Parlant du méticuleux projet pictural que Roman Opalka mène depuis plus de quarante cinq ans, Jacques Roubaud écrit :
Roman Opalka aura fait ce qu'un homme pouvait faire de plus immense pour approcher l'idée d'infini, de l'infini dans le fini du temps, par des moyens non discursifs, non mathématiques, irréductiblement personnels mais en même temps donnés à tous, à nous.
Un monument.
(Ce texte, intitulé Le Nombre d'Opalka, fait "bon voisin" avec ceux de Christine Savinel et de Bernard Noël dans le petit livre Roman Opalka, publié aux Éditions Dis Voir, 1996.)
En 1965, Roman Opalka décide de consacrer le reste de sa vie de peintre à tracer, dessiner et peindre, à la peinture blanche, la suite des nombres entiers en ordre croissant. Il utilise des toiles de 196 cm sur 135 cm, dont le fond, initialement noir, reçoit environ 1 % de blanc supplémentaire à chaque nouvelle mise en œuvre. Bien que les deux blancs utilisés soient de nature différente, blanc de titane pour le tracé des chiffres et blanc de zinc pour la dilution du fond, on peut considérer que, depuis 2008, les nombres sont devenus indiscernables, peints en blanc sur fond blanc. Roman Opalka accompagne son travail du prononcé, en polonais, des nombres qu'il inscrit; sa voix est enregistrée au fur et à mesure sur bande magnétique. Enfin, après chaque séance de travail dans son atelier, Opalka réalise une photographie de son visage devant la toile en cours.
Le peintre considère que chaque toile réalisée selon ce protocole est un Détail d'une totalité désignée par le titre :
Le nombre n'est pas la préoccupation première de l'artiste qui s'est pourtant engagé dans leur indéfinie transcription. Ce qu'il vise, c'est la manifestation du passage du temps.
Or la perception la plus immédiate de ce passage est sans doute celle des ponctuations plus ou moins régulières du temps, qui peuvent aller de nos simples pulsations cardiaques aux phénomènes astronomiques les plus alambiqués, en passant par la simple alternance du jour et de la nuit. Même si l'on cherche à figurer l'écoulement temporel comme continu, revient inéluctablement le moment où le sablier doit être retourné, et la réserve de la clepsydre renouvelée.
Au début des années 60, Roman Opalka avait entrepris, avec ses Chronomes, de reporter ces ponctuations sur la toile. Mais il dut assez rapidement convenir que la disposition des motifs de scansion temporelle dans les deux dimensions spatiales d'un tableau ne pouvait être que confuse, et surtout illisible, faute de l'indication d'un sens de lecture tenant compte de la "flèche du temps".
Pour dépasser cette difficulté, Opalka fut amené à utiliser l'analogie profonde qui existe entre la succession des instants notés et la suite des nombres entiers. Comme le visiteur compte les marches qu'il doit gravir pour se rendre à son rendez-vous, manière de passer le temps ou, plus sûrement encore, de ressentir son passage, le peintre se mit à inscrire sur ses toiles la comptine des ordinaux...
Il s'engageait dans une entreprise qui, avec son rituel d’accompagnement, allait devenir l'une des performances les plus fascinantes de notre temps.
D'un point de vue strictement mathématique, le "monument" de Roman Opalka s'élève sur le seuil du "paradis" que, selon David Hilbert, Georg Cantor aurait "créé" pour les mathématiciens en jetant les bases de la théorie des ensembles, majestueux édifice où s'ébattent en toute liberté - "l'essence des mathématiques, c'est la liberté", disait Cantor - des infinités d'infinis "actuels". Si Opalka, par son entreprise, donne bien une exemplaire illustration de "l'idée d'infini", il s'agit de l'idée de la possibilité de toujours dépasser le point déjà atteint. Quelle que soit la grandeur du dernier nombre inscrit sur le dernier Détail que pourra peindre Opalka, n'importe quel gamin éveillé pourra aller au-delà en disant simplement le "plus uno" de Miracle à Milan, le film de Vittorio De Sica et Cesare Zavattini (1951). N'importe quel philosophe, même non cinéphile, parle dans ce cas d'infini potentiel, et les mathématiciens utilisent pour le désigner le symbole "∞", jadis introduit par John Wallis, que Roman Opalka a inséré dans le titre de son grand œuvre.
