Aperçu de la "bête" en grande surface.
Le stockfish est une spécialité du Rouergue et du Quercy oriental. Les historiens locaux pensent que son introduction dans ces régions fut une conséquence directe du commerce international de la laine au Moyen Age, époque à laquelle Villefranche-de-Rouergue et Figeac étaient d'importantes cités marchandes. Cette variété de morue séchée aurait été apportée par des marchands norvégiens venus acheter de la laine. Étant donné son caractère très régional, ce plat figure rarement dans les livres de cuisine française. On le retrouve cependant dans d'autres régions du Languedoc et en Provence, bien qu'il n'y jouisse pas de la même estime qu'à Figeac d'où provient ma recette et où il est considéré comme le plus exquis des mets.
Le poisson lui-même est peu salé, contrairement à la morue séchée ordinaire qui sert à faire la brandade. Il s'agit, en fait, d'une brandade pour gourmet.
Il faut tout d'abord faire tremper le stockfish séché pendant dix jours durant lesquels il s'en dégage une odeur tout à fait nauséabonde. S'il ne s'agit pas d'eau courante, le bain doit être fréquemment renouvelé. L'eau de pluie convient le mieux à cette opération et, selon une vieille coutume, il fallait le laisser tremper dans des tonneaux placés sous les gouttières des cours de Figeac. Dans les temps anciens les ruelles humides empestaient ainsi le stockfish pendant tout novembre et décembre. Au bout de quelques jours, la chair du poisson est incisée jusqu'à la peau, ce qui permet un trempage plus efficace.
Le jour de la composition du plat, on le met dans une eau froide que l'on porte à ébullition. Les pommes de terre avec lesquelles on va le mélanger (trois fois le poids du stockfish séché, à raison de 100 grammes par personne) sont bouillies séparément, puis écrasées avec le poisson bien égoutté. On assaisonne cette purée de sel, de poivre, de persil haché, d'ail, et on y incorpore lentement un œuf par personne. Ceux qui ont une digestion à toute épreuve y ajoutent parfois du beurre et des quantités de crème fraîche, bien que, selon les autres, ce ne soit pas nécessaire et rende le plat trop riche. On tient la purée bien au chaud tandis que l'huile, et de préférence de l'huile de noix, est portée jusqu'à évaporation (à raison d'un demi-litre pour 2 kilos de pommes de terre). On peut, par économie, la remplacer par une huile de maïs, mais ce serait dommage car le robuste parfum de la noix, aussi moelleux que l'odeur d'un vieil atelier de charpentier, et son arrière-goût légèrement sucré confèrent au poisson un mordant que l'on qualifierait de graveleux s'il s'agissait de vin. J'imagine que les Provençaux y mettent de l'huile d'olive, ce qui est sans aucun doute bien moins excitant.
Le stockfish étant un repas complet, on ne sert jamais rien avant ou après. Mais il faut le conserver à la bonne température sur un chauffe-plats et le remettre au feu entre chaque service, tout en veillant à ce qu'il ne roussisse pas. On l'accompagne de vin nouveau, et c'est l'une des raisons de sa consommation au début de l'hiver, quoique ce soit également la coutume d'en manger pendant la Semaine sainte.
Feu le docteur Solignac en était particulièrement friand, mais il se plaignait du fait que "c'est un plat cher. Il est gourmand d'huile", et c'est sans doute ce souci d'économie qui fut en partie à l'origine de la conservation remarquable de ses capacités de digestion. Ainsi, par un heureux équilibre de deux des sept péchés capitaux parvenus à se modérer l'un l'autre, il dépassa allègrement les quatre-vingts ans, avec. une digestion qu'aurait pu lui envier un jeune homme.
Si l'estomac du lecteur est conforme à la moyenne, je lui recommande d'agir avec grande prudence lorsqu'il désirera se mesurer au stockfish et peut-être de s'armer d'un sachet de Bourget Inositol, ou de tout autre remède traditionnel que pourrait lui recommander un bon pharmacien du Sud-Ouest pour combattre la débâcle digestive.
