mardi 7 avril 2009

Une tempête polémique

Pour un pas trop vieux pas trop sage, comme moi, retiré des affaires dans son ermitage normand, et occupé à plein temps à regarder ses arbres fruitiers mettre leurs feuilles et ouvrir leurs fleurs, la tempétueuse agitation de certains incite à une douce somnolence jemenfoutiste et à la récitation, in petto et en latin, des deux vers de Lucrèce:

Suave, mari magno turbantibus æquora ventis
E terra magnum alterius spectare laborem.


Je n'ai jamais pu retenir la suite, mais elle n'est pas mal non plus.

Gustave Courbet, La vague.

Parmi les navigateurs aventureux du monde intellectuel parisien, qui bravent les tempêtes polémiques qu'ils aiment soulever eux-même, il faut rendre un hommage particulier à monsieur Eric Marty, et un hommage d'autant plus insistant que sa notoriété est loin d'être à la mesure des efforts déployés.

Monsieur Eric Marty est actuellement professeur de littérature française contemporaine dans un des départements de l'Université Paris VII-Denis Diderot.

Dans ce domaine d'études, les travaux de monsieur Eric Marty sont d'un assez agréable éclectisme. On le voit naviguer avec une confondante aisance d'une étude sur le journal de Gide (L'Ecriture du jour, Le Seuil, 1985) à une méditation philosophique sur la pensée althusserienne (Louis Althusser, un sujet sans procès, Gallimard, « L'infini, 1999), en faisant escale dans un ouvrage collectif consacré à Lacan et la littérature (Manucius, 2005)

Parmi tous ses travaux, j'ai lu jadis avec beaucoup d'attention son René Char (Le Seuil, « Les contemporains », 1990). J'en ai gardé la conviction que tous les poètes devraient interdire que l'on dépose des gloses universitaires au pied de leur œuvre.

La compétence de monsieur Eric Marty est suffisamment reconnue pour qu'il ait été choisi comme maître d'ouvrage de l'édition des œuvres complètes du regretté Roland Barthes. Cela n'est peut-être pas d'une importance très considérable, comme on peut s'en convaincre à la lecture des pitoyables Carnets de voyage en Chine (Editions Christian Bourgois, 2009), mais cela vous donne une stature incontestable dans le monde des Lettres...

Place Tien an Men, avril 1974.
Outre deux guides chinois anonymes, les lecteurs en bas-âges reconnaitront
François Wahl, Philippe Sollers, Marcelin Pleynet
et en retrait, forcément en retrait, Roland Barthes.

Monsieur Eric Marty aurait pu se contenter de cette belle carrière, et des polémiques y afférentes: on en trouvera quelques traces dans cette attaque de François Wahl contre les publications récentes de papiers non destinés à la publication et la réponse d'Eric Marty (et Olivier Corpet) à cette «injure». Mais tout ceci reste bien gentillet... et quasiment aussi ennuyeux que les premiers inédits ou les derniers écrits de ce pauvre Roland Barthes.

Mais pour échapper à ce degré presque zéro de l'aventure polémique, monsieur Eric Marty possède un talent rare, qui est de détecter à coup sûr l'antisémitisme rampant et/ou infiltré.

Publié en 2003, son Bref séjour à Jérusalem (Gallimard, « L'infini »), dont on peut lire un extrait en ligne, aurait dû, s'il y avait une justice dans le monde de l'édition, le révéler au grand public. On ne peut pas dire que cela fut foudroyant.

La publication, en 2005, de Circonstance 3. Portée du mot « juif » (Lignes & Manifeste) par Alain Badiou, lui permet de tenter à nouveau sa chance. Eric Marty bataille avec Badiou et nous offre Une querelle avec Alain Badiou, philosophe, qui paraît en 2007, chez Gallimard, collection « L'infini ». La polémique promettait d'être belle, mais n'est pas si éclatante que cela: Alain Badiou, qui a le droit d'estimer avoir des choses plus importantes à faire, répond par un haussement d'épaule, et quelques uns de ses ironiques sourires, publiés ici ou là.

Prix Aujourd'hui, 2009

Peut-être est-ce la remise du prix Aujourd'hui 2009, à l'ouvrage de Shlomo Sand Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008) qui a déclenché la colère d'Eric Marty, ou bien le constat du succès insolent (25000 exemplaires vendus en France selon Haaretz) d'un livre dont la critique avait assez peu parlé... Je ne sais, mais le 28 mars, le Monde publie un point de vue où monsieur Eric Marty nous explique quelles sont les « les mauvaises raisons » de ce « succès de librairie ».

