Nous, membres de la confrérie des liseurs impénitents, avons l'éternité devant nous. Nous encombrons nos tables de nuit, de chevet, de salon, de cuisine, de jardin, et j'en passe, de piles de livres à lire, et nous inscrivons sur les tablettes de nos mémoires d'interminables listes de titres de livres qu'il faudra bien se procurer et lire un jour...
Les boutiques de livres anciens sont pour nous de véritables pièges.
A la fin du mois de juillet, je remarquai, dans la vitrine du Rêve de l'escalier, bouquiniste rouennais sis en cet endroit où la rue Cauchoise débouche sur la place du Vieux (Marché), le livre signé de Charles Mingus, publié en 1971 aux Etats-Unis sous le titre Beneath the Underdog. Il m'attendait là dans la traduction du distingué musicologue et bassiste Jacques B. Hess, parue en 1973 aux éditions Robert Laffont et intitulée Moins qu'un chien.
C'était un exemplaire de cette première édition française, et le prix demandé était, comme toujours dans cette librairie, fort modique. Je tombai dans le piège.
En général, la lecture d'une telle "trouvaille" est un vrai plaisir, et je pensais réserver celui-là aux heures d'oisiveté aoûtienne, les neurones en éventail, sur une terrasse ombragée, non loin d'un verre de ouisqui où faire tinter les trois glaçons que j'y mets (par principe).
Et savez-vous que j'ai ainsi failli gâcher mes heures de sybaritisme aveyronnais, avec mon verre de ouisqui où les glaçons sonnaient comme un glas ?
Je me suis bien vite lassé de cette accumulation d'anecdotes assez semblables à celles qu'enjolivent pour vous, à partir de plus d'heure, après une soirée foireuse, les grands ressentimentaux qui ont toujours, dans ces circonstances où ils se croient maitres du monde et du verbe, besoin alors d'en rajouter, non pas quelques louches, mais quelques camions bennes, surtout dans le domaine de leur flamboyante sexualité.
Après avoir résisté pendant 140 pages, j'ai fini par prendre la méthode de lecture selon la diagonale la plus courte pour trouver la sortie...
Pour enfiler ses histoires et en faire un livre, Charles Mingus a bénéficié des services d'un nègre, Nel King, qu'il remercie en première page comme étant "celui qui a assumé la longue et difficile tâche de mise en forme de ce livre, (...) probablement le seul Blanc qui en était capable."
J'aurais bien envie d'attribuer à Nel King, dont je n'ai pas retrouvé de traces sous ce nom, tous les défauts du livre: la construction plate qui se donne des airs littéraires, le style qui se veut direct et cru et n'est qu'archi-cuit, le recours à une psychanalyse de supermarché qui n'éclaire rien ou les dialogues interminables qui atteignent le summum de l'insignifiance... Mais, comme Mingus a signé ce texte, et y a fait souvent référence, il faut faire avec cette volonté de tracer de lui-même ce portrait de l'artiste en queutard frénétique et baiseur compulsif, digne représentant de ce que l'on devrait peut-être nommer la Radical Virile Culture. Ce faisant, il ne dérangeait peut-être pas tant que cela l'Amérique blanche, en lui renvoyant une image préfabriquée assez convenue du "nègre".
Pour ne pas oublier que Charles Mingus était un très grand musicien, j'ai regardé cette vidéo d'une partie (à peu près une heure) du concert qu'il a donné à Oslo en 1964, lors de sa grande tournée européenne.
Clifford Jordan, saxophone ténor; Jaki Byard, piano; Charles Mingus, contrebasse
et Danny Richmond, batterie.
Durant cette tournée, Mingus joua plusieurs fois Fables of Faubus, morceau composé en "l'honneur" d'Orval Eugene Faubus, gouverneur de l'Arkansas, grand défenseur de la ségrégation raciale dans les écoles.
Voici le début de la première version non expurgée enregistrée par Charles Mingus, avec Ted Curson, trompette, Eric Dolphy, saxophone alto et Dannie Richmond, batterie.
Vous trouverez la suite sur l'un des plus beaux disques de Mingus: Charles Mingus presents Charles Mingus chez Candid Records.
PS1: On pourra trouver un début de traduction des paroles des Fables sur l'Histgeobox.
PS2: En gougueulisant autour de Faubus et de ses fables, j'ai découvert que Didier Levallet et Denis-Constant Martin avaient écrit un livre intitulé L'Amérique de Mingus : musique et politique, les Fables of Faubus de Charles Mingus, chez P.O.L.
Bien sûr, je note cela sur mes tablettes...
3 commentaires:
Si un si mauvais livre t'inspire un billet aussi bien troussé, je trouve qu'au fond le mal n'est pas bien grand. Et même : je n'hésiterais pas à te refiler tout un stock de livres médiocres, pour peu que tu en tires cela.
Ah oui, je suis preneur... à conditions que ces livres soient sur mes tablettes mentales.
Cool, on fera le tri ensemble.
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