dimanche 8 mai 2011

Un acte de torture gratuit

Grands mots, pourrait-on dire...

Mais les grands mots sont aussi là pour être utilisés.

En conséquence, commençons par dire que jeudi dernier, en enjoignant aux sbires de service de gazer au lacrymogène un jeune homme de 18 ans, toxicomane en cours de sevrage et manifestement en état de manque, monsieur le président du Tribunal de Grande Instance de Bayonne a ordonné que soit commis de manière délibérée un acte de torture pur et simple.

Le président Sarkozy à la Cour de Cassation, en 2009,
après sa plaidoirie pour un "habeas corpus à la française".


Les faits, révélés par un article du journal Sud Ouest, ont fait l'objet d'une dépêche de l'AFP qui a été reprise en toute confiance par la presse nationale. Il est bien sûr préférable de les découvrir dans le récit du quotidien régional pour la précision des détails.

Introduction :

Il est des audiences comme des jours en geôle. Interminables. Ainsi, au tribunal de Bayonne, hier après-midi, avec cette affaire de petit trafic de stupéfiants. Mais derrière les débats, on entend très distinctement des coups sourds, et des vociférations. Ils proviennent de la « souricière », cette geôle au sous-sol pour les prévenus en détention provisoire.

Puis, "une bonne heure et demie plus tard" :

Dans la salle des comparutions immédiates, un homme jeune, torse nu, se tord de douleur en même temps qu'il crache des insultes au visage des policiers qui l'entourent. « Je vais les crever. Ils m'ont gazé putain. Ils se sont mis à trois sur moi et il y a un c... qui m'a gazé. » Il s'éponge les yeux, et à la fois se débat comme un diable.

(...)

Ceux qui l'approchent sont pris de picotements des yeux, d'irritations de la gorge. La salle d'audience a des relents de manifestation qui aurait mal tourné. Le grand-père du prévenu a les yeux rougis. Son avocate, après être parvenue à le calmer, s'échappe quelques minutes pour se laver les yeux, bouffis par l'irritation.

Emmanuelle Fère, qui signe cet article, nous explique que le prévenu, un jeune homme de 18 ans, "encore gosse aux yeux bleus ébahis, déjà un peu boxé par la vie", devait comparaître pour une demi-douzaine de vols à l'arraché commis dans la région depuis le début de l'année. Incarcéré depuis le lundi, il avait demandé à passer en comparution immédiate. Il est en sevrage depuis deux mois, nous dit-elle; il souffre de "phobie de l'enfermement", et manifeste des "envies déclarées de suicide"... Il a peut-être été pris en charge médicalement en détention, mais il est probable qu'on ne lui ait "pas donné le bon dosage de cachets à la maison d'arrêt" ce matin-là.

De toute évidence, "ce n'[était] pas du gaz dont il [avait] besoin mais d'un médecin", ainsi que l'a déclaré madame Marie-Hélène Ville, présidente de l'audience de comparution immédiate.

Les pompiers et le Samu sont finalement intervenus, mais après qu'on l'ait laissé se taper la tête contre les murs pendant deux ou trois heures, et après qu'on l'ait aspergé de gaz lacrymogène "pour le calmer".

"Traitement inhumain et dégradant" ?

Non.

Disons : "torture".

L'article de Sud Ouest reproduit les déclarations aux journalistes de monsieur Alain Tessier-Flohic, qui assume sa décision :

Quant au président du tribunal de grande instance, Alain Tessier-Flohic, il confirme que c'est lui qui a donné l'ordre de gazer le prévenu, tout en faisant visiter les geôles. « Quand vous avez un énervé de première, en train de casser la geôle en bas pendant deux heures, au bout d'un moment, on se sent obligé d'employer la force. C'était le gaz ou la piqûre, mais ce n'était pas possible car il allait comparaître. »

Finalement, le jeune homme n'a pas pu comparaître à l'audience de jeudi. Il reviendra mardi.

Pas tout à fait de son plein gré :

Il a été maintenu en détention. Remenotté.

De ce remenottage, sans doute réglementaire, on dira qu'il est seulement "inhumain et dégradant"...

Le prévenu avec son avocate, Me Myriam Unal.
(Photo Emmanuelle Fère/ Sud Ouest.)


Et puisque le dimanche, c'est roses blanches et supplément littéraire, on pourrait terminer en dédiant à monsieur Alain Tessier-Flohic, président du TGI de Bayonne, ce texte d'Antonin Artaud, "énervé de première", qui parle de drogues, de volupté, mais aussi de douleur et d'Angoisse (la majuscule est d'A.A.).

Lettre à Monsieur le législateur de la loi sur les stupéfiants

Monsieur le législateur,

Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémentée du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con.


