Bien sûr, un biologiste des passions ou un chimiste des émotions pourrait m'expliquer en détaillant synapses par synapses pourquoi certaines voix me font littéralement frissonner, quelques soient les circonstances. Ce n'est pas que cela soit inintéressant, mais cela ne provoquera jamais chez moi cette légère lévitation que suscite le simple fait d'entendre inopinément l'une de ces voix.
La semaine passée, dans une rue quelconque d'une capitale normande, je suis passé à l'aplomb d'une croisée qu'on avait ouverte pour de bonnes raisons hygiéniques. Il en descendait la voix de Kathleen Ferrier, trop vite recouverte par le ronflement poussif, crachotant et asthmatique d'un aspirateur hors d'âge...
Comment peut-on penser à faire le ménage en écoutant Kathleen Ferrier ?
Il y a bien longtemps que j'ai entendu pour la première fois cette aria de Bach, Erbarme dich, mein Gott (Mon Dieu, prends pitié de nous), extraite de la Passion selon Saint Matthieu, interprétée par une chanteuse dont j'ignorais tout, et qui était Kathleen Ferrier.
Comme tous les admirateurs de Kathleen Ferrier, j'ai accumulé les galettes de vinyle, bien ou mal enregistrées, collectionné les anecdotes, vraies ou totalement inventées, et m'en suis longtemps contenté, en sachant très bien que l'essentiel était cette émotion toujours intacte, toujours nouvelle, qui passait par sa voix.
Je n'ai lu qu'un seul essai biographique, et très tardivement. Il s'agit du petit livre, intitulé Klever Kaff, de Ian Jack, paru d'abord en 2001 dans la revue Granta et traduit par Boris Terk, en 2006, pour les éditions Allia.
Ian Jack, qui est forcément un admirateur de Kathleen Ferrier, esquisse les grandes lignes de cette carrière très courte. Née en 1912, à Preston, village du Lancashire, dans une famille peu aisée, Kathleen Ferrier quitte l'école à 14 ans, pour travailler comme opératrice téléphonique. En 1935, elle se marie avec Bert Wilson, dont elle devait se séparer 12 ans après en obtenant l'annulation du mariage. En 1937, encouragée ou mise au défi par son mari, je ne sais trop, elle remporte un concours de chant et commence à prendre des leçons. Sa notoriété va croître jusqu'à sa rencontre avec Bruno Walter qui va la "lancer" sur la scène internationale. Cette carrière va être brisée, petit à petit, d'opérations en opérations, de complications en complications, par le cancer qui devait emporter Kathleen Ferrier, le 8 octobre 1953.
Mais, en utilisant correspondances et témoignages, Ian Jack dépasse largement cette image dramatique de la grande artiste foudroyée dans son essor. Il nous présente la Kathleen Ferrier "sympathique, simple et directe" dont beaucoup ont parlé. Joyeuse, blagueuse, moqueuse, maniant le contrepet et le calembour, se jetant avec gourmandise sur les plaisirs de la table et s'inquiétant des bourrelets qui apparaissent à sa taille..., elle reste, promue diva, fille de la campagne anglaise. "Nature", comme on dit, mais avec une "classe" qui inspire le respect.
Ian Jack accorde les derniers mots de son essay à Bernie Hammond, l'infirmière de Kathleen Ferrier, qui déclare avec tout le laconisme dont peut être capable une infirmière anglaise:
"C'était une personne extraordinaire, et une personne ordinaire."
C'est cette personne ordinaire qui chante ce simple folk song dont vous pourrez trouver les simples paroles ici.
En découvrant cette voix, Bruno Walter avait entendu "la" voix qui, selon lui, devait chanter Mahler.
Du travail qu'il mena avec Kathleen Ferrier on peut écouter, et je pense qu'on réécoutera longtemps, l'aboutissement: l'enregistrement, en 1952, de Das von der Erde (le Chant de la Terre), avec le Wiener Philharmoniker (et, il ne faut pas l'oublier, le ténor Julius Patzak).
Gustav Mahler a construit son œuvre sur une suite de poèmes adaptés du chinois par Hans Bethge, en les modifiant à son tour. Les sinologues, anglicistes et germanistes peuvent suivre toutes ces transformations sur le site mahlerarchives.net.
La dernière partie, Der Abschied (L'Adieu), se termine sur un poème de circonstance de Wang Wei, profondément modifié.
En voici la traduction française, que j'ai trouvée sur le blogue cap-corsaire d'Angèle Paoli, Terres de femmes:
Où vais-je ? Je vais errer dans les montagnes.
Je cherche le repos pour mon cœur solitaire.
Je chemine vers mon pays, vers ma demeure.
Je ne m’aventurerai pas au loin.
Calme est mon cœur, il aspire à son heure !
La terre bien aimée en tout lieu refleurit
au printemps et verdoie de nouveau.
Partout et pour toujours les horizons bleuissent !
Eternellement… éternellement.
Traduction de Georges Gourdet
Dernière partie du Chant de la Terre.
Lorsque Kathleen Ferrier chanta pour la première fois ce Chant de la Terre sous la direction de Bruno Walter (c'était en 1947, au premier festival d’Edimbourg), elle termina au bord des larmes et, la gorge nouée, ne put chanter le dernier ewig.
On peut imaginer les sentiments de la chanteuse lorsqu'elle vint présenter ses excuses au très grand chef qu'était Bruno Walter, créateur de l'œuvre en 1911 et, d'une certaine manière, héritier spirituel de Gustav Mahler... Avec une suprême élégance et, j'en suis sûr, une sincérité totale, il lui répondit: "Si nous avions tous été aussi artistes que vous, nous aurions tous été en larmes comme vous".
2 commentaires:
C'était il y a quinze ou vingt ans. Sur FIP, la nuit, j'ai entendu Kathleen Ferrier chanter cette aria de Bach.
« Introuvable, rien de réédité en CD », m'a t'-on dit partout.
J'ai placé Kathleen Ferrier dans une pierre précieuse, pour n'en plus jamais parler, tout au fond de... comment dit-on déjà ? ...de «moi»...
Et puis voici ce billet.
Quand le hasard semble avoir un sens, et si intense, on reste éberlué devant ce qui vous échappe.
Atterrissons : ma grand-mère Albertine passait l'aspirateur dans sa caravane à Saint-Gilles-Croix-De-Vie en chantant J'ai perdu mon Eurydice.
C'est un merveilleux tissage de hasards, comme il arrive parfois sur la toile...
Aurais-je fait ce billet sans la rencontre inopinée d'un aspirateur et de la voix de Kathleen Ferrier dans une rue de Rouen ?
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