jeudi 9 juin 2011

Un brûlot anarchiste

Ma grand-mère avait raison : je ne suis guère sérieux et souvent somnolent... Aussi ai-je raté cet articulet que Ouest-France, un journal sérieux qui est constamment en éveil, a publié le 30 mai.

Condamné pour avoir chanté du Brassens

(C'est le titre.)

En quelques petits paragraphes, on apprend que, "dans la nuit du 24 juillet 2009", un homme de 27 ans, originaire de Rennes et, de surcroît, plutôt éméché, a interprété, avec les moyens qui lui restaient, Hécatombe, la chanson de Georges Brassens, devant "trois policiers qui n’ont pas apprécié". Bien que cet insolent chanteur se soit adressé à son public restreint de la fenêtre d'un appartement sis à Cherbourg, il a bel et bien été présenté "ce vendredi 27 mai, devant le tribunal correctionnel de Rennes".

Et il a été "condamné à un travail d’intérêt général de 40 heures. Il devra aussi verser 100 € à deux policiers".

(Savoir pourquoi le troisième n'a rien eu, cela reste un mystère que l'article n'aborde pas...)

Georges Brassens est à l'honneur,
à la Cité de la Musique jusqu'au 20 août 2011.
(J'espère que l'entrée est gratuite
pour les policiers de Cherbourg.)


Si tout ceci m'avait échappé, la nouvelle s'était propagée à Toulouse, où pourtant la lecture de Ouest-France n'est pas très répandue...

C'est ainsi qu'une joyeuse chorale devait se réunir hier, d'abord "à 16h devant le tribunal (allées Jules Guesde, M° Palais de Justice)", puis "à 17h30 devant le comico (bd de l'Embouchure, M° Canal du Midi)", pour entonner Hécatombe et quelques autres chansons du répertoire.

Tout aussi susceptibles que leurs collègues cherbourgeois, les policiers toulousains ont "embarqué tout le monde vers 18h 30" pour une vérification d'identité. Si l'on en croit LibéToulouse, où l'on s'est contenté de retranscrire les messages reçus, tous ont été relâchés, mais ont été "convoqués pour le lendemain 9h30 boulevard de l'Embouchure au motif d'outrage à la nation et aux forces de l'ordre".

On retrouvera, pour l'essentiel, les mêmes éléments d'information dans la dépêche de l'AFP, que le Figaro a postée à la mi journée. On pourra, accessoirement, se réjouir d'y trouver le mot "contestataires", utilisé pour désigner les membres actifs de la chorale populaire. Et l'on s'amusera - pourquoi pas ? - de l'inénarrable "brûlot anarchiste" qualifiant la chanson de Brassens.

Ce qui donne ceci :

Une trentaine de contestataires ont été interpellés hier soir devant le commissariat de Toulouse pour outrage parce qu'ils chantaient l'une des grandes chansons de Georges Brassens contre l'autorité avec son cri de "mort aux vaches", selon leurs propres témoignages.

Du côté du commissariat, on indique que ces "militants de l'ultra-gauche" ne chantaient pas seulement Hécatombe, le brûlot anarchiste de Brassens, mais d'autres textes offensants et constitutifs d'outrage à la nation et aux forces de l'ordre.

Selon Libé, les policiers auraient filmé la prestation des toulousains amoureux de la liberté, "comme pour un clip".

Bientôt sur nos écrans ?


Annexe, à toutes fins "contestataires" utiles :

On peut trouver les paroles d'Hécatombe (qui datent de 1953) parmi les documents pédagogiques mis à disposition des enseignant(e)s de Lettres par l'académie de Rouen. Si j'ai bien compris, l'examen de ce texte trouverait sa place dans une "séquence" abordant l'étude du récit, et tout particulièrement la problématique des "registres de langue", en donnant des exemples bien venus du "ton épique" et du "ton parodique".

