement invoqué par les adversaires des interventions militaires des pays occidentaux visant à installer des gouvernements à leur solde dans les Etats qualifiés de « voyous ». Nous ne pensons pas que la question soit de choisir entre un rôle de censeur des agissements des Etats à l’aune de notre supposé modèle, et celui de défendre en toutes circonstances la non-intervention en invoquant le respect de la souveraineté des Etats. Il ne s’agit pas de choisir entre ingérence et non-ingérence, mais de prendre parti pour les révoltés de Tunisie, contre tous ceux qui chercheront à restreindre leur volonté d’émancipation. Prise de parti qui implique de chercher d’abord en quoi leur révolte résonne avec nos combats, ici et maintenant, contre les gouvernements et capitalistes français et occidentaux.
Dans ces conditions, si l’on ne veut pas faire chorus, comme tout nous y incite, avec les adversaires de la démocratie qu’ils assimilent au capitalisme (qui se détourneront du soulèvement en Tunisie aussi vite qu’ils n’en auront célébré les gestes émeutiers) nous ne pouvons qu’affirmer que la démocratie en Tunisie comme ailleurs réside dans le soulèvement lui-même et son prolongement sous des formes diverses (manifestations, grèves, assemblées, réquisitions, comités de quartier et d’auto-défense, insurrection armée...). La conquête des droits politiques que la situation actuelle permet d’espérer doit être au plus tôt utilisée pour l’auto-organisation populaire, faute de quoi le reflux du mouvement risque de s’accompagner rapidement de limitations draconiennes à l’usage de ces droits.
Le 19 Janvier 2010, Mouvement des Chômeurs et Précaires en Lutte de Rennes.
(Photo Martin Bureau/AFP)
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