En démarant avec un peu original « Tout le monde se souvient... » Eric Marty attaque très fort, mais à côté du sujet. Qu'importe ! L'essentiel pour lui est de rattacher Shlomo Sand, d'une manière ou d'une autre, au négationnisme.

Voyez:

Tout le monde se souvient de quelques énoncés qui, jadis, firent scandale : selon une rumeur venue d'Europe, les chambres à gaz n'avaient jamais existé, selon une autre, émanant du monde arabe, le Temple juif de Jérusalem était une invention des colons sionistes, malgré son attestation par le Coran décrivant Jésus y priant "debout".

Mais avec le siècle qui vient, et qui s'annonce comme redoutable, on aura compris que ces négations-là ne relevaient que du détail. Le livre de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé : de la Bible au sionisme (Fayard, 2008), règle la question de manière définitive. Le peuple juif n'existe pas : divine surprise !


(Vous pouvez lire la suite ici ou encore là...)

En usant de la technique éprouvée qui consiste à faire converger un certain nombre d'allusions, de références, de sous-entendus, de juxtapositions, de comparaisons, d'insinuations, de métaphores, l'article va son chemin et m'aurait presque convaincu que Shlomo Sand était un affreux négationniste, si je n'avais lu le livre...

... que je n'ai pas reconnu dans la prose d'Eric Marty.

Shlomo Sand non plus n'a pas reconnu son livre.

C'est du moins ce que je déduis de la réponse qu'il adresse à Eric Marty et que le Monde vient de publier.

Dans cette réponse, Shlomo Sand n'entre pas vraiment dans la polémique. C'est à peine s'il relève la qualification d'historien « autodidacte » que lui accorde Eric Marty - qui ne manque pas d'air sur ce point !

Il revient surtout sur ce qu'est son livre, et sa réponse constitue une très bonne présentation de son travail, qui suit effectivement le programme indiqué par son titre, et étudie comment l'historiographie israélienne construit la notion de peuple juif, et comment elle s'oppose en cela à certains faits historiques, ou néglige de soulever certains problèmes.

Pour en savoir plus, on peut consulter un article du Monde Diplomatique, lire un entretien avec Shlomo Sand, écouter une émission de Daniel Mermet, ou lire tout simplement le livre...

Shlomo Sand, historien.

Sur la haute tenue de l'attaque lancée contre lui, il signale:

Si l'on a pu affirmer, un jour, que la patrie constitue l'ultime recours de l'impie, on pourrait, aujourd'hui, dire que la Shoah est devenue l'ultime recours des démagogues prosionistes ! Pourquoi se priver d'assimiler mon approche à celle des négateurs de l'existence des chambres à gaz ? C'est direct, plus c'est gros et plus ça passe, et c'est la garantie de mobiliser beaucoup de monde contre mon livre.

Je tiens à souligner qu'en Israël, dans tous les débats tempétueux autour de ce livre, jamais une telle comparaison n'a été évoquée. Mais Paris n'est pas Tel-Aviv. En France, rien de plus facile, pour faire taire des contradicteurs que d'insinuer qu'ils sont antisémites, ou peut-être pire encore : qu'ils n'aiment pas suffisamment les juifs !

C'est surtout en cela que cette polémique est intéressante: elle montre bien quels sont les réflexes de pensée de nos intellectuels parisiens.

3 commentaires:

Margaret a dit…

Plus ça va, plus les polémiques de nos "intellectuels parisiens" me semblent téléphonées... Et ce qui me gêne encore plus, c'est que nos "intellectuels" ne sont pas vraiment dans leur rôle quand leurs interventions ne servent finalement qu'à imposer une vision binaire du monde. Enfin, je crois... Au bout du compte, toute cette élite autoproclamée ne fait rien qu'à vider le mot "intellectuel" de son sens...

Bises !

PS : Ça aurait été sympa de mettre une p'tite traduction pour les cancres qui plafonnaient à 1/20 de moyenne en latin au collège, et qui ont jeté l'éponge au bout de deux ans...

Guy M. a dit…

Dans ces polémiques téléphonées, comme tu dis, ils aimeraient bien que personne ne réponde...

Les "intellectuels" ont perdu toute crédibilité à l'époque où les rigolos de la photo ont cru pouvoir prendre la suite des derniers grands.

PS: J'ai oublié de placer un lien vers la suite du texte et une traduction. Il faut maintenant que je le retrouve.

Guy M. a dit…

J'ai trouvé un lien qui redouble le plaisir: il arrive sur un article du Dictionnaire philosophique de Voltaire.