lundi 21 avril 2008

Journaux de voyage

Après vous avoir abandonné si longtemps, il me faut vous rendre compte de ce si long temps passé sans vous. Et je me dois de vous relater dans toute sa crudité cette plongée dans la France profonde qui m'a privé pendant six longs jours de l'accès aux Journaux.fr. Pour en supporter le sevrage, j'avais décidé de me rabattre sur la version papier disponible de l'indispensable Libération (d'Edouard de Rothschild).

Lundi 14 avril.
Nous montâmes dans la ouature à l'aube et prîmes dès que possible l'autoroute A quelque chose. Au premier arrêt sur une aire aménagée, après avoir visité l'espace* café, l'espace* détente, l'espace* ouifi, l'espace* table à langer (une erreur), l'espace* toilettes, l'espace* produits régionaux, j'achetai mon Libé à l'espace* journaux. Il fallait y penser, je n'y manquai point.

En première page: "Emeutes de la faim: les raisons de la colère". Avec, en page 2, cette belle déclaration responsable de monsieur Dominique Strauss-Kahn, patron du FMI: "Si les prix de l'alimentation continuent à augmenter, (…) des centaines de milliers de personnes vont mourir de faim. Ce qui entraînera des cassures dans l'environnement économique et parfois la guerre."

J'ai repris le volant avec une rage froide, genre "tais-toi et roule"; à mon approche, aucun camion n'a osé amorcer un dépassement d'un autre camion, on peut dire que je me suis fait de la place avec ma cédeux à décollage vertical.

Tout à ma hargne j'ai composé un billet incendiaire sur ces crétins criminels qui prétendent piloter l'économie mondiale, armés de leur prétendue science née il y a trois siècles en raisonnant sur les famines nationales et incapables de prévoir et surtout d'enrayer la famine mondiale qu'ils ont provoquée.

Mais je n'ai pas noté et j'ai oublié… Peut-être qu'en fixant intensément la photo de DSK, posant en dandy désabusé, cela me reviendrait. Je vous dirai**.

Mardi 15 avril.

Nous voici chez nos hôtes, dans ce recoin du Sud-Ouest où se juxtaposent le terroir de Buzet (ancien "petit vin" qui a maintenant des prétentions), le territoire de l'Armagnac et quelques prémisses de la forêt landaise. Non loin coule une rivière au nom enchanteur, malgré son tréma, la Baïse. A chaque fois, je ne peux m'empêcher d'avoir une pensée amicale pour Bobby Lapointe:

                           "Et tout en étant Française,
                             L'était tout de même Antibaise :
                             Et bien qu'elle soit Française,
                             Et, malgré ses yeux de braise,
                             Ça ne me mettait pas à l'aise
                             De la savoir Antibaise,
                             Moi qui serais plutôt pour..."


La flore journalistique est assez réduite en cette région, on y trouve du Figaro à foison, ainsi que des espèces endémiques locales (genre Dépêche ou Sud-Ouest) et des espèces d'importation (les britanniques lisent beaucoup les journaux, me confia le professionnel de la profession). J'ai bien cru ne pas trouver ma fleur de Libé. Le pro alla m'en récupérer un, "par derrière". En fait, pour tout vous dire, je le soupçonne d'en cultiver quelques uns pour sa consommation personnelle, en placard, comme on le fait pour certaines herbes aromatiques***.

Le titre du jour était: "Au secours, Berlusconi revient!"

Je jetai un coup d'œil à l'intérieur du journal, inquiet de voir si Laurent Joffrin n'allait pas se mettre tout soudain à critiquer les résultats de l'exercice démocratique. Rassurez-vous, le comité de rédaction a su contenir son gauchisme rampant.

Mercredi 16 avril.

Le même dealer de Libé me fournit en première page: "Y a-t-il vraiment trop de profs?"

Banal.

