mercredi 11 mai 2011

La question tunisienne

Il semblerait bien qu'un élément nouveau commence à s'imposer dans le vocabulaire relativement restreint de la communication médiatique. Il s’agit du vocable "migrant", que l'on voit de plus en plus utilisé par les rédacteurs de dépêches...

Les attentifs lecteurs-commentateurs de la presse en ligne l'ont déjà remarqué. Et l'on peut lire, çà et là, les remarques agacées de ces amoureux de bonne soupe nationale et de beau langage, réclamant qu'on en revienne à une terminologie plus correcte. Ils préféreraient que l'on use plutôt du mot "clandestin", selon eux plus adéquat, puisque bien chargé péjorativement.

"Migrant", apparu comme adjectif vers 1951 dans l'expression "travailleur migrant", a été admis à un usage substantivé une dizaine d'années plus tard. Il désigne actuellement, et selon des sources académiques, une "personne effectuant une migration". On comprend que cette neutralité constatative puisse irriter le souchien de base. Mais on peut lui faire confiance, notre basique saura bien trouver un moyen pour instiller dans ce vocable toute l'acrimonie qu'il éprouve envers ceux qu'à part soi, et au comptoir du café du Commerce, il appelle les "envahisseurs", ou, mieux, en un charmant retournement du sens, les "colonisateurs".

Si l'on peut se réjouir, temporairement et sans illusion aucune, de cette rectification du vocabulaire courant, il ne faudrait pas s'aveugler devant certaines torsions langagières qui apparaissent subrepticement par ailleurs.

Ils ont dû être très satisfaits de leur formule-titre, les rédacteurs de l'appel récemment lancé par France Terre d'Asile, qui assène ceci:

La France doit apporter une réponse digne et responsable à la question tunisienne.

Avant de parler de "question tunisienne", ils auraient sans aucun doute mieux fait de se dire que de la question au problème, il n'y a qu'un petit pas vite franchi... Et là-dessus, ils auraient pu, si ce n'avait été trop leur demander, prendre en considération que le simple fait de constituer en "problème" la présence d'un groupe national, religieux, ethnique - voire, pour certains irréductibles, racial -, est le meilleur moyen de renforcer ce petit sursaut identitaire qui fait les grandes xénophobies.

De plus, et surtout, la structure même de cette formulation, si proche morphologiquement de sa célèbre cousine, la "question juive", aurait dû les inciter à une certaine prudence.

Un simple coup d’œil sur la notice ouiquipédiesque leur aurait appris que cette expression, forgée dans l'Allemagne des Lumières, et depuis "associée à la solution finale mise en pratique par les nazis" faisait "originellement référence à l'aptitude des Juifs à s'intégrer en Europe occidentale". Ils auraient pu noter que l’empereur Napoléon Ier en fit l'objet d'interrogations précises à l'Assemblée des Notables, désireux de "savoir si l'intégration des israélites dans la nation française posait ou non problème". Peut-être auraient-ils remarqué que la réponse rassurante des Notables "ouvrit (...) aux membres de cette communauté l'accès aux grades de commandement militaire" - mais n'empêcha pas qu’ultérieurement se monte l'affaire du capitaine Dreyfus.

Cela n'a rien à voir, diront les esprits raisonnables...

Mais cela donne beaucoup à entendre à ceux qui restent attentifs à ce que, malgré nous, véhicule le langage.

Sur le fond, cet appel à une "une réponse digne et responsable" à cette malencontreuse "question tunisienne" ne décevra ni les amateurs de grands principes énoncés de manière clinquante ni les partisans d'un retour (plus ou moins) volontaire des "migrants" dans leur pays d'origine...

On peut, en effet, y lire :

Nous demandons pour cela que le gouvernement :

Cesse les interventions policières sur les lieux de rassemblement des Tunisiens : ces interventions sont discriminatoires, agressives et inutiles.


Propose un dispositif d'accueil temporaire.


