Afin de rendre compte du "succès manifeste en librairie" du "petit pamphlet" de Stéphane Hessel (*), Jérémy Marillier, grand reporter envoyé spécial de Libération, a dû téléphoner dans quelques librairies et grandes surface pour obtenir des réponses comme celle-ci :
A l’Armitière de Rouen (Seine-Maritime), «on en met partout, à l’accueil, aux caisses… Des bouquins comme ça, on peut les compter sur les doigts d’une main. On a eu plusieurs ruptures de stock. Nos fournisseurs ont du mal à suivre».
Il m'arrive de passer à l'Armitière, où je sais que je ne risque pas de trouver le livre dont j'avais rêvé sans jamais avoir osé le chercher, et je peux confirmer cette importante information : il y en avait partout ! Je me suis même demandé si je n'allais pas trouver au sol un exemplaire utilisé pour caler un pied de table branlante.
Après tout, à la librairie Les Guetteurs de Vent, rue Parmentier, à Paris, on prétend bien que "c’était le cadeau-assiette par excellence"...
Cette investigation aventureuse figure dans un dossier que le quotidien a consacré, le 30 décembre, non pas vraiment au livre de Stéphane Hessel, mais au phénomène d'édition qu'il constitue : 500 000 exemplaires chez un éditeur qui n'emploie que "deux salariés à plein temps", on n'en revient apparemment pas à Libé.
L'éditorial de Paul Quinio fait un démarrage dans le néo-poncif stylistique :
De quoi le succès du livre de Stéphane Hessel est-il le nom ?
Et continue dans le poussif, pour faire la part des choses, avant de conclure dans le genre au-dessus de la mêlée, mais suivez mon regard :
La gauche, en tout cas, ferait bien de prêter attention à ce succès de librairie, pour en décortiquer les ressorts et lui offrir un prolongement politique. Stéphane Hessel a mis le doigt sur un désir d’indignation. A la gauche de lui donner un avenir.
Je ne sais pas trop de quoi l'éditorial de Paul Quinio peut être le nom, mais son titre, Lectorat électorat, ressemble à un lapsus révélateur d'une problématique qui est plus celle du quotidien que de Stéphane Hessel.
Ce "vieux monsieur à l’ancienne" a droit à un très court portrait, signé d'Eric Aeschimann. Au vu de la longueur de cet article, on peut se demander si la "violente attaque de l’historien néoconservateur Pierre-André Taguieff" fait partie des éléments essentiels de sa biographie. La carrière de Stéphane Hessel, en revanche, est à peine évoquée - il semble n'avoir rien fait entre la 1948 et 1981.
Eric Aeschimann signe également ce qu'il faut peut-être appeler la critique de ce "phénomène de société" en forme de "brochure d’une vingtaine de pages à 3 euros". Lui aussi a fait son enquête en librairie, croisé des acheteurs, y compris "un couple autour de la soixantaine, style enseignants à la retraite" - ben, dites donc ! Cela lui fait un peu de copie avant de dégainer les incontournables références :
Avec son appel à l’indignation, Hessel, à son corps défendant, se met au diapason d’une époque dédiée au spectacle de l’émotion. La philosophe Hannah Arendt en avait déjà analysé les dangers lorsqu’elle montrait combien la «politique de la pitié», basée sur l’émotion devant la misère d’autrui, pouvait nuire à une véritable «politique de justice». Une «politique de l’indignation» n’encourrait-elle pas le même risque ? Et l’indignation est-elle en soi une valeur ? Il y eut une époque où les avant-gardes artistiques et les contestataires rêvaient de choquer le bourgeois : s’indigner était alors un réflexe de droite.
Hélas ! notre critique a perdu trop de temps avec les présumés "enseignants à la retraite" pour pouvoir affiner le recollement de ces concepts de "spectacle", "indignation", "émotion", "pitié", "justice"... Il largue rapidement son abrupte conclusion :
L’engouement suscité par le livre de Stéphane Hessel atteste d’un puissant désir d’engagement dans l’opinion. Mais, maintenant qu’elle est devenue une valeur de gauche et qu’elle s’offre en cadeau de Noël, l’indignation doit trouver son contenu.
Le contenu, c'est peut-être à monsieur Stéphane Rozès de nous le révéler dans ses réponses aux questions de François Wenz-Dumas.
Ce monsieur, politologue, président de CAP (Conseil, Analyses et Perspectives), enseignant à Sciences-Po, est un grand maître révélateur. De n'importe quel sondage, de n'importe quel résultat d'élection, il est capable de nous expliquer, très calmement et avec une certaine onctuosité dans la voix, ce que les Français ont voulu signifier au président, au gouvernement, à l'archevêque de Paris ou au pape...
Monsieur Stéphane Rozès sait tout, ce que cherchent "les individus" et ce que Stéphane Hessel leur dit:
Dans la période actuelle, les individus cherchent à donner du sens à leur existence, et ils ont tendance à se révolter quand ils sentent que ce sens se dérobe. Stéphane Hessel leur dit qu’il ne faut pas se résigner ni céder à la théorie du complot. Il leur dit qu’il ne faut pas renoncer à ses engagements si l’on veut changer les choses.
Avant de se pencher, avec compassion, sur le cas du parti socialiste, notre politologue complète sa lecture :
Mais il dit aussi que l’indignation est nécessaire mais pas suffisante. Le danger est que les individus s’indignent, et qu’ensuite ils se replient sur eux-mêmes.
Monsieur Rozès a beaucoup de talent, mais le style de Stéphane Hessel est tout de même plus tonique.
(*) Ce "petit pamphlet", depuis longtemps dans la bibliothèque de l'escalier, est Indignez-vous ! de Stéphane Hessel, Indigène Éditions, «Ceux qui marchent contre le vent».
2 commentaires:
Et c'est chez ces industriels du PQ que Traverso, Stiegler et Rancière viennent déposer leur papier sur le populisme ?
La précarité augmente : trouvera-t-on demain matin de quoi se torcher dignement le derrière ?
Pour la dignité, il y a le Figaro, mais le papier est tout de même moins absorbant.
Enregistrer un commentaire