dimanche 19 juin 2011

De l'utilité des transports en commun

Même ceux qui jugent qu'on l'a trop entendu continuent de l'écouter...

A croire qu'Alain Finkielkraut est devenu, pour le pire, notre indispensable (mé)contemporain du samedi matin.

Et que son émission se perde en des balbutiements d'une rare indigence n'y change rien : il suffit qu'elle accueille une triste vedette vieux-réac ou néo-con pour qu'elle soit largement commentée ici, ou là, ou encore là, comme ce fut le cas de celle du 11 juin...

On pouvait y entendre Richard Millet, auteur, pour cette année, de Fatigue du sens, chez Pierre-Guillaume de Roux , et de Arguments d'un désespoir contemporain, aux éditions Hermann...

Et Richard Millet, cela donne, par exemple, cela :

Pour répondre à votre question, je dirai que moi je suis dans une situation
(et pardonnez-moi si le terme est extrêmement provocateur, mais je veux le maintenir malgré tout parce qu'il peut faire sens)

je vis maintenant
en tout cas lorsque je suis en ville notamment dans les espaces comme le Rer
[la voix de Finkielkraut s'insère pour dire que, oui, cela revient dans son livre]
dans une situation d'apartheid volontaire
(alors je vais choquer énormément)

ça veut dire que je m'exclus moi-même d'un territoire et d'un lieu

(comment dirai-je ?)

d'un groupement humain où je ne me sens plus moi-même.

[Alain Finkielkraut, qui sent que ça vient, doucement, mais ça vient :
Oui mézalors, pourquoi ? Keskiss'passe ?
]
Pourquoi ? Parce que, par exemple, quand je suis le seul blanc, ça me pose de telles questions que je ne peux que m'exclure moi-même,
je n'ai plus
je n'ai plus de réponse à cela
je ne
je ne critique pas
voilà...c'est tout.
Et lorsque particulièrement cette population dans laquelle je me trouve est fortement maghrébine, alors là je suis encore moins
(si je puis me permettre encore une partie de réponse, je dois dire que mon enfance n'a pas été que rurale et corrézienne, elle a été aussi libanaise.
Et mon enfance a été libanaise, ma jeunesse a été libanaise pour une autre raison
c'est que j'ai, disons, guerroyé à Beyrouth à une époque, pendant quelques mois, aux côtés des milices chrétiennes.
(donc voyez que j'ai tout pour me faire détester par le temps, par l'époque actuelle
[Jean-Christophe Bailly insère ici cette remarque compatissante :
"Pas par tout le monde...",
à quoi Richard Millet répond :
"Pas par tout le monde, mais par beaucoup...",
car il tient sans doute à cette détestation quasi universelle auto affirmée.]))
Mais il n'en reste pas moins que
voilà
je
je me demande quelle est la compatibilité du Maghreb, des pays arabes et notamment de l'Islam, en tout cas de la visibilité de l'Islam,
avec une histoire qui malgré tout continue de frémir dans le territoire qu'on appelle France.

Bien que le propos du grantécrivain ne soit pas vraiment d'une limpidité absolue, on voit à peu près ce qui se met à "frémir" dans son bredouillement.

Mais ceux qui ont gardé l'oreille assez fine peuvent lui rendre grâce d'avoir, avec cette image du coincé - littéralement et dans tous les sens - dans une voiture de Rer, produit une métaphore très parlante de cet état bien nommé "apartheid volontaire"...

Très aimablement, le second invité, Jean-Christophe Bailly, au lieu de lui conseiller de s'acheter un vélosolex blindé, tentera de le rassurer sur le mode, peut-être ironique - cela ne m'étonnerait pas -, du "mais ça arrive à tout le monde". Il lui fera part du malaise, par lui ressenti, à se trouver "dans un wagon de train exclusivement peuplé de Français ayant l'air de souche célébrant telle victoire, sportive par exemple". Il y ajoutera, toujours empathique, qu'il lui arrive également de se "sentir totalement exclu dans un restaurant de luxe" et "mal à l'aise à la sortie de Saint-Nicolas-du-Chardonnet".

Cette réponse à distance, ainsi que d'autres du même ordre, a pu décevoir certains commentateurs qui auraient préféré que "le pauvre Jean-Christophe Bailly" soit moins "timoré" dans ses propos et s'engage sur le terrain de la polémique... C'est sans doute mal le connaître, et le confondre avec l'un de ces intellectuels inexistants, groupe qui comprend aussi certains des commentateurs en question, qui rêvent de faire partie de cette vingtaine de bavards qui font l'opinion. Et c'est sans doute mal entendre ces réponses qui, en restant sur le bord du débat qui pourrait s'ouvrir - mais selon les règles faussées de l'émission -, en démontrent, avec une indéniable élégance, l'inanité caricaturale.

Enfin, c'est être resté sourd à des paroles où se révélait une conviction non négociable.

Et notamment, plus loin dans le déroulement de l'émission, après avoir dû subir quelques développements morts-nés de Millet autour de la notion de "pureté", qu'il aime tant évoquer sans jamais la hausser à une quelconque pureté conceptuelle, ce rappel tranchant de Bailly :

Et je tiens à dire quelque chose aussi,
puisqu'on amène aussi le fait biographique,
puisque c'est lui qui nous motive au fond pour parler de cela.
Il se trouve que je vis avec une dame qui est...
dont le père est chinois.
A chaque fois que j'entends le mot "pureté" (....) assorti à ces questions-là
je me dis :
en quoi cette personne, cette femme, aurait moins d'identité qu'une autre
d'une part
et serait impure...
par rapport à quelle pureté ?

De cette pureté-là, je ne veux pas.

