L'un des plus beaux textes de Lieve Joris raconte son rendez-vous très matinal avec Naguib Mahfouz (1). Aux alentours de six heures, elle l'accompagne dans les rues du Caire, à l’heure bénie où la ville commence à s'animer. La promenade s'achève devant le café Aly Baba où Mahfouz, récent prix Nobel, va tranquillement lire les journaux.
A la porte du café, je prends congé de lui. Il me regarde étonné. Il s'est accoutumé aux journalistes qui veulent poser des questions, toujours les mêmes questions. "Vous êtes contente ?" me demande-t-il, hésitant, sa main dans la mienne. Comme je fais oui de la tête, il a un large sourire. "Eh bien, moi aussi."
Étrange récit où si peu de mots disent toute la vérité de cette étrange rencontre, comme s'il avait suffit que tous deux respirent le même air et accordent leurs pas un moment pour parvenir à cet unique instant de pure complicité...
Adopter les chemins de l'autre et y adapter son pas est le moins que l'on puisse faire lorsqu'on voyage. Et lorsque l'on réussit, dans le même temps, à ne pas se départir de soi, se produisent ces moments de rencontre qui éclairent les écrits de Lieve Joris.
Cela n'est pas si simple, en réalité, et son secret réside peut-être dans son entêtement à ne jamais se séparer de sa valise, qu'elle nous décrit comme étant de marque Samsonite, et presque historique...
Le plus costaud des trois avait noué ma Samsonite dans un drap de lit accroché par une boucle à son front. C'était une idée absurde de voyager dans les montagnes avec une valise rigide, mais personne n'avait pu m'en dissuader. La valise me donnait un sentiment de sécurité. En cours de route, la poussière et l'humidité attaquaient tout, mais la valise était comme une petite maison que je pouvais fermer : quand je l'ouvrais, j'y trouvais mes affaires intactes. Elle m'avait accompagnée dans mon tout premier voyage à travers ce pays ; la poussière rouge du Bas-Congo en imprégnait encore les jointures.
Ce premier voyage au Congo est déjà vieux d'une vingtaine d'années quand Lieve Joris entreprend celui dont elle décrit ici le départ, avec un guide-accompagnateur et trois porteurs. Cette traversée (2) la mènera de la bourgade de Minembwe, située sur les hauts collines de l'ouest du lac Tanganyika, jusqu'à la ville d'Uvira, au bord du lac.
Cette région a longtemps été ignorée du dieu des chrétiens, pourtant résolument expansionniