lundi 25 août 2008

Carte postale : Le « poisson-bâton »

Le périple du « poisson-bâton »

Le cabillaud (qui ne devient morue qu’une fois séché ou fumé) est un poisson des mers froides que, depuis le Moyen Age, les Vikings pêchaient alentour des îles Lofoten. Revenus au port, dans ces petits villages aux maisons de bois peintes en rouge et marron, ils fendaient le poisson en deux, le vidaient, l’étêtaient avant de le saler. C’était (c’est toujours, mais aujourd’hui venue de plus loin) la morue. D’autres fois, le poisson après avoir été saigné, étêté et éviscéré, était simplement pendu en rangs d’oignons à des râteliers de bois. L’air pur et le froid du cercle arctique rendaient celui-ci dur comme du bois : c’était le poisson-bâton, le stockkfisk. Anglicisé et internationalisé depuis sous le nom de stockfish.

Nourriture éminemment roborative, ce stockfish était, de conservation facile, la cargaison idéale des voiliers et la nourriture quotidienne des marins. Ces marins norvégiens, suédois, danois, anglais même, lorsqu’après une longue traversée durant laquelle la morue séchée et les légumes secs avaient été quasi leur seule nourriture, n’avaient qu’une hâte : manger frais. Il n’est pas étonnant alors, le troc restant la base du commerce des humbles, qu’ils échangent le stockfish contre les légumes verts, les fruits du pays, voire la viande fraîche.

C’est pourquoi nulle nourriture venue au nord n’a, comme celle-ci, gagné et conquis le sud. Par tous ses ports, si j’ose écrire !

Bordeaux, Vigo, Porto, Lisbonne, Cadix, Alicante, Valencé, Barcelone, Marseille, Nice, Gênes… Les femmes du pays firent connaissance de ce nouveau produit, imaginant de l’apprêter selon les ressources et les coutumes locales. Et comme le nom était difficile à prononcer, elles en firent, de leur bel accent, des mots nouveaux. A partir de ce stockfish qu’elles prononçaient « estofi ».

Et n’est-il pas amusant de noter que le Groenland (où les marins basques et bretons allèrent pêcher la morue jusqu’au début du XVIème), sur certaines cartes, porte le nom … d’Estofiland ?

Périple ? En ces temps où le mot est employé à tort et à travers il est ici exact puisque, comme Hannon, c’est par eau que le poisson-bâton a pénétré jusqu’au cœur de la France. L’histoire de l’estofinado en témoigne.

L’estofinado est un plat rouergat, né à Decazeville au siècle dernier.

Lorsque sous l’impulsion du duc Decazes, la métallurgie s’implanta en la ville aveyronnaise portant le nom du ministre de Louis XVIII et que les premiers fours furent mis en marche, le minerai de fer traité venait d’Espagne. Il arrivait par bateau, à Bordeaux, d’où on le chargeait sur des chalands qui, suivant le Lot, arrivaient à la nouvelle ville industrielle. Or Bordeaux était alors le premier marché de France pour la morue. Les bateliers achetaient aux entrepôts de Bègles ce stockfish peu coûteux qui, pour devenir comestible, doit tremper au moins huit jours en eau courante. Huit jours ? C’était juste le temps nécessaire aux chalands pour arriver de Bordeaux à Capdenac, et l’on assure que les mariniers attachaient le stockfish derrière le bateau sans avoir à se préoccuper, arrivant ainsi à bon port avec la morue amollie qu’ils apprêtaient en salade chaude, une fois cuite, avec pommes de terre, œufs durs, ail pilé, persil et huile de noix.

C’est le dessalage* qui compte. Ramadier, président du conseil et député de Decazeville, mettait, dit-on, le poisson-bâton dans la chasse d’eau de ses W.C. toute la semaine pour son estofinado du dimanche.

(…)


* Notre auteur oublie que son « poisson-bâton » n’est pas salé, mais simplement séché…


Robert J. Courtine, aka La Reynière, ancien chroniqueur gastronomique du journal Le Monde.

Extrait d’un article paru je ne sais où, je ne sais quand, et trouvé dans les archives d’une très chère amie de l’Aveyron, ancienne (mauvaise) élève de cours particuliers en latin, dispensés par son voisin Paul Ramadier (alors replié en son fief électoral de Decazeville, après avoir eu la mauvaise idée de ne pas voter les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain).



NB : Je suis à peu près persuadé que les opinions politiques de Robert J. Courtine avaient de quoi couper l’appétit à un vieil humaniste prolétarien et sentimental tel que moi, mais son texte, malgré ses naïvetés versaillaises (le troc, "base du commerce des humbles" !) et ses imprécisions concernant la recette (l’estofinado, une "salade chaude" !), expose cette légende du stockfish remontant le courant du fleuve attaché aux lents chalands - que je trouve d’un réalisme poétique assez appétissant.

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