[Cette dame est Gilberte Tsaï, grande dame de théâtre, qui quittera très prochainement la direction du Centre dramatique de Montreuil, qu'elle a largement contribué à faire devenir ce qu'il est. Et c'est, bien sûr, son nom qui clôt l'ultime section, Références et remerciements, du livre de Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Voyages en France, Éditions du Seuil, 2011.]

Incipit : "Le sujet de ce livre est la France.
Le but est de comprendre
ce que ce mot désigne aujourd’hui
et s’il est juste qu’il désigne quelque chose

qui, par définition, n’existerait pas ailleurs.
"

Pour ceux qui l'ont si peu entendu, il reste la possibilité de découvrir Jean-Christophe Bailly en le lisant, tout simplement.

Dans son introduction, dont la première phrase, dit-il, aurait pu être écrite par le général de Gaulle, Jean-Christophe Bailly parle de la grande ancienneté de son projet de voyages en France et des questions qu'il porte. Il n'est pas indifférent qu'il y évoque, comme ultime déclencheur de sa mise en route, la visite qu'il fit, au début des années 90, à son beau-père dans une maison de convalescence de la région lyonnaise où le vieux monsieur chinois tentait de se remettre de l'opération du cancer qui devait l'emporter quelques années plus tard. Ainsi se trouve, d'une certaine manière, dédié ce très beau livre à cet émigrant, arrivé dans les années 30 de sa province du Zhejiang, installé à Lyon après la guerre, et, lors de cette visite, pestant, "avec son fort accent chinois", contre "les autres pensionnaires (...) qui ne savaient même pas jouer à la belote"... Il faut croire que l'auteur possède l'inestimable talent de se hâter lentement puisque la mise en écriture finale de son projet s'est déroulée bien plus tard, au moment même où un frénétique agenda politique instaurait l'urgence d'un grand débat sur l'identité nationale.

Cette agitation en eaux politicardes assez troubles n'a guère affecté la réalisation du projet de Jean-Christophe Bailly qui n'a pas cherché à courir après l'actualité...

Tant mieux.

Car il faut dire que l'ouvrage qui vient de paraître ne méritait pas de figurer au rayon des écrits de circonstance.

Bien au contraire, il mérite une lecture attentive, plutôt lente et assez gourmande pour apprécier la beauté de la langue - si évidente qu'elle ne peut qu'imposer le respect à un Richard Millet si épris de "pureté" - et le grand art déployé par Jean-Christophe Bailly pour composer le disparate de ses 34 excursions françaises. De cet art, il nous fournit peut-être la clé quand, passée l'introduction, il s’arrête, pour la première étape, dans une fabrique de filets et de nasse, la maison Larrieu, sise à Bordeaux. Là, il note que

(...) l'on pense, forcément, en contemplant ces résilles de lignes souples ou tendues, à la perspective, à cette sorte de nasse aussi par laquelle les peintres ont cherché autrefois à capturer le visible : même paradoxe d'un parallélisme convergent, même volonté d'emprise, même jeu de cache-cache, même espoir de saisie.

Et, forcément, le dernier chapitre du livre est titré : Point de fuite, où l'on peut lire cette juste notation sur l'impression de dépaysement :

Quel est donc, se demande-t-on alors, quel est donc cet ailleurs qui est ici ?

Avant d'en arriver à ce point, le lecteur aura éprouvé le dépaysement de paysages connus, ou non, et partagé quelques étonnements.

Comme celui-ci, qui semble lointainement faire écho aux affres exprimées par le grand styliste victime du syndrome du Rer :

La dernière fois que j'ai pris le car pour aller de la gare d'Avignon TGV à Arles, soit le trajet même dont Tarascon est l'unique étape, le chauffeur, un jeune homme, s'arrêta un instant, comme c'est l'usage lorsque la vitesse est assez faible pour le permettre, afin d'échanger quelques mots par la vitre baissée avec le chauffeur de la même compagnie qui venait en face. « Salam aleikum! - Aleikum salam! », voilà comment s'engagea leur dialogue, qu'ils poursuivirent ensuite en français avec l'accent du Midi. D'habitude, le car était conduit soit par un chauffeur assez bavard, soit par une blonde un peu costaude, et c'est pourquoi je fus surpris. Quelle est la nature de cette surprise ? Vient-elle d'un qui ne voyage pas, qui n'a jamais vu la banlieue, les banlieues, les cités ? Non, mais voilà, je le confesse, j'ai été un instant étonné puis, très vite, porté par la vitesse du car traçant sa route dans la nuit, cet étonnement s'est converti en une suite de pensées dont la clef était comme une exclamation - le retentissement, en moi, d'un "pourquoi pas ?" que je développais sous cette forme: pourquoi, grands dieux, ne serait-ce pas ainsi, ainsi aussi et comme cela, avec ces voix, avec ce salut, pourquoi l"'identité" d'une nation, d'un pays, serait-elle quelque chose de si faible et de si renfrogné qu'elle ait à redouter de tels inserts ?

2 commentaires:

Chomp' a dit…

"pourquoi l"'identité" d'une nation, d'un pays, serait-elle quelque chose de si faible et de si renfrogné qu'elle ait à redouter de tels inserts ,"
Tout est dit
D'autre part, les Finkie et autres sont des gens qui ont proprement raté le projet philosophique -
en l'occurence l'accession au bonheur-
et passent leur temps à le reprocher au monde dans la detestation de sa créativité
qui les a eux-mêmes désertés depuis longtemps ...

Guy M. a dit…

J'ai été très heureux de découvrir ce passage, lu par Bailly lors d'une présentation de son livre (à la librairie l'Atelier).

Pour les néo-cons et vieux-réacs (et vice-versa), ce bonheur-là est impossible. Ainsi que tous les autres : au fond, ils survivent après une défaite, et ils trouvent ça très triste...