Ce qui n'est pas banal, c'est de trouver, en page 29, dans la rubrique Culture, sous-rubrique Variétés: "Pas d'évolution pour Aimé Césaire". Je ne suis pas sûr qu'Aimé Césaire aurait apprécié de se trouver dans le même panier éditorial qu'une quelconque artiste de variétés sans voix…

Jeudi 17 avril.

Départ pour La Rochelle, "belle et rebelle" (qu'ils disent) où Libé est en vente libre. Mais où il pleut, il pleut. Sur la une délavée, je distingue à peine une Rachida Dati en train de faire la tronche, mâchoires serrées et bouche en accent circonflexe, aimable comme une porte de prison, et je devine le titre: "Prisons pour les mineurs. La reine du barreau".





Nous avons le temps de profiter des arcades qui bordent les rues et d'admirer enfin des pavés. La rue de l'Escale a conservé des pavages de gros galets noirs qui servaient de lest sur les navires retour du Québec. Ni grès, ni granit, me semble-t-il, mais je ne saurais l'affirmer: la nuit tombait, et je n'ai pu en desceller un.


Vendredi 18 avril.

En première page: "Patrons-sans-papiers. Même combat". J'en connais qui auraient hurlé à la collaboration de classes, il y a quelque temps.

Aimé Césaire est sorti de la rubrique Variétés pour prendre le bandeau de la une. "Aimé Césaire. Le Nègre majuscule". En pages intérieures, un bel hommage et surtout les mots de Césaire:

                              J'habite une blessure sacrée
                               j'habite des ancêtres imaginaires
                               j'habite un vouloir obscur j'habite un long silence
                               j'habite une soif irrémédiable
                               j'habite un voyage de mille ans
                               j'habite une guerre de trois cents ans
                               j'habite un culte désaffecté entre bulbe et caïeu
                               j'habite l'espace inexploité…
                               je m'accommode de mon mieux de cet avatar
                               d'une version du paradis absurdement ratée
                               - c'est bien pire qu'un enfer -
                               J'habite de temps en temps une de mes plaies…
                                je reste avec mes pains de mots et mes minerais secrets
****

                                                                                    Extrait du recueil Moi, laminaire, 1982

Samedi 19 avril.

Retour.

Le titre: "Ouf! Les Français rient encore."

On termine donc sur un scoop.






* Les aires d'autoroute donnent raison à Georges Perec qui soutenait que "vivre, c'est passer d'un espace à un autre, en essayant de ne pas trop se cogner" (cité de mémoire, donc de travers).

** Au retour, j'ai trouvé un écho de cette colère dans le billet de Françoise (dont le très fort dessin mériterait la Une des Unes).

*** Il paraît que ça marche, mais il faut trouver le bon éclairage, et surtout la bonne aération, rapport au terreau enrichi à la bouse de vaches sacrées qu'il faut utiliser pour avoir le label "Agriculture biologique".

**** Puisque Lagarde et Michard ont fait ici une apparition fort remarquée, on peut imaginer une note de nos deux compères:
Quelle figure de style le poète utilise-t-il ici? En quoi souligne-t-elle son propos? Comparez avec l'emploi de la même figure par Henri Guaino.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

"Comparez avec l'emploi de la même figure par Henri Guaino."

M'sieur ! M'sieur ! J'sais pas faire, y a pas un aut' sujet au choix ?

Tu as vraiment don pour raconter. J'avais l'impression d'être juste derrière toi. (Dommage pour le pavé, ce sera pour la prochaine fois.) Merci beaucoup pour ce petit voyage par procuration.

(P.S. Merci aussi pour le compliment).

Guy M. a dit…

Non, non, il n'y a qu'un sujet!

Merci beaucoup, me voilà rouge confus...

Pour les pavés, je crois qu'un marteau de géologue suffirait (avec l'équipement du géologue, barbe, pipe, semalles vibram et bermuda, ça serait un alibi parfait). J'ai une bonne raison de retourner à La Rochelle (à voir demain peut-être).