jeudi 19 novembre 2009

Fabrique de l'étranger

Les plus âgés d'entre nous se souviennent encore qu'au siècle dernier, le grand démographe Michel Gérard Joseph Colucci, avait lancé un cri d'alarme:

Au secours, il y a de plus en plus d'étrangers dans le monde !

Ce constat alarmant avait sans doute été mal compris d'un bon nombre de nos concitoyens qui avaient repris en chœur:

Il y a trop d'étrangers en France.

Et, à part une petite Marseillaise de temps en temps, ils n'ont toujours pas changé de disque.

Cependant, il faut constater que depuis 2007 la petite chansonnette nationaliste a reçu une orchestration inédite, non pas dans le registre de la "préférence nationale", qui fait un peu ringard, mais dans celui de l'affirmation de l'Identité Nationale, ou, pour être plus clair, celui de la xénophobie d'État.

Le concept d'Identité Nationale est si délicat à définir qu'il faut organiser colloques et débats pour s'en sortir, alors que le concept de xénophobie d'Etat, qui est comme l'ombre portée du précédent, se définit assez précisément comme:

"ensemble des discours et des actes tendant à désigner de façon injustifiée l’étranger comme un problème, un risque ou une menace pour la société d’accueil et à le tenir à l’écart de cette société, que l’étranger soit au loin et susceptible de venir, ou déjà arrivé dans cette société ou encore depuis longtemps installé"*

On peut reconnaître là le moteur qui anime les grandes machines à traquer, enfermer et expulser...

... car l'étranger fait peur.

La lamentable histoire arrivée au brigadier Ounoussou Guissé, qui arrive peut-être à sa fin, met en évidence une autre machinerie, plus discrète, visant à fabriquer des étrangers avec des français qui ne sont pas assez français, ou qui sont un peu trop étrangers.

Ounoussou Guissé, qui a 29 ans, est brigadier au 1er régiment de hussards parachutistes (RHP) de Tarbes. Depuis 2002, il a participé à plusieurs campagnes de l'armée française, notamment en Afghanistan.

De père français, il a grandi au Sénégal et est arrivé en France à l'âge de 18 ans. Il s'est engagé dans l'armée française.

Je crois que c'est à la suite d'une demande d'acte de naissance que sa nationalité a intéressé la justice. Le 18 décembre 2008, il reçoit une assignation à comparaître du ministère de la Justice qui remet en cause sa double nationalité: il serait maintenant plus Sénégalais que Français, c'est-à-dire plus Français du tout.

Mais pourquoi donc ?

En bonne logique, je vous ai tout dit.

En mauvaise logique, celle de la xénophobie rampante, je vous ai caché que Daouda, le père d'Ounoussou, avait opté pour la nationalité française, au moment de l'accession du Sénégal à l'indépendance. Il a travaillé au Havre pendant 15 ans, puis est rentré au Sénégal, où il a eu ses enfants. Il est maintenant décédé.

Or une jurisprudence récente de la cour de cassation conteste "la nationalité française aux ressortissants d'anciennes colonies qui avaient opté pour elle et résidaient sur le sol français, mais dont la famille vivait dans le pays d'origine".

Donc, Ounoussou Guissé n'est pas Français.

Le brigadier Ounoussou Guissé, militaire français.


Un premier jugement du tribunal de grande instance de Rouen en date du 19 septembre 2008 avait déjà donné raison au brigadier.

Le parquet a fait appel.

Le 6 octobre, la cour d'appel de Rouen examinait cette affaire, et elle vient, ce mercredi, de rendre un arrêt confirmant la nationalité française d'Ounoussou Guissé.

L'avocate d'Ounoussou Guissé, la Rouennaise Cécile Madeline, accueille la décision de la cour d'appel de Rouen, rendue hier après-midi, avec "une grande satisfaction" : "C'est formidable pour mon client, c'est une très belle décision. D'autant plus que les juges motivent leur décision, non pas sur le fait que M. Guissé est soldat, mais parce que, selon eux, la nationalité française ne peut être retirée trente années plus tard à quelqu'un qui l'a obtenue. Au-delà de trente ans, toute action est prescrite."

Il faut espérer que cette idée de "prescription" ne va pas servir de prétexte à la chancellerie pour se pourvoir en cassation.

Il ne faudrait tout de même pas qu'il y ait trop de Français pas Français en France.**



* Jérôme Valluy, Rejet des exilés - Le grand retournement du droit de l'asile, Editions Du Croquant, 2009.

** C'est sans doute le point de vue de monsieur Eric Besson qui, contrairement à monsieur Hervé Morin, ministre de la Défense, n'a pas voulu lever le petit doigt en faveur du brigadier. A son habitude, il s'est contenté du médius en proposant à Ounoussou Guissé de demander une naturalisation. A voir sur le blogue de Maître Eolas.

6 commentaires:

JBB a dit…

Ouhlà, moi, je la comprends, la glorieuse administration française : manquerait plus, maintenant, que ces salopiauds d'Afghans se fassent canarder par des gusses qui soient pas vraiment de chez nous, hein… Une question de prestige, sans doute.

Dorémi a dit…

Ouainche, cette histoire me laisse un goût d'autant plus bizarre que l'armée, moi, c'que j'en dis, hein… alors ceusses qui s'engagent volontairement, hein…
Je sais, c'est pas bien de se bloquer là-dessus, mais j'y peux rien.
Bises, monsieur Guy.

Guy M. a dit…

@ JBB,

Cela explique peut-être la tiédeur de mr Besson: le sens de l'honneur !

(Je m'étouffe...)

@ Dorémi,

Je crois que nous partageons quelque chose à propos de l'armée...

Mais le litige portait sur la naturalisation du père, brave travailleur immigré, s'échinant peut-être à reconstruire Le Havre, et soudain déchu de sa nationalité, sous le prétexte qu'il a fait souche au Sénégal.

Bises, madame Dorémi.

Dorémi a dit…

Oui, oui, je sais bien, mais le fiston l'est tout de même devenu militaire…
Seras-tu au CentQuatre, aujourd'hui ?

Guy M. a dit…

...et fier de l'être, oui.

(Mais si cela peut donner lieu, avec le soutien de Morin, à une belle jurisprudence concernant les choix de nationalité des travailleurs issus des anciennes colonies, profitons-en.)

Je suis passé au 104, hier, et me suis perdu dans la foule...

Dorémi a dit…

Finalement pas eu le courage de m'y rendre… Suis restée à me légumer à la maison :-)