On raconte (*) que, le 12 août 1961, Joachim Kühn, qui avait 17 ans, reprit le train de 22 heures pour rentrer à Leipzig, en Allemagne de l'Est. Il venait de passer quelques jours chez son frère Rolf, son ainé de 15 ans, musicien professionnel installé à Berlin-Ouest. Cette même nuit, pendant son retour, fut mis en chantier le mur de Berlin qui devait matérialiser pour des années le rideau de fer.
Cinq ans plus tard, le jeune pianiste fut invité à participer à la Friedrich Gulda Internationaler Jazzkonkurrenz, qui doit se tenir du 17 au 24 mai 1966, à Vienne.
Joachim Kühn dut se rendre à Berlin, pour obtenir un visa de très courte durée.
"Lorsque je suis allé à Berlin pour ce visa, l'hôtesse de l'agence d’État m'aimait bien, j'avais plusieurs fois eu affaire à elle. Je pense qu'elle a un peu poussé les choses... (...) Les agents communistes m'ont regardé ; l'un d'eux m'a dit : 'Jure que tu vas revenir, jure-le.' J'avais la main dans la poche, j'ai croisé les doigts, j'ai juré..."
Pour avoir ce droit de sortie du territoire, lui qui avait déjà décidé d'oublier d'y revenir, il aurait été capable de jouer tout son répertoire classique en croisant les doigts.
Ou même sans les doigts...
On y voit Rolf à la clarinette, Joachim à je ne sais quoi,
Stu Martin devant ses percussions, Volker Kriegel à la guitare,
et Günter Lenz à la basse électrique.
Sa liberté toute neuve, et tant attendue, allait rencontrer celle du free jazz qui, dans ces années-là, et pour une très courte période, fleurissait de belle manière en Europe. A cette explosion de toutes les audaces et de quelques colères, il allait joindre toute son énergie, qui n'était pas médiocre, et toute sa virtuosité, qui était éblouissante, et probablement découvrir que la liberté, en musique comme en tout autre domaine, peut n'avoir aucune limite.
C'est à cette époque que je l'ai vu et entendu pour la première fois. Ce devait être au tout début des années 1970, au Centre Culturel Américain, alors installé boulevard Raspail.
Un solo de 1970, illustré d'une photo chronologiquement décalée,
et malheureusement perturbé par un signal radio intempestif...
Mes goûts n'ont pas toujours suivi ceux de Joachim Kühn dans son insatiable appétit de musique.
Aussi tenter de résumer sa carrière en quelques lignes relèverait pour moi de l'impossible. D'autant plus que la plupart des enregistrements qui ont ponctué ce parcours de plus de cinquante ans est maintenant introuvable... Et les ressources de la toile, où parfois l'on trouve tout sauf ce que l'on cherche, ne m'aident pas énormément.
Impossible d'y dénicher, par exemple, la moindre trace de cette "triple entente" qui s'est développée, pendant plus de dix ans, entre Joachim Kühn au piano, Jean-François Jenny-Clark à la contrebasse et Daniel Humair à la batterie. Il faudra donc vous résoudre, si vous me croyez sur parole - ce dont je doute fort -, à trouver au préalable un disquaire survivant de la grande extinction des disquaires, et lui passer commande de quelques uns des enregistrements du trio le plus ébouriffant des ultimes années du siècle dernier. Vos oreilles innocentes et boulimiques voudront tout entendre, et je vous envie de pouvoir découvrir Easy to Read (1985), Usual Confusion (1993), L'Opéra de Quat'sous (1995) ou Triple Entente (1997), le dernier disque des trois amis, enregistré un an avant la disparition de Jean-François Jenny-Clark.
A soixante-six ans, Joachim Kühn ne fait pas partie de ceux dont je m'amuse à dire que, oui, je l'ai connu vivant, et inventif, mais que, pfff..., comment dire...
Vivant et inventif, il l'est toujours.
A Paris, on a pu le voir, vendredi soir, en duo avec Archie Shepp, à la Fondation Cartier, pour accompagner la sortie de leur disque Wo ! Man - que je compte bien pouvoir écouter un de ces jours, puisque Michel Contat, de Télérama, m'assure que Shepp "a retrouvé la splendeur de sa sonorité au sax ténor".
Ailleurs, soit un peu partout, on pourra continuer de l'entendre en compagnie de Majid Bekkas et de Ramon Lopez, avec lesquels s'est nouée, depuis Kalimba (2007), une nouvelle triple entente musicale dont le multiculturalisme assumé ne devrait pas échapper aux puristes en tous genres.
[A Kalimba, il faut ajouter Out of the Desert (2009), où le trio joue avec des musiciens marocains et béninois, et le tout récent Chalaba (2011).]
Joachim Kühn, piano ; Majid Bekkas, basse guembri et chant ; Ramon Lopez, percussions.
(*) L'anecdote est (évidemment) relatée dans la véritable somme que représente l'ouvrage de Marc Sarrazy, Une histoire du jazz moderne, Joachim Kühn, aux Éditions Syllepse (2003). La citation de Kühn à propos de son visa est tirée de ce livre.
2 commentaires:
Merci pour cette page avec vos mots, vos pensées et quelques vidéos que je ne connaissais pas. Merci aussi pour avoir cité mon ouvrage. Si vous souhaitez une copie du Shepp / Kühn et de Triple Entente, je peux vous le faire. Amicalement, Marc Sarrazy
C'est à moi de vous remercier pour votre livre, qui m'a permis, entre autres choses, de remettre un peu d'ordre dans mes souvenirs...
(Ma CD-thèque est bien fournie en J. Kühn...)
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