vendredi 19 décembre 2008

La souffrance souillée



J'aurai donc avalé hier beaucoup de kilomètres de grisaille pour joindre ma tristesse à un adieu familial, que j'ai vu pris en charge (et presque pris en otage) par deux professionnels bien rôdés: un curé de l'église catholique et romaine dans le rôle de l'épouvantail, ressassant ses éternelles métaphores éculées sur l'éternité, et un majordome de pompes funèbres dans le rôle du meneur de revue, accumulant ses délicats ronds de jambes condoléants.

Durant ces heures routières et autoroutières, la radio de ma quatrelle de collection fut aussi primesautière qu'à son habitude et ne me livra que peu de matière à un billet du jour et d'actualité.

Je lui dois cependant d'avoir entendu un morceau de la conversation entre un invité, expert psychiatre, et un groupe de chroniqueurs de France Culture. L'invité ayant employé le mot de "malheureux" pour désigner ce type de malade que nous appelons également fou, l'un de ces chroniqueurs a cru d'une fine intelligence décomplexée de poser la question de savoir si les fous étaient tous des "malheureux".

Réponse laconique: "oui".

Mais que dire d'autre, sans étriper ce brillant intellectuel...

Dans la soirée, d'un bulletin d'information tronqué par les crachouillis me parvint la voix du président qui tentait de faire de l'ironie sur les agissements des députés de l'opposition et de leur donner, en mode prêchi-prêcha, des leçons de dignité démocratique...

Que faire d'autre sinon ricaner...

En court-circuit, j'ai pensé à ce texte du Docteur Guyader (qui n'était pas l'invité de France Culture), que l'on trouve probablement sur le ouaibe:

Lettre ouverte à Monsieur le Président de la République à propos de son discours du 2 décembre 2008 à l'hôpital Erasme d'ANTONY concernant une réforme de l'hospitalisation en psychiatrie.

Etampes, le 8 décembre 2008

Monsieur le Président,


Eluard écrit dans Souvenirs de la Maison des Fous « ma souffrance est souillée».

Après le meurtre de Grenoble, votre impatience à répondre dans l'instant à l'aspiration au pire, qu'il vaudrait mieux laisser dormir en chacun d'entre nous et que vous avez semble t-il tant de difficulté à contenir, vous a amené dans votre discours du 2 décembre à l'hôpital Erasme d'Antony à souiller la souffrance de nos patients.

Erasme, l'auteur de «L'Eloge de la Folie», eût pu mieux vous inspirer, vous qui en un discours avez montré votre intention d'en finir avec plus d'un demi-siècle de lutte contre le mauvais sort fait à la folie : l'enfermement derrière les hauts murs, lui appliquant les traitements les plus dégradants, extermination en premier, quand la barbarie prétendit purifier la race, la stigmatisation au quotidien du fait simplement d'être fou.

Vous avez à Antony insulté la mémoire des Bonnafé, Le Guillant, Lacan, Daumaison et tant d'autres, dont ma génération a hérité du travail magnifique, et qui ont fait de leur pratique, œuvre de libération des fécondités dont la folie est porteuse, œuvre de libération aussi de la pensée de tous, rendant à la population son honneur perdu à maltraiter les plus vulnérables d'entre nous. Lacan n'écrit-il pas « l'homme moderne est voué à la plus formidable galère sociale que nous recueillions quand elle vient à nous, c'est à cet être de néant que notre tâche quotidienne est d'ouvrir à nouveau la voie de son sens dans une fraternité discrète, à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux ».


Et voilà qu'après un drame, certes, mais seulement un drame, vous proposez une fois encore le dérisoire panégyrique de ceux que vous allez ensuite insulter en leur demandant d'accomplir votre basse besogne : que les portes se referment sur les cohortes de patients.


De ce drame, vous faites une généralité, vous désignez ainsi nos patients comme dangereux, alors que tout le monde s'entend à dire qu'ils sont plus vulnérables que dangereux.

Mesurez-vous, Monsieur le Président, l'incalculable portée de vos propos qui va renforcer la stigmatisation des fous, remettre les soignants en position de gardiens et alarmer les braves gens habitant près du lieu de soin de la folie ?


Vous donnez consistance à toutes les craintes les moins rationnelles, qui désignant tel ou tel, l'assignent dans les lieux de réclusion.


Vous venez de finir d'ouvrir la boîte de Pandore et d'achever ce que vous avez commencé à l'occasion de votre réplique aux pêcheurs de Concarneau, de votre insulte au passant du salon de l'agriculture, avilissant votre fonction, vous déprenant ainsi du registre symbolique sans lequel le lien social ne peut que se dissoudre. Vous avez donc, Monsieur le Président, contribué à la destruction du lien social en désignant des malades à la vindicte, et ce, quelles que soient les précautions oratoires dont vous affublez votre discours et dont le miel et l'excès masquent mal la violence qu'il tente de dissimuler.


Vous avez donc, sous l'apparence du discours d'ordre, contribué à créer un désordre majeur, portant ainsi atteinte à la cohésion nationale en désignant, à ceux qui ne demandent que cela, des boucs émissaires dont mes années de pratique m'ont montré que justement ils ne peuvent pas se défendre.


Face à votre violence, il ne reste, chacun à sa place, et particulièrement dans mon métier, qu'à résister autant que possible.


J'affirme ici mon ardente obligation de ne pas mettre en œuvre vos propositions dégradantes d'exclure du paysage social les plus vulnérables.

Il en va des lois comme des pensées, certaines ne sont pas respectables ; je ne respecterai donc pas celle dont vous nous annoncez la promulgation prochaine.


Veuillez agréer, Monsieur le Président, la très haute considération que je porte à votre fonction.


Docteur Michaël GUYADER
Chef de service du 8ème secteur
de psychiatrie générale de l'Essonne,
Psychanalyste.

C'est un texte qui a de la hauteur. Il passera un peu au dessus du palais de l'Elysée, j'en ai peur...

PS: Sur le discours de Nicolas Sarkozy à Antony, voir l'article de Liberation.fr, avec un extrait vidéo.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bon retour chez toi et je te pardonne pour le coup le probablement à propos de ce texte que j'ai reçu de ma mienne soeur aînée et cité dans la foulée…
J'ai aussi reçu (comme toi) et apprécié (aussi) la lettre de Jacky Dahomay que j'ai rerpoduite ici.
Amitiés et sourires...

Guy M. a dit…

Fallait-il que je me réveillasse dans le brouillard pour ne pas me souvenir de ton billet (auquel j'avais pourtant fait allusion mercredi)...?

Réponse: "oui".

Amitiés.