Mette en place un dispositif spécifique d'aide au retour volontaire pour les Tunisiens qui souhaitent retourner dans leur pays : cette mesure permettrait d'organiser des retours de manière digne et humaine à un coût qui ne serait pas plus élevé que le coût de la politique actuelle.


Considère la situation des Tunisiens qui pourraient entrer dans des dispositifs d'accès au séjour ou de formation professionnelle, notamment dans le cadre des accords migratoires franco-tunisiens.


Contribue, y compris dans le cadre européen, à une aide significative au développement économique et social de la nouvelle démocratie tunisienne.


Encourage la solidarité européenne en matière d'accueil des migrants.


On ne s'étonnera donc pas de trouver, dans la liste des premiers signataires, et placé en tête, débordant de l'ordre alphabétique, le nom prestigieux de monsieur Bertrand Delanoë, maire de Paris.

Élément de la "réponse digne et responsable"
donnée à la "
question tunisienne" par la Ville de Paris.

En queue de liste, un autre déclassé alphabétique se rappelle à notre souvenir...

Il s'agit de monsieur Roger Madec, maire du 19e arrondissement de Paris, dont le communiqué, publié au soir de l'expulsion du 51 avenue Simon Bolivar, mérite d'être cité intégralement :

Cet après-midi les forces de police ont procédé à l’évacuation de l’immeuble municipal situé au 51 avenue Simon Bolivar.

L’intervention a été effectuée sur demande de la Ville de Paris et de la Mairie du 19ème arrondissement. Cette intervention survient après deux jours de négociations. Nous avons tenté de convaincre les migrants tunisiens de rejoindre les hébergements financés par la Ville de Paris, soit environ 250 places disponibles.


Malheureusement, les négociations ont été rendues difficiles et elles se sont soldées par un échec du fait de la présence de militants d’extrême gauche qui, par leurs agissements, ont nui aux solutions sociales d’aide que nous avons proposées. Ces groupes ont délibérément provoqué l’affrontement avec les forces de l’ordre. La conséquence de ce comportement irresponsable est l’interpellation des migrants qui ne se sont pas dirigés vers les hébergements proposés. Je remarque que ces militants anarchistes et radicaux ont lâchement quitté les lieux pendant l’intervention de la police et donc n’ont pas ou peu été inquiétés par les arrestations qui en découlent.


Cependant, je reste convaincu que le squat d’un immeuble dangereux n’est pas la solution et que l’évacuation était nécessaire. Les arrestations quant à elles ne se justifient aucunement, et je déplore la solution des menottes et du commissariat retenue par la Préfecture de Police.

Je souhaite que soient apportées des solutions humanitaires aux migrants tunisiens et que les situations individuelles soient étudiées avec pragmatisme.


Que monsieur Madec puisse se poser comme donneur de leçons en matière d'hypocrisie option "pragmatisme", on n'en disconviendra pas.

Mais qu'il vienne parler de dignité et de responsabilité, cela "fait rêver", comme le disait Sartre de certaine "opinion" dans ses Réflexions sur la question juive (1946).


PS : On pourra trouver les dernières nouvelles des "migrants tunisiens" bloquées et pourchassés à Paris, et notamment leurs communiqués et réponses, sur le site de la Cip-IdF.

La banderole devant le Gymnase de la Fontaine-au-Roi,
100 rue de la Fontaine-au-Roi, Paris 11e.
(Négociations en cours...)

3 commentaires:

Anonyme a dit…

CQFD !

Vous trouverez les textes des Tunisiens de Lampedusa à Paris dont leurs réponses aux communiqués et propositions municipaux ici :

http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=5623

Guy M. a dit…

Merci de préciser le lien...

Guy M. a dit…

A la suite de diverses perturbations (panne de connexion, interruption de service de Blogger), un commentaire a disparu.

Je le copicolle :

CQFD !

Vous trouverez les textes des Tunisiens de Lampedusa à Paris dont leurs réponses aux communiqués et propositions municipaux ici :

http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=5623


Et j'y ajoute le lien pour suivre les événements qui ont accompagné la manifestation d'aujourd'hui :

http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=5627