A part quelques hululements d'alarmes (*) éclatant sur fond de murmures admiratifs et/ou savants, aucune ambiance sonore n'a été prévue par le Musée d'Art moderne de la Ville de Paris pour accompagner le visiteur de la rétrospective Basquiat qu'il accueille ces temps-ci. Ce n'est pas une pratique bien courante dans les salles d'exposition - et c'est tant mieux.
Pourtant la musique, et tout particulièrement la musique de jazz, a tenu une grande place dans l'environnement quotidien de Jean-Michel Basquiat et fait partie intégrante de son univers d'artiste. On peut relever, dans cette rétrospective, deux tableaux qui donnent, de manière explicite, un début de discographie.
La figure, royale, de Charlie Parker semble la plus présente, même si Basquiat semble hésiter sur la date de sa mort.
L'étrange glissement de Charlie Parker à Charles 1er d'Angleterre, le roi décapité par Olivier Cromwell, est à nouveau illustré dans Charles the First, un tableau également daté de 1983. Si, dans la colonne centrale, le motif de la croix peut rappeler CPRKR, on remarque surtout, à droite, le graffiti "CHEROKEE", allusion limpide à Cherokee , le thème sur lequel Parker, selon ses dires, découvrit, en 1939, son style et sa manière, et dont il devait reprendre la suite d'accords pour composer le célèbre Ko-Ko.
Cependant, en parcourant les salles lumineuse du Musée d'Art moderne, si j'entendais parfois la musique de Charlie Parker, elle était interprétée d'une tout autre façon:
Albert Ayler (saxophone ténor), Niels Bronsted (piano)
Niels-Henning Orsted Pedersen (contrebasse) et Ronnie Gardiner (batterie).
Copenhague, 14 janvier 1963.
Niels-Henning Orsted Pedersen (contrebasse) et Ronnie Gardiner (batterie).
Copenhague, 14 janvier 1963.
Pour suivre une mode langagière qui semble s'étonner qu'elles ne soient pas toutes programmées, on pourrait ici parler d'une de ces "rencontres improbables" dont nous pouvons être les témoins...
Mais, cette rencontre, d'Albert Ayler et de Jean-Michel Basquiat, fait surtout partie des rencontres impossibles. Lorsque, début novembre 1970, Albert Ayler disparut - il fut retrouvé trois semaines plus tard, corps flottant sur l'East River -, Jean-Michel Basquiat n'avait qu'une dizaine d'années. Durant les années qui ont suivi, la musique d'Ayler fut si rapidement oubliée qu'il est, pour le coup, extrêmement improbable que Basquiat ait pu avoir l'occasion de l'entendre.
Il faut admettre que le télescopage de leurs œuvres n'eut lieu que dans le terrain vague de ma sensibilité mal éduquée, un jour pluvieux de novembre 2010...
Rassurez-vous, je n'irai évidemment pas jusqu'à argumenter.
(Pas mon genre.)
Cependant, il me semble qu'on peut trouver à l'un comme à l'autre une "pratique «expressionniste primitiviste»" caractérisée par une même volonté de travailler la matière brute, son, mélodie et timbres chez l'un, ligne, couleur et supports chez l'autre, de manière créatrice. Malgré les cris et les stridences chez Ayler, les ratures et les recouvrements chez Basquiat, les poncifs de la "mort de l'art" sont absents: pas d'effondrement dans le chaos bruitiste, pas de toiles lacérées ou carbonisées. Musique et peinture sont proposées, ainsi œuvrées, à notre perception, de la même façon directe et abrupte, en visant ce qui, dans notre sensibilité, est le plus profond, le plus proche de la sensation immédiate, le plus confondu avec notre sensualité.
Il y a, certes, un grand écart dans la réception du "primitivisme" dans l'art pictural et dans l'art musical.
Mon beau-frère prototype - si souvent célébré ici - pourrait éventuellement se demander si ce Jean-Michel Basquiat aurait été capable de faire la moindre construction perspective, mais il ne se poserait probablement pas la question de savoir s'il savait dans quel sens tenir un pinceau. Mais à propos de la musique d'Albert Ayler, si d'aventure elle lui parvenait aux oreilles, je suis persuadé qu'il s'interrogerait non seulement sur la capacité de l'instrumentiste à jouer proprement les accords, mais aussi sur sa capacité à jouer correctement du saxophone.
