dimanche 27 avril 2008

… et la tête dans les nuages.

Si cette chère Lulu, du Cantal, était encore là, elle m'aurait harcelé par courriel pour savoir à quoi donc j'avais pu perdre cette belle journée d'hier, au lieu de réaliser le second objectif que je m'étais fixé.

Je lui aurais répondu que j'avais entrepris de rechercher un livre dans ma bibliothèque. Et que je ne l'avais point retrouvé.

Il faut dire que chez moi, par bibliothèque, il faut entendre toutes les pièces, à la seule exception des toilettes. Je n'y lis que le journal, car si le poète a dit (à peu près): "L'acte d'amour, comme l'acte de poésie, est incompatible avec la lecture du journal à haute voix"*, j'estime que l'incompatibilité n'a pas à être étendue à d'autres actes vitaux.

Cela indique l'ampleur de la tâche.

Cette tâche me paraissait indispensable, car la matinale contemplation de mon pommier en fleur m'avait encore propulsé dans des nuages poétiques (c'est compulsif).


Au lieu de songer à quelque haïku d'Issa, il m'était revenu le début de ce fragment de Senancour que Philippe Jaccottet aime à citer et commente dans Paysages avec figures absentes (Gallimard 1970,1976):

«Si les fleurs n'étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient encore; mais quelquefois leur parfum entraîne, comme une heureuse condition de l'existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus intime. Soit que j'aie cherché ces émanations invisibles, soit surtout qu'elles s'offrent, qu'elles surprennent, je les reçois comme une expression forte, mais précaire, d'une pensée dont le monde matériel renferme et voile le secret» Senancour, Oberman, fragment sans date tiré du supplément de 1833.




Voici la fin du commentaire de Jaccottet:

«Mon émotion, mon bonheur, l'éveil de mon attention, mon "retour à une vie plus intime", en particulier à certains moments et dans certains lieux, il était impossible, il eût été incompréhensible, la profondeur de ces réactions m'en assurait, qu'elles ne fussent pas "liées à une pensée dont le monde matériel renferme et voile le secret". Ces lieux, ces moments, quelquefois j'ai tenté de les laisser rayonner dans leur puissance immédiate, plus souvent j'ai cru devoir m'enfoncer en eux pour les comprendre; et il me semblait en même temps en moi. Peut-être en viendrai-je à reconnaître que c'est là le seul langage, avec celui des poètes qui le parlent, auquel spontanément j'aie ajouté foi.» Paysage avec figures absentes.


Il ne faudrait pas, je pense, lire ces réflexion en étant prêt à tomber dans l'impasse irrespirable de je ne sais quel "sentiment océanique" de la divinité. C'est ici affaire d'émotion et de langage, ce langage poétique, qui permet de creuser encore, malgré tout ce qu'il faut taire, dans l'indicible.

Je ne vous dirai pas que toute l'œuvre de Jaccottet est là, mais une grande part, écrite avec une très grande retenue et une très grande modestie. Malgré son travail indispensable de traducteur (il nous a permis de lire Musil, Rilke… et beaucoup d'autres), malgré la grandeur de sa poésie, il écrit:

                                                          Tant d'années,
                                                           et vraiment si maigre savoir,
                                                           cœur si défaillant ?

                                                          Pas la plus fruste obole dont payer
                                                          le passeur, s'il approche ?

                                                          - J'ai fait provision d'herbe et d'eau rapide,
                                                          je me suis gardé léger
                                                          pour que la barque enfonce moins.


Pensées sous les nuages (Gallimard, 1983)






* Cette citation est de: Paul Claudel, André Breton, Jean-Marie Bigard…?…
Question subsidiaire: Quel est le point commun entre les trois auteurs proposés ?
Le gagnant (mais je m'arrangerai pour que ce soit une gagnante) recevra, poste restante, deux photos de moi, dédicacées et signées "Alain Delon" pour la première (j'y serai glabre), et "Laurent Joffrin" pour la seconde (j'y serai barbichu).


PS1: Grand merci à mon amie X, dont la bibliothèque est un modèle d'ordre et ne comporte, en attente indéterminée, aucun des livres que je lui ai prêtés, pour m'avoir autorisé à feuilleter son exemplaire de Pensées sous les nuages.

PS2: L'aquarelle d'Anne-Marie Haesler-Jaccottet qui illustre ce billet provient de cette très belle page.

PS3: De Philippe Jaccottet viennent de paraître: Un calme feu (Editions Fata Morgana, 2007), notes d'un voyage au Liban et en Syrie, et Ce peu de bruits (Gallimard, 2008), notes du voyage immobile du vieux poète

PS4: Quatre liens internes, une note contenant un jeu richement doté et trois PS, ça ne vous suffit pas ?

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