mercredi 29 avril 2009

Généalogie sécuritaire

Tu me contrediras si je me trompe, mais l’exact contraire de "sécuritaire", je crois bien que c’est "libertaire".

Mathieu Rigouste, entretien paru dans Barricata.

Depuis que j'ai appris que les enquêteurs avaient passé en revue les cinq mille volumes de la bibliothèque de Tarnac pour y découvrir vingt-sept livres subversifs, voire même séditieux (ou l'inverse), j'hésite toujours un peu à parler des ouvrages que je fais entrer par la grande porte, et avec les honneurs, dans ma bibliothèque à degrés. Je crains fort de n'avoir l'approbation pleine et entière des contrôleurs de nos pensées, ou, pire encore, de leur sembler privilégier des livres séditieux, voire même subversifs (ou l'inverse).

En attendant que le Ministère de l'Intérieur mette au point un Index des livres déconseillés, façon Vatican d'antan, je me laisse guider par la qualité que je leur trouve.

Je viens de terminer le livre que Mathieu Rigouste a tiré de la thèse de doctorat qu'il a soutenue en 2008, à l'Université de Paris VIII.

Sa thèse était intitulée L’ennemi intérieur postcolonial. De la lutte contre subversive au contrôle de l'immigration dans la pensée militaire française. Une socio-histoire du contrôle sécuritaire (1954-2007).

Son livre, aux éditions La Découverte, est intitulé L'ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France contemporaine.

Et le titre indique très précisément ce que met en évidence Mathieu Rigouste dans son étude.


Pour mener sa recherche, il a pu consulter en toute liberté les archives, jusque là inexploitées et en grande partie inédites, de l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN), et il a utilisé les diverses publications de la communauté politique et militaire, ainsi que les ouvrages classiques consacrés au sujet.

L'IHEDN a été fondé en 1947, avec pour but de permettre l'élaboration et la mise au point d'une doctrine de défense, et de réfléchir à la promotion de l'esprit de défense au sein de la nation. Pratiquement, l'IHEDN n'a pas eu de rôle majeur dans la constitution des doctrines officielles de la Défense Nationale, mais a eu beaucoup d'influence sur la manière dont les «cadres de la nation» ont pu considérer les questions militaires.

Les sessions nationales de l'Institut accueillent chaque année de 80 à 90 personnes, issues du privé (dirigeants d'entreprise, d'ONG, journalistes, industriels de l'armement...), du public (hauts fonctionnaires, universitaires, syndicalistes...) et de l'armée (officiers...). Les participants reçoivent un dossier d'information, élaboré par le conseil des études, et constituant une base de réflexion sur les problèmes de défense. Des comités sont formés parmi les auditeurs, avec pour objectif de réaliser des rapports sur les thèmes fournis. Les responsables des comités rédigent ensuite des synthèses des travaux qui seront ensuite transmises au premier ministre et aux ministres concernés.

Si l'on ajoute que l'IHEDN cultive une grande liberté de parole (ce n'est surtout pas un organe de bête propagande, c'est plus subtil que cela...), on conçoit aisément que ces trois types d'archives ont été précieuses pour étudier l'évolution des idées sur la défense nationale dans les milieux intéressés.

On peut ainsi suivre donc, avec Mathieu Rigouste, le fil rouge de la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR), élaborée par l'armée au cours des guerres coloniales, et dont le « cas d'école » est la bataille d'Alger. On suit surtout comment cette doctrine, écartée par le général de Gaulle après sa prise de pouvoir, est restée présente, de manière plus ou moins latente, dans les réservoirs à idées et à travers un certain nombre de réseaux. Enfin, on peut comprendre comment, face aux « nouvelles menaces », elle s'est trouvée réactivée et a réussi à s'hybrider avec ce que l'on pourrait appeler « l'esprit de sécurité », face à ces trois « ennemis intérieurs » à qui l'on a donné les figures de l'immigré, du jeune de banlieue et du terroriste ultra gauchiste.

17 octobre 1961,
exercice de style du préfet Maurice Papon.