Ta loi ne sert qu’à embêter la pharmacie mondiale sans profit pour l’étiage toxicomanique de la nation parce que


1° Le nombre des toxicomanes qui s’approvisionnent chez le pharmacien est infime ;


2° Les vrais toxicomanes ne s’approvisionnent pas chez le pharmacien ;


3° Les toxicomanes qui s’approvisionnent chez le pharmacien sont tous des malades ;


4° Le nombre des toxicomanes malades est infime par rapport à celui des toxicomanes voluptueux ;


5° Les restrictions pharmaceutiques de la drogue ne gêneront jamais les toxicomanes voluptueux et organisés ;


6° Il y aura toujours des fraudeurs ;

7° Il y aura toujours des toxicomanes par vice de forme, par passion ;


8° Les toxicomanes malades ont sur la société un droit imprescriptible, qui est celui qu’on leur foute la paix.


C’est avant tout une question de conscience.


La loi sur les stupéfiants met entre les mains de l’inspecteur-usurpateur de la santé publique le droit de disposer de la douleur des hommes : c’est une prétention singulière de la médecine moderne que de vouloir dicter ses devoirs à la conscience de chacun.


Tous les bêlements de la charte officielle sont sans pouvoir d’action contre ce fait de conscience : à savoir, que, plus encore de la mort, je suis le maître de ma douleur. Tout homme est juge, et juge exclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore de la vacuité mentale qu’il peut honnêtement supporter.


Lucidité ou non lucidité, il y a une lucidité que nulle maladie ne m’enlèvera jamais, c’est celle qui me dicte le sentiment de ma vie physique. Et si j’ai perdu ma lucidité, la médecine n’a qu’une chose à faire, c’est de me donner les substances qui me permettent de recouvrer l’usage de cette lucidité.


Messieurs les dictateurs de l’école pharmaceutique de France, vous êtes des cuistres rognés : il y a une chose que vous devriez mieux mesurer ; c’est que l’opium est cette imprescriptible et impérieuse substance qui permet de rentrer dans la vie de leur âme à ceux qui ont eu le malheur de l’avoir perdue.


Il y a un mal contre lequel l’opium est souverain et ce mal s’appelle l’Angoisse, dans sa forme mentale, médicale, physiologique, logique ou pharmaceutique, comme vous voudrez.


L’Angoisse qui fait les fous.


L’Angoisse qui fait les suicidés.


L’Angoisse qui fait les damnés.


L’Angoisse que la médecine ne connaît pas.

L’Angoisse que votre docteur n’entend pas.

L’Angoisse qui lèse la vie.


L’Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie.


Par votre loi inique vous mettez entre les mains de gens en qui je n’ai aucune espèce de confiance, cons en médecine, pharmaciens en fumier, juges en mal-façon, docteurs, sages-femmes, inspecteurs-doctoraux, le droit le disposer de mon angoisse, d’une angoisse en moi aussi fine que les aiguilles de toutes les boussoles de l’enfer.

Tremblements du corps ou de l’âme, il n’existe pas de sismographe humain qui permette à qui me regarde d’arriver à une évaluation de ma douleur précise, de celle, foudroyante, de mon esprit !


Toute la science hasardeuse des hommes n’est pas supérieure à la connaissance immédiate que je puis avoir de mon être. Je suis seul juge de ce qui est en moi.


Rentrez dans vos greniers, médicales punaises, et toi aussi, Monsieur le Législateur Moutonnier, ce n’est pas par amour des hommes que tu délires, c’est par tradition d’imbécillité. Ton ignorance de ce que c’est un homme n’a d’égale que ta sottise à la limiter.


Je te souhaite que ta loi retombe sur ton père, ta mère, ta femme, tes enfants, et toute ta postérité. Et maintenant avale ta loi.

(Antonin Artaud, L’ombilic des Limbes (1925), disponible en Poésie/Gallimard, 1993.)

Antonin Artaud dans Le juif errant, film de 1926.
(Photo donnée à André Breton.)

2 commentaires:

Ysabeau a dit…

Le lacrymogène n'est pas particulièrement connu pour ses effets calmants. Il ne fait fuir les gens que parce qu'il est désagréable. La décision du président du TGI est d'autant plus, disons surprenante, que le prévenu ne risquait pas de s'échapper.

Effectivement on peut assimiler cela à un acte de torture. Interdit en droit français. J'ose espérer que le jeune homme, tout délinquant qu'il soit, pourra réclamer réparation du préjudice subi (comme n'importe quel autre citoyen français).

Guy M. a dit…

Il semblerait que la Chancellerie s'est inquiétée de la chose et a demandé des éclaircissements...

De là à accorder réparation, il y a loin.