Pour ceux qui désirent avant tout goûter au stockfish dans son cadre naturel, il peut être utile de préciser qu'une symbiose toute naturelle existe dans cette France méridionale entre le pharmacien et le meilleur restaurant de la ville, et que le premier est donc par conséquent la meilleure source d'information sur le second! Ne vous attendez pas cependant à trouver du stockfish au menu: il faut toujours le commander à l'avance, car sa préparation réclame de l'attention et un désagrément certain (odeur comprise). Mme Lacoste, la femme de l'épicier, a coutume de dire: "Le stockfish, c'est dégoûtant à préparer! A table, lorsque c'est moi qui l'ai fait, je peux à peine le regarder. Remarquez, j'en mange, mais pas avec le même appétit que si quelqu'un d'autre l'avait fait..."
Ceux qui ont goûté à un bon stockfish concéderont volontiers qu'un tel résultat vaut bien le travail que l'on se donne et un certain désagrément, mais le mystérieux prestige qu'il possède échappe peut-être au domaine des considérations purement culinaires. C'est l'alimentation interne du groupe. Jamais servie pendant la saison touristique et masquée aux regards étrangers, c'est friandise des festins domestiques que l'on mange à la cuillère dans les réunions familiales. Son inélégance en regard des critères parisiens et son manque de conformité aux modèles diffusés par les magazines ne font qu'accroître sa valeur de rite d'une convivialité intime. Il se pourrait que son mystère provienne en fin de compte de sa position anormale dans le triangle culinaire de Lévi-Strauss: séché et salé lorsqu'il est cru, c'est quand il est trempé qu'il sent le pourri. Il est bouilli et mélangé au plus humble des tubercules en même temps qu'il est frit de l'intérieur par addition d'huile bouillante, pour être rôti ensuite, sans toutefois pouvoir roussir. Il se compose d'ingrédients très humbles: de la morue séchée, le poisson des pauvres, des pommes de terre, de l'ail et de l'huile locale que les paysans fabriquaient eux-mêmes avec leurs propres noix, car ils ne pouvaient s'offrir de l'huile d'olive. Mais le stockfish coûte aujourd'hui beaucoup plus cher que la morue ordinaire, et l'huile de noix, qu'il faut en abondance, coûte une fortune à Paris. "Un plat cher, gourmand d'huile", répète Mme Lacoste, certainement sans savoir que c'était là la maxime du docteur Solignac. Apparemment rustique et autochtone, c'est en fait un luxe formidable. Il date de l'époque où Figeac était immensément riche, où ses rues étaient bordées d'arcades gothiques et, comme toute chose sanctifiée, il vient de très loin - la Norvège - et porte un nom aux consonances fort étrangères lorsqu'il est prononcé "stoquefishe" avec l'accent du Midi. On l'appelle aussi plus simplement stofish et, en Languedoc, estoufinade. Et lorsqu'on dit à Marseille de quelqu'un qu'il est "maigre comme un estoquefishe", c'est une façon très désobligeante, mais pittoresque, de dire qu'il est vraiment fort décharné!
Julian Pitt-Rivers (1919-2001)
Extrait de "La cuisine des ethnologues"; sous la direction de Jessica Kuper, Bibliothèque Berger-Levraul, 1981.
6 commentaires:
Mais c'est que ça donnerait presque faim, tout ça !
(Merci pour la carte postale)
Bises !
Idem, une carte postale qui me donne faim...
Ma foi, faudrait y goûter...
Il est bien bête, ton mets-de-sain, de vouloir te priver de si bonnes choses, dont tu parles avec tant de passion et de délectation... Criminel, le vilain!
Merci pour cette carte postale culinaire!
Tiens, tu m'as donné faim à moizaussi...
Eheh… ce n'était pas une blague : tu es vraiment en train d'exploser ton de cholestérol ?
Fonce et bon appétit :-)
Après avoir donné faim à tout le monde, il va falloir que tu organises une soirée stofi entre blogueurs ! Histoire qu'on fasse tous exploser notre taux de cholestérol en faisant connaissance.
Bises et bonne soirée !
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