C'est que je le connais, mon beau-frère...
Inutile de lui montrer ceci:
Spirits Rejoice, enregistré en concert, le 27 juillet 1970,
à la Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence.
Albert Ayler (saxophone ténor), Call Cobbs (piano),
Steve Tintweiss (contrebasse) et Allen Blairman (batterie).
à la Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence.
Albert Ayler (saxophone ténor), Call Cobbs (piano),
Steve Tintweiss (contrebasse) et Allen Blairman (batterie).
Il n'y trouverait aucun rapport
Mais il n'y en a peut-être pas non plus, direz-vous...
Possible, pourrais-je répondre avec une légère mauvaise foi, très inhabituelle de ma part, mais c'est cela l'improbable, l'essence même de la rencontre.
(*) Ces (r)appels sonores désagréables indiquent, au moins, que les bornes d'alarme fonctionnent correctement, et ne font pas partie des "dysfonctionnements persistants" du musée que certains élus de l'UMP se sont empressés de dénoncer en apprenant que l'on avait découvert que Cadillac Moon 1981 avait été "raturée dans son coin inférieur gauche par des petits traits au feutre d'un ou deux centimètres". Il semble que ces "détériorations" étaient déjà sur la toile lors de l'exposition de Bâle, et qu'elles n'ont pu être découvertes que grâce à la vigilance professionnelle du personnel du musée...
PS: Les reproductions des œuvres de Jean-Michel Basquiat, ainsi que leurs attributions, ont été empruntées au site Ciudad de la pintura qui est une véritable mine d'or pictural.
5 commentaires:
Merci pour ce message (je fais bien de repasser sur ce paillasson...), elle était trop bien cette expo, ça m'a positivement explosé à la gueule...
Mais je ne connaissais pas Alber Ayler. :)
J'associe toujours Basquiat à un vieux sac de couchage traînant par terre dans une scène du premier film de Jarmusch, Permanent vacation. Je trouve que c'est la classe pour le Jim de raconter cette anecdote maintenant, "dans telle scène, on était emmerdés, on tournait dans un squat et y'avait JM Basquiat qui pionçait par terre dans un sac de couchage, on a dû le pousser à coups de pieds hors du champ pour pouvoir tourner" (je brode peut-être un peu...).
(et je sais pas si c'est la classe, Jarmusch se la pète pas mal quand même...)
J'ai trouvé un bout d'interview (télérama.fr, mais j'avais lu ça dans repérages, je crois, peut-être une autre version, à vérifier), où il en parle :
"J’étais aussi très proche, à la fin des années 70, de Jean-Michel Basquiat, qui jetait un pont entre toutes ces scènes, le hip-hop, le rock, le graffiti, la peinture… Je suis parfois gêné de balancer tous ces noms, je peux donner l’impression de la ramener, mais c’était la réalité du New York de l’époque : un petit monde où tous les artistes, tous les marginaux traînaient au même endroit, vers le Lower East Side, où j’habitais, à Mas Kansas City, au CBGB’s puis au Mudd Club. Andy Warhol débarquait aux concerts avec sa clique. Basquiat peignait, la nuit, dans les rues du quartier et dormait où il trouvait un lit. Parfois chez moi. Dans Permanent Vacation, certaines scènes sont tournées dans mon appartement. Et, en dehors du cadre, Basquiat dort, roulé dans un sac de couchage. On ne le réveillait pas. On le déplaçait simplement pour pouvoir changer l’axe de la caméra." (JJ)
(http://www.telerama.fr/cinema/much-about-jarmusch-2-2,50243.php)
Paillasson ou pas, la porte est toujours ouverte...
J'aime beaucoup cette histoire de tournage avec sac de couchage baladeur. Une autre conception du cinéma.
paillasson = blogger = google...
(j'ai remis le n° de la porte dans les favoris de mon navigateur, j'passerai la tête à l'occasion...)
Quand tu voudras...
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