vendredi 24 avril 2009

Muséographie des morts

Le juge des référés parisien qui a prononcé le jugement entraînant la fermeture de l'exposition Our Body est resté assez prudent en précisant que:

"les cadavres et leurs démembrements ont d'abord vocation à être inhumés ou incinérés, ou placés dans des collections scientifiques de personnes morales de droit public."

En effet, des restes humains peuvent être considérés comme objets de collection et figurer, au même titre qu'un herbier, une boîte de papillons ou un raton-laveur empaillé, dans les réserves d'un muséum d'histoire naturelle, voire d'un musée des arts premiers.

Bien que la proportion de tels "objets" soit assez faible dans les collections, il semblerait que leur présence soit source de quelque embarras pour le législateur, cette entité qui veille à la sécurité, au bien-être et, en ce cas, à l'éthique de notre société.

Il se trouve que certains pays peuvent être amenés à réclamer ces restes que nous conservons à des fins présumées scientifiques afin de leur donner une sépulture décente au regard des traditions des peuples de ces pays.

Ce fut le cas lorsque l'Afrique du Sud de Nelson Mandela réclama à la France les restes épars de celle que l'on avait surnommée la Vénus Hottentote.

L'histoire de Sawtche, baptisée Saartjie Baartman à son arrivée à Londres, mérite de figurer dans l'anthologie des indignités commises au nom de la curiosité prétendue scientifique.


Sawtche, née vers 1789 parmi les Khoïkhoï, nomades du sud de l'Afrique, était esclave d'un fermier afrikaaner quand elle fut achetée par un sujet britannique, médecin de la Royal Navy, qui l'emmena en 1810 à Londres. Elle fut exhibée comme une bête de foire en Grande-Bretagne, Hollande, France.... On aimait beaucoup montrer des "sauvages", et Sawtche avait pour elle des caractéristiques physiques (stéatopygie et macronymphie) qui pouvaient échauffer ces messieurs et attiser leur usine à fantasmes.

Stephen Jay Gould, dans l'une de ses chroniques, reprise dans Le Sourire du flamant rose (Seuil/Points Sciences, 2000), résume avec beaucoup de justesse:

La Vénus hottentote conquit donc sa renommée en tant qu'objet sexuel, et la combinaison de sa bestialité supposée et de la fascination lascive qu'elle exerçait sur les hommes retenait toute leur attention ; ils avaient du plaisir à regarder Saartjie mais ils pouvaient également se rassurer avec suffisance : ils étaient supérieurs.

Sawtche commença à intéresser le milieu scientifique quand Étienne Geoffroy Saint-Hilaire demanda à l'examiner, en 1815. De sa savant étude, il ressort que le visage de Sawtche est proche de celui d'un orang-outang et ses muscles fessiers proches de ceux des femelles du mandrill.

1815 est aussi l'année de la mort misérable de Sawtche qui trainait sa pauvre vie entre les cabinets des scientifiques et ceux des bordels parisiens. Cuvier, pour le progrès de la connaissance scientifique et le déshonneur de l'esprit humain, effectue un moulage de son corps, le dissèque, prélève le cerveau, et, évidemment, les organes génitaux. Son charcutage n'a pas fait progresser la science d'un poil; il conclut:

Les races à crâne déprimé et comprimé sont condamnées à une éternelle infériorité.

Le squelette et le moulage seront exposés au Musée de l'Homme jusqu'en 1974.

La demande de rapatriement de la dépouille de Sawtche fut formulée en 1994 par l'Afrique du Sud, mais se heurta au principe de l'inaliénabilité des collections nationales. Le débat s'enlisa, et notre fameux législateur ne prit pas la peine de penser la question des restes humains considérés comme objets scientifique.

Il fallu voter une loi exceptionnelle pour que le corps de Sawtche, ou ce qu'il en restait, soit rendu à sa terre, le 9 août 2002.

Le transfert avait eu lieu le 5 mai 2002.

On est un peu étonné de la réticence des autorités françaises: fidèles à leur mission, les musées sont extrêmement jaloux de leurs collections déclarées inaliénables.

