mardi 28 juin 2011

Sacrés mensonges et statistiques

Parmi les lieux communs que l'on profère ici ou là sur les statistiques, histoire de bien montrer que l'on n'est pas dupe, figure cette phrase attribuée à Benjamin Disraeli :

"There are three kinds of lies : lies, damned lies, and statistics."

(Il y a trois sortes de mensonges : des mensonges, de sacrés mensonges, et les statistiques.)

Introuvable, à ce que l'on dit, dans les œuvres complètes de l'ancien premier ministre de la gracieuse reine Victoria, cette phrase a été popularisée par Mark Twain dans Chapters from My Autobiography (1906). Elle a peut-être trouvé là sa forme ternaire définitive, encore que l'expression "damned lies", qui frappe par son recours au registre familier - je me demande si l'on ne pourrait pas traduire par "foutus mensonges" -, ait déjà figuré dans de précédentes ébauches, parfois même typographiée pudiquement "d---d lies".

Illustration empruntée à une page sur l'origine de cette citation.
(Département de Mathématiques de l’Université de York.)

Quand une statistique est déclarée erronée, on ne sait trop comment la qualifier. Simple mensonge ou bien foutu mensonge ?

Il faudrait peut-être faire un sondage d'opinion là-dessus...

Le 22 mai, invité du "Grand rendez-vous", sur Europe 1, monsieur Claude Guéant affirmait :

"Contrairement à ce qu’on dit, l’intégration ne va pas si bien que ça : le quart des étrangers qui ne sont pas d’origine européenne sont au chômage, les deux tiers des échecs scolaires, c’est l’échec d’enfants d’immigrés."

D'où venait cette statistique balancée comme une de ces fameuses vérités qui dérangent ? Aux légitimes interrogations de la presse, il fut répondu :

"Tout simplement du rapport de 2010 du Haut Conseil à l’intégration (HCI) sur les défis de l’intégration à l’école."

La lecture de ce rapport, faite par Cédric Mathiot pour la rubrique "Désintox" de Libération, ne permettait pas de confirmer le chiffre avancé par le ministre, mais, citant le texte lui-même, attirait l'attention sur les précautions à prendre dans l'analyse des données, pour tenir compte de "la prégnance des facteurs sociaux dans l’échec scolaire des enfants d’origine immigrée". La conclusion de l'article donnait une piètre image de la déontologie du HCI :

Hélas, le Haut Conseil à l’intégration n’a pas jugé utile de rappeler ces évidences, hier. Contraint de réagir à la polémique, le conseil (qui dépend de Matignon) a volé au secours du ministre de l’Intérieur dans un communiqué. Choisissant avec soin certains passages de son rapport, le HCI a confirmé les difficultés scolaires des enfants d’immigrés, mais a oublié de reprendre les paragraphes expliquant largement ce décrochage statistique par la surreprésentation de familles modestes dans la population immigrés. De l’art de caviarder ses propres travaux pour ne pas brouiller le message du gouvernement.

Alors que ce type de polémique médiatique dure assez peu, celle-ci allait s'installer dans la durée grâce à la ténacité de monsieur Claude Guéant, qui allait l'alimenter en faisant usage d'un droit de réponse se référant, cette fois, à une étude de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) datant de 2005. Il y détaillait, avec le bagout d'un cancre indécrottable qui tient à se justifier en le prenant d'aussi haut qu'il le peut, son "raisonnement" :

"L’étude de l’Insee […] précise que les enfants de familles immigrées sortent presque deux fois plus souvent du système éducatif sans qualifications que les autres. […] Cette conclusion vient forcément soit de chiffres exhaustifs, soit d’un échantillon qui se divise en trois tiers. Par conséquent, j’ai correctement cité l’étude en déclarant que les 2/3 des enfants qui sortent de l’école sans qualification sont des enfants de familles immigrées."

Cédric Mathiot parle de "méthode exotique", et il est bien gentil.

Par ailleurs, il cite "un chercheur qui a travaillé sur le panel", qui, d'une manière plus fondée scientifiquement, évoque une "ânerie sans nom".

Contrairement au HCI, l'Insee ne se précipita pas au secours du ministre de l'Intérieur, le service de presse de l'Institut se contentant de répéter que l'Insee "n’avait pas vocation à intervenir dans ce débat"... Cette réserve était sans doute la conséquence de discussions internes déjà en cours dans cette grande maison entre direction et personnels.

Lors du comité technique paritaire du 22 juin, les représentants du personnel (CGT, CFDT, CGT-FO, CGC, SUD) ont transmis au directeur général de l’Institut, monsieur Jean-Philippe Cotis, une déclaration demandant à la direction de sortir de son silence et invoquant "l'indicateur n° 7 du principe n° 1 (indépendance professionnelle) du code de bonnes pratiques de la statistique européenne : «L'Autorité statistique, s'il y a lieu, s'exprime publiquement sur les questions statistiques, y compris sur les critiques et les utilisations abusives des statistiques publiques. »"

Cette demande devait aboutir à la publication par l'Insee d'un communiqué plutôt technique, rappelant les résultats de l'enquête de 2005 et indiquant aux services de monsieur Guéant comment, à partir de ces données, faire un calcul qui se tienne :

Compte tenu de ces éléments, la proportion d’enfants d’immigrés parmi les élèves sortis sans qualification de l’enseignement secondaire peut être estimée à environ 16 % pour les enfants de familles immigrées. Si on y ajoute les enfants de familles « mixtes », cette proportion passe à environ 22 %.

Très aimablement, le communiqué donne l'adresse où peuvent être consultées "les statistiques sur lesquelles s’appuie cette estimation".

On suppose que, calculette en main, monsieur Guéant s'y est à nouveau plongé pour préparer son droit de réponse...

Il ne doit pas aimer ravaler ses arguments.

On peut saluer cette initiative de l'intersyndicale de l'Insee, et le résultat obtenu sous la forme de ce démenti un peu sec, rédigé dans le style qu'affectionne le principal destinataire. Mais on sait très bien que tout cela n'empêchera pas monsieur Guéant de n'en penser pas moins...

Mais puisqu'on l'a imaginé avec sa calculette, on ne saurait trop lui conseiller de la garder à proximité pour consulter un document que le ministère de l’Éducation maintient en ligne depuis le mois de septembre. Il s'agit de la "note d'information" numéro 10.13, intitulée Les bacheliers du panel 1995 : évolution et analyse des parcours. On y trouve décortiquées les données concernant les élèves entrés en sixième en 1995, et s'étant trouvés à la hauteur du baccalauréat vers 2002...

A la page 5, les rédacteurs de cette note écrivent :

À caractéristiques comparables, les enfants d’immigrés obtiennent plus souvent le baccalauréat que les autres jeunes.

Comme tout ce qui émane des services de l’Éducation nationale n'est pas toujours d'une pédagogie exemplaire, notre statisticien autodidacte sera peut-être rebuté par le complexité des tableaux qui étayent cette affirmation.

Qu'à cela ne tienne, il pourra se reporter à l'étude plus restreinte que vient de publier Louis Maurin, le directeur de l’Observatoire des inégalités. Intitulée Pourquoi les enfants d’immigrés réussissent mieux à l’école que les autres, cette analyse reprend les données de la note 10.13, complétée d'une étude de Jean-Paule Caille et Sylvie Lemaire, Les bacheliers de "première génération" : des trajectoires scolaires et des parcours dans l’enseignement supérieur "bridés" par de moindres ambitions ?, publiée par l'Insee en novembre 2009.

Cette analyse de Louis Maurin est, à part peut-être une présentation un peu rapide du dernier tableau, un modèle de l'éclairage* que peuvent donner des statistiques exploitées de manière intelligente...



* Et, bien sûr, je songe ici à cet autre lieu commun si souvent cité sur les statistiques :

"He uses statistics as a drunken man uses lampposts for support rather than illumination."

(Il utilise les statistiques comme l'ivrogne les lampadaires : pour s'appuyer plutôt que pour s'éclairer.)

Andrew Lang (1844 – 1912), polygraphe écossais méconnu.

2 commentaires:

yelrah a dit…

Je croie que l'INSEE a fait un déclaration officielle il y a peu .
Un peu tard ....

Guy M. a dit…

Il a fallu un mois pour obtenir cette réaction...

Le temps que l'on oublie un peu.