Ce symbole, en permettant de raisonner sur la possibilité d'un dépassement illimité, est aussi la marque de l'inatteignable et place prudemment toute idée plus actuelle de l'infini dans le domaine de l’impensable. Et c'est cette limitation de la pensée que Georg Cantor devait outrepasser, en introduisant en mathématiques la notion-clé d'ensemble, défini initialement comme "toute réunion en un tout M d'objets m bien définis et bien différenciés de notre intuition ou de notre pensée; ces objets étant appelés les éléments de M". Si cette notion est assez simplette dans le cas des ensembles ayant un nombre fini d'éléments, elle devient audacieusement borderline en permettant de penser des collections qui, comme celle des nombres entiers, ou celle des nombres réels, ne sont pas limitées.
C'est en cherchant à étendre aux ensembles non-finis l'idée de "nombre d'éléments" que Cantor fit sa découverte la plus stupéfiante, celle de l'existence d'un autre infini, infiniment plus grand, que celui de l'ensemble des entiers. De là allait découler sa théorie des transfinis, ce "paradis" pavé de très beaux problèmes et de vilains paradoxes...
Parmi les continuateurs de Cantor figure en bonne place le mathématicien russe Nikolaï Luzin, fondateur de l’École de Moscou, avec Dmitri Egorov et Pavel Florensky - qui fut également, dans l'ordre ou le désordre, philosophe, théologien et prêtre orthodoxe.
Un livre récent de Jean-Michel Kantor et Loren Graham, paru en 2010, chez Belin, dans la collection Pour la Science, a été consacré à ce trio fondateur. Traduit de l'anglais par Philippe Boulanger, il se présente en rayons sous le titre Au nom de l'infini, assorti du sous-titre à rallonge racoleuse Une histoire vraie de mysticisme religieux et de création mathématique. Quant à la quatrième de couverture, elle en remet une louche qui n'a rien d’infinitésimal :
Ce livre touchera même ceux que les mathématiques laissent indifférents, voire effraient. Les auteurs éclairent les liens étroits entre la vie - avec ses plaisirs et ses drames - et l’œuvre de ces hommes et ces femmes qui ont marqué le XXe siècle par leur créativité en mathématiques.
(Sans vouloir être désagréable, je me demande si ce type de discours dope vraiment les ventes d'un bouquin...)
Loin d'être une saga "avec ses plaisirs et ses drames", le livre de Jean-Michel Kantor et Loren Graham est plutôt un assemblage de monographies sur les mathématiciens qui ont fait l’École de Moscou. C'est un travail soigné, avec notes et références, qui comble une lacune car on ne pas dire que les moscovites soient chez nous des vedettes de l'histoire des mathématiques...
Mais son principal intérêt est d'indiquer le rapport qui semble s'établir, chez Florensky, Egorov et Luzin, entre leurs croyances religieuses et leur activité mathématique.
Tous trois étaient, à des degrés divers, proches des membres d'une secte orthodoxe hérétique, appelés par les auteurs "adorateurs du Nom", en reprenant la désignation d'"onomatolâtres" utilisée par ceux qui les condamnaient, alors qu'il serait plus juste de parler, en toute neutralité, d'"onomatodoxes" (confesseurs du Nom). Un trait essentiel des adeptes de ce groupe était la pratique d'une prière de type incantatoire où étaient répétées indéfiniment de courtes invocations, tout en contrôlant respiration et rythme cardiaque.
L'une des invocations était : "Le Nom de Dieu est Dieu."
On peut se demander - ce n'est certes pas très malin, mais pas trop idiot non plus - si l'essentiel du geste de Cantor, en constituant l'infini comme objet de pensée, n'a pas été de faire basculer le mot "infini" d'un statut de qualificatif, permettant d'envisager une potentielle poursuite à jamais inachevée, dans un statut de substantif. Non seulement l'infini recevait un nom, mais encore il devenait un nom...
(Et avec l'introduction des transfinis, il deviendra des nombres.)
On en vient ainsi à l'hypothèse esquissée dans Au nom de l'infini, selon laquelle l’attachement de nos mathématiciens russes à une doctrine professant la puissance et la grandeur du Nom de Dieu les aurait rendus plus réceptifs que leurs collègues de l'école française à l'audacieuse entreprise cantorienne, qu'il faut aussi considérer comme entreprise de nomination.
Sur ce point, qui peut ne pas laisser indifférent même ceux que les mathématiques "effraient" - car il s'agit aussi de la fabrique d'un savoir -, on se dit, en refermant le livre, qu'on aurait aimé en savoir un peu plus...
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