Il est toujours trop tard.
Le suicide d'un jeune homme nous place toujours devant l'irrémédiable. Et comme nous ne saurons jamais clairement à quelle blessure essentielle il aurait fallu porter remède, nous préférons souvent penser que cet acte de mort volontaire, par quoi toute une vie a basculé dans l'irrémédiable, était inévitable...
Mais on n'en pense pas moins.
En lisant l'article que Luc Mathieu a consacré, dans Libération, à Aminullah Mohamadi, ce jeune Afghan de 17 ans qui s'est pendu à un arbre dans le parc de La Villette, on peut tenter d'imaginer à quel point sa vie a pu être ébranlée par les doutes sur son âge. Ces soupçons de fraude se sont exprimés très clairement dès sa prise en charge par les services sociaux, après qu'il ait survécu trois mois sous un pont, dans le quartier très gentrifié de Gambetta.
Les services sociaux doutent de son âge, ils lui font passer un test osseux qui conclut que le jeune Afghan a plus de 19 ans. Jean-Michel Centres, membre du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), saisit le juge des enfants au début de l’année 2010. Le magistrat conclut qu’Aminullah est bien mineur et rédige une ordonnance de placement provisoire.
L'article précise :
Le juge motive sa décision concernant Aminullah par l’examen de sa taskera, la carte d’identité afghane. Alors que les plus récentes sont imprimées sur une simple feuille A4, celle du jeune Afghan date de la période où les talibans étaient au pouvoir en Afghanistan, entre 1996 et 2001. C’est un petit carnet de huit pages, avec la photo d’un enfant qui cadre avec l’âge revendiqué à l’époque.
L'Aide sociale à l'enfance ne fera pas appel de cette décision, pourtant assez rarement accordée. Mais l'intime conviction suspicieuse survivra, par delà la mort d'Aminullah :
«Sa taskera était probablement trafiquée. Je reste persuadé qu’il avait entre 25 et 30 ans, affirme Pascal Moulin, qui gère le dossier d’Aminullah à l’Aide sociale à l’enfance. Il avait un visage ridé et son comportement ne cadrait pas avec celui d’un jeune de 17 ans. Le Mrap a monté un dossier en jouant sur les incertitudes.»
A quoi les amis d'Aminullah répondent :
Jean-Michel Centres est, lui, convaincu du contraire. «Si Aminullah avait voulu faire un faux, il aurait pris une taskera récente, beaucoup plus facile à contrefaire. Cela n’a aucun sens.»«Bien sûr qu’il était mineur. Je le connaissais bien, il me l’aurait dit s’il avait menti. Et son histoire était totalement cohérente», confirme Haroun Walizada.
Et l'on se demande bien quelle "aide" pouvait apporter au jeune homme le responsable d'un service social qui le regardait avec une défiance si durable...
(Mais peut-être n'était-il, malgré ses remarques dermatologiques, qu'un gestionnaire de dossiers sans visage...)
Dire que la France est la patrie des Droits de l'Homme relève, on le sait bien, de l'ironie la plus légère, teintée d'une délicate amertume. Mais on sait aussi, et certains s'en inquiètent, qu'on ne peut pas y faire n'importe quoi, notamment dans le cas des "mineurs isolés étrangers" dépourvus de titre de séjour en notre généreuse "terre d'accueil".
Cependant.
Cependant, il n'est pas question, néz'ba, que la France accueille etc. etc et nianianianianianianiania...
D'où la riche idée de contester, lorsque cela semble possible, l'âge des prétendus mineurs. Et conséquemment le recours de plus en plus répandu à ce fameux "test osseux" auquel Aminullah dut se soumettre.
Une notice du volume 1 de cette France-là, détaille tout cela avec précision :
(...) le test osseux est (...) systématiquement pratiqué lorsqu’une demande de détermination médicale de l’âge est formulée par le procureur de la République. Celui-ci peut être sollicité à cette fin par la police aux frontières en zone d’attente, par la police à la suite d’une interpellation, par le parquet lorsque l’Ofpra sollicite la désignation d’un administrateur ad hoc [*] , ou encore par le juge des enfants et l’Aide sociale à l’enfance (ASE) — respectivement quand le premier est saisi d’une demande de placement d’un mineur et quand la seconde conteste une décision de placement dans l’un de ses établissements. Parce qu’un mineur isolé bénéficie d’un système de protection particulier, lequel interdit son éloignement, la détermination de l’âge représente un enjeu primordial tant pour les institutions de prise en charge de ces mineurs que pour les services de police : car si la lutte contre les fraudeurs est une préoccupation pour les premières, elle est un objectif prioritaire pour les seconds. À la suite de l’examen, le juge statue sur la majorité ou la minorité de la personne.
[* La loi du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale prévoit la nomination d’un administrateur ad hoc pour les mineurs isolés placés en zone d’attente. Cet administrateur doit « assurer la représentation du mineur dans toutes les procédures administratives et juridictionnelles relatives à son maintien en zone d’attente, afférentes à son entrée sur le territoire, et, le cas échéant, relatives à sa demande d’asile » (Anafé, note du 4 octobre 2006). ]
Comme je n'ai aucune défiance envers les institutions de mon cher pays - "France, mère des arts, des armes et des lois" -, je ne doute pas que cette procédure d'expertise ne soit parfaitement légale ; et si elle ne l'est pas, le législateur s'en souciera...
Mais je crois que l'on peut s'interroger sur la scientificité des protocoles utilisés pour déterminer l'âge du présumé fraudeur.
Voici quelques extraits d'un exposé, intitulé Détermination médico-légale de l'âge d'un adolescent, prononcé par le docteur Odile Diamant-Berger lors du Colloque du 27 octobre 2000, organisé par France Terre d'Asile : «Quelle protection en Europe pour les mineurs isolés demandeurs d'asile ?». Madame Odile Diamant-Berger se présentait alors comme Maître de conférences des Universités en médecine légale, expert agréé par la Cour de Cassation et chef du service des urgences médico-judiciaires à l'Hôtel-Dieu.
La méthode la plus courante et la plus facile à réaliser repose sur la radiographie de la main et du poignet gauche. C'est la technique que l'on intitule «détermination de l'âge osseux».
Ces clichés radiologiques sont en effet comparés à ceux d'un atlas de références établi en 1935 à partir d'une population de race blanche, née au États-Unis, d'origine européenne et de milieu familial aisé, destiné non pas à déterminer avec précision un âge civil mais à déceler certaines pathologies, notamment les retards de croissance de l'enfant ou adolescent (Atlas de Greulich et Pyle).
Cet atlas regroupe les reproductions de radiographies main/poignet gauche d'enfants et adolescents ; âgés de 10 à 19 ans, de sexe masculin et féminin.
L'étude de ces clichés radiologiques repose sur l'évaluation des noyaux d'ossification et la persistance ou non des cartilages de croissance au niveau des os longs. La perception de ces critères dépend également des constantes de pénétration des rayons X lors de la prise de la radiographie.
Par ailleurs, il existe une variabilité importante chez les utilisateurs de l'atlas liée à la différence possible d'évaluation de similitudes entre un cliché radiographique et une planche de l'atlas.
Enfin, aucune étude analogue n'a porté sur les populations africaines ou asiatiques.
Au total, la logique scientifique exige de fournir un intervalle de confiance ; la mission de l'expert impose de fournir un âge...
Cette méthode d'évaluation dite de Greulich et Pyle est fiable à plus ou moins 18 mois.
Après avoir parlé d'autres méthodes, dont celle de Tanner-Whitehouse qui "repose sur l'étude de différents points d'ossification, comparés à des normes établies sur une population anglaise et écossaise de classe moyenne dans les années 50 et 60", elle conclut :
S'il est bien démontré actuellement que la maturation osseuse d'un enfant ou d'un adolescent s'effectue plus rapidement que par le passé... aucune de ces abaques n'a été remise aux normes actuelles.
En pratique, les différents critères radiologiques relevés sur un patient ne sont jamais comparés avec une population de référence appartenant à la même ethnie car ces atlas n'existent pas pour la population étrangère actuelle retrouvée sur le territoire national.
Il en résulte que les critères radiographiques relevés sont «mauvais scientifiquement » surtout entre 15 ans et 18 ans, les méthodes citées ci-dessus ne prennent pas en comptes les réelles différences de croissance et de maturation osseuse liées à l'origine ethnique et aux carences nutritionnelles dont souffrent bien souvent des individus. L'estimation ne peut donc être transposée qu'avec un certain facteur d'imprécision.
Au vu de sa carte de visite, on ne saurait soupçonner madame Odile Diamant-Berger d'excès de radicalisme critique dans son examen de ces diverses méthodes dites scientifiques. Mais, malgré sa conclusion sans appel, on continue d'utiliser ces évaluations pifométriques pour produire, devant les tribunaux, une prétendue "détermination" de l'âge réel de jeunes gens (et jeunes filles) suspectés de fraude...
Pourtant, sur ces questions qui touchent à la (sur)vie même d'individus qui, au bénéfice du doute, doivent être considérés comme mineurs, ce qui doit d'abord être suspecté, car c'est l'exigence de "la logique scientifique", c'est la possibilité d'utiliser avec une absolue certitude ces méthodes.
Et ne me parlez pas de "fournir un intervalle de confiance" - à combien de %, d'ailleurs ? - dans ces affaire où je ne vois que défiance.
2 commentaires:
Gamin ... jeune adulte ... franchement adulte ...
Maintenant, il est hors d'âge, et le législateur et le radiologue peuvent s'en retourner tranquilles à leur roupillon replet.
Aucun atlas n'est disponible pour évaluer les dégâts provoqués par le manque de confiance...
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