J'ai sans doute mal cherché, mais j'ai trouvé assez peu de critiques du livre de Mathieu Rigouste dans la presse... Dans un article du Monde, Jean Birnbaum, en recourant aux métaphores musicales chères à monsieur Besson, chipote quelque peu:

Au premier abord, certes, l'ouvrage de Mathieu Rigouste peut décevoir. L'Ennemi intérieur fait entendre une rengaine familière à quiconque fréquente les études postcoloniales à la française. Selon cette ritournelle, le discours sécuritaire ne serait qu'une vaste machine de propagande au service des dominants, visant à maintenir les opprimés dans un état de terreur permanente, quitte à fabriquer de toutes pièces de multiples "menaces" incarnées par l'immigré issu de l'ex-Empire français.

Comme je ne suis pas critique au Monde, et que je ne sais pas tout, je dois dire que j'ai découvert beaucoup de choses dans le livre de Mathieu Rigouste, qui est clair, rigoureux et documenté.

Et qui ne cache pas ses intentions:

La domination médiatico sécuritaire fonctionne comme un assemblage de machines de commandement et de spectacle. Il s'agit d'une forme de pouvoir qui, en plus de surveiller et punir, cherche à montrer (les menaces) et tenir (la population). Sa prétention à tout régenter est comparable à de l'action psychologique: il s'agit de faire désirer l'encadrement global par une gestion technicienne et rationalisée de la peur et de la résignation. Il est donc devenu impératif d'expliquer que la domination sécuritaire n'est pas un monstre tout puissant, mais une machine de machines, qu'elle fonctionne en divisant les forces qui lui résistent, se nourrit de leurs renoncements et qu'il est possible d'avancer dans la compréhension de ses mécanismes et de ses failles.

Le livre de Mathieu Rigouste est une sérieuse avancée dans ce sens.


PS1: Regarde à vue propose sur sa page ouaibe, un entretien de 40 minutes avec Mathieu Rigouste, beaucoup plus consistant que les clips que l'on peut trouver sur Mediapart.

PS2 : Mathieu Rigouste devrait être présent à la journée innommable du FRAP 2009.

Je vous copicolle le programme de la journée:

La Journée Innommable
Dimanche 10 mai, 14h30-23h
A Ecobox, 37 rue Pajol, M° Max-Dormoy

14h Briefing autour de la carte de la Préfecture de police de Paris sur le plan 1000 caméras:
venez découvrir les caméras de votre quartier belges, allemandes, italiennes et l’intersquat de Paris.

14h30 Le retour d’un inavouable historique : Projection ‘Cameroun : Autopsie d’une indépendance’ documentaire de Gaëlle Le Roy et Valérie Osouf, 2007, 52min, avec Gaëlle Le Roy

16h Débat avec Gabriel Périès sur ‘De la sécurité nationale à la contre-insurrection : le retour’, Mathieu Rigouste auteur de « L’ennemi intérieur, La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine ».


17h45 Film: France-Rwanda 1994, complicité de Génocidede Survie, Avril 2009


18h Chant d’encre (Slam)


19h15 Repas

20h Continuité et discontinuité géographique et historique des méthodes de l’état: Débat avec Mathieu Rigouste (sous-rés) Gabriel Périès, Pièces Pièces et main d’œuvre, auteur de ‘RFID : la police totale’ et ‘Aujourd’hui Le Nanomonde. Les nanotechnologies, un projet de société totalitaire’


Cliquez de temps en temps
pour aller voir si les coquilles ont été corrigées.

6 commentaires:

JBB a dit…

Je n'ai que vaguement entendu parler de la doctrine de la guerre révolutionnaire, rien que pour ça j'ai bien envie de lire le bouquin. C'est marrant que De Gaulle s'y soit refusé, quand ses pseudo-successeurs (de très loin, hein…) n'ont pas de tels scrupules.

Guy M. a dit…

Le "coup d'état démocratique" de de Gaulle s'est appuyé sur les partisans de cette doctrine, qu'il a ensuite écartés (ils étaient plutôt Algérie Française...) Ceux qui sont restés, ou qu'il a gardé, à ses côtés (Debré, Pasqua...) ont continué à faire vivre la doctrine.

Tout cela est parfaitement détaillé dans le livre de Mathieu Rigouste (que tu vas lire, forcément, et après je suis sûr que tu vas nous faire un entretien avec l'auteur dans Article XI...)

damien a dit…

que je vais lire aussi ... merci pour cette présentation

Guy M. a dit…

Sage décision...

Et il faut faire passer...

Jérémie Lopez a dit…

Merci de l'info! Je vais le lire avec empressement! Il faut faire tourner la bouquin!

Guy M. a dit…

Il faut faire circuler: ça a beaucoup à voir avec ce qui arrive...