Un certain nombre de ces institutions, comme le Musée des Arts Premiers, conservent des têtes tatouées de guerriers (ou d'esclaves) maoris, qui sont réclamées par la Nouvelle-Zélande, au nom des peuples maoris.

Les dignitaires des peuples maoris avaient coutume de porter sur leurs visages des tatouages indiquant leur filiation et leur rang. Cette carte d'identification se développait de manière assez esthétique pour intriguer les occidentaux quand ils croisèrent dans les parages.

Au lieu de faire des dessins de ces tatouages, les visiteurs purent emporter la tête tout entière, aidés par une autre coutume ancestrale des maoris. Ceux-ci avaient certainement d'excellentes qualités, mais possédaient une terrible propension à guerroyer. Après leurs batailles, les survivants emportaient avec eux les têtes des combattants tués, et les fumaient pour les garder quelque temps au village, et finalement les restituaient à la famille pour les enterrer.

Le premier européen à ramener une tête dans ses bagages fut Joseph Banques, naturaliste de l'expédition du capitaine Cook, qui s'en procura une le 20 janvier 1770.

Activée par l'engouement des collectionneurs occidentaux, la main invisible du marché organisa si bien les échanges d'armes à feu contre des têtes tatouées que l'on en vint dans certaines tribus à tatouer des esclaves que les négociants venaient choisir sur pied... Ce trafic fut prohibé vers 1830.

Le major général Horatio Gordon Robley (1840-1930) et sa collection.

Le muséum d'Histoire Naturelle de Rouen, qui a été fermé une dizaine d'années en attente de travaux de mise en sécurité, envisageait, après sa réouverture en février 2007, de procéder à la restitution d'une tête maorie présente dans ses collections depuis 1875.

La remise de la tête aux représentants de la Nouvelle-Zélande devait avoir officiellement lieu le 22 octobre 2007.

La cérémonie ne fut que symbolique. Les services de madame Albanel, ministre de la Culture, pour s'opposer à la restitution, avaient porté plainte devant le tribunal administratif, qui leur donna raison...

C'est ainsi que fut bloquée, par voie juridique, une initiative qui avait été mûrement réfléchie par le directeur du muséum, monsieur Sébastien Minchin, et son équipe.

Vous ne serez peut-être pas surpris d'apprendre que la presse, pourtant prévenue de la décision de la direction du muséum et des autorités néo-zélandaises de n'autoriser aucune photographie de la tête maorie, a assiégé les services du muséum pour obtenir de voir cette fameuse curiosité. On raconte même, à Rouen, pas très loin de la rue Beauvoisine, qu'une chaine de télévision spécialisée dans l'information, le divertissement et la publicité, aurait proposé de filmer en exclusivité la délégation néo-zélandaise mise en présence de la tête maori.

En costumes de "sauvages", je suppose...



PS: Il est possible de télécharger et de lire le dossier de presse établi par le muséum de Rouen en 2007. Il comporte beaucoup d'informations que je n'ai pas reprises...

4 commentaires:

Marianne a dit…

Je me souviens de l'histoire de la tête Maori et de sa photo dans un quotidien gratuit .Il serait important d'accéder aux demandes de ces pays spoliés qui souhaitent que le restes de leurs ancêtres reviennent dans les pays d'origine. Je trouve la décision de la France de considérer les restes humains collections inaliénables des musées au même titre qu'une statue ou un tableau d'une sauvagerie digne de l'époque ou ces restes furent ramenés .

Guy M. a dit…

Un petit détail: la presse avait utilisé à l'époque un dessin de la tête tatouée de Rouen, et non une photo (les demandes des photographes ayant été repoussées - elles continuent encore, et reçoivent la même réponse négative).

Tout à fait d'accord avec votre conclusion: nous sommes les sauvages.

JBB a dit…

Constater que, plus de deux siècles après la première "importation" de tête maori, on continue à s'y accrocher est assez démoralisant. Heureusement que ton billet est très classe, ça compense.

Guy M. a dit…

Ces "importations" n'ont quasiment rien apporté à la connaissance. Les restitutions permettraient d'établir des liens plus étroits avec la Nouvelle-Zélande...

(La classe, c'est surtout celle de l'équipe de direction du Muséum de Rouen...)