Les voici donc, ces paroles outrageantes, suivies de quelques notes didactiques pour mieux les comprendre :

Au marché de Brive-la-Gaillarde
À propos de bottes d'oignons,
Quelques douzaines de gaillardes
Se crêpaient un jour le chignon.
À pied, à cheval, en voiture,
Les gendarmes mal inspirés
Vinrent pour tenter l'aventure
D'interrompre l'échauffourée.

Or, sous tous les cieux sans vergogne,
C'est un usag' bien établi,
Dès qu'il s'agit d'rosser les cognes
Tout le monde se réconcilie.
Ces furies perdant toute mesure
Se ruèrent sur les guignols,
Et donnèrent je vous l'assure
Un spectacle assez croquignol.

En voyant ces braves pandores
Être à deux doigts de succomber,
Moi, j'bichais car je les adore
Sous la forme de macchabées.
De la mansarde où je réside
J'excitais les farouches bras
Des mégères gendarmicides
En criant :"Hip, hip, hip, hourra !"

Frénétiqu' l'une d'elle attache
Le vieux maréchal des logis
Et lui fait crier : "Mort aux vaches,
Mort aux lois, vive l'anarchie !"
Une autre fourre avec rudesse
Le crâne d'un de ces lourdauds
Entre ses gigantesques fesses
Qu'elle serre comme un étau.

La plus grasse de ces femelles
Ouvrant son corsage dilaté
Matraque à grands coups de mamelles
Ceux qui passent à sa portée.
Ils tombent, tombent, tombent, tombent,
Et s'lon les avis compétents
Il paraît que cette hécatombe
Fut la plus belle de tous les temps.

Jugeant enfin que leurs victimes
Avaient eu leur content de gnons,
Ces furies comme outrage ultime
En retournant à leurs oignons,
Ces furies – à peine si j'ose
Le dire tellement c'est bas –
Leur auraient même coupé les choses,
Par bonheur ils n'en avaient pas.

Georges BRASSENS (1921 - 1981)

Notes :

hécatombe : dans l'Antiquité, sacrifice de cent bœufs. D'où massacre
cogne et pandore : gendarme (mots populaires)
bicher : être content (populaire)
croquignol : amusant et bizarre (familier)
gnon : coup (familier)


La musique peut se trouver ici, par exemple, sur un site qui vous accueille avec cette citation:

"Mes chansons sont à tout le monde, elles sont faites pour être chantées."
Georges Brassens

6 commentaires:

emcee a dit…

J'avais vu passer l'info, mais c'est encore plus rigolo comme tu la racontes.
Enfin, pas pour ceux qui ont été mis en garde à vue.
Mais aussi, quelle tristesse de voir que le français en est réduit à "cass'toi pov'con" et autres vulgarités de porteurs de rollex.
Et ne parlons pas du manque d'humour des pandores.
Un seul truc m'étonne: comment ont-ils bien pu comprendre qu'il s'agissait d'eux?

Et les radis, ça pousse?

Guy M. a dit…

Mais il ne s'agissait pas d'eux... Brassens ne parle que de gendarmes, pas d'agents de police.

Disons qu'ils ont l'esprit large.

(Pas le moindre radis dans mon potager en friche, mais j'ai retrouvé trois plants d'absinthe, ce qui est très réjouissant.)

Flo Py a dit…

J'ai cherché sans trouver le nombre de chansons de Brassens censurées et interdites de diffusion à la grande et belle époque de l'ORTF. Ce qui m'a permis d'apprendre que quelques fiches de censure sont exposées à la Cité de la Musique.

Bises.

Guy M. a dit…

C'est une autre bonne raison de demander l'entrée gratuite des gendarmes et policiers en tenue. Ça les inspirera dans la rédaction des procès-verbaux.

la pecnaude a dit…

Le plus drôle a certainement été de pouvoir réunir les X avocats dont la présence est obligatoire dès la 1ère heure de garde à vue !
S'ils n'ont pas pu le faire, donner des suites à ces "internements abusifs" risquent d'être jouissifs.

Guy M. a dit…

Il semble qu'il n'y ait pas eu, en réalité, de placement en garde à vue. Le problème ne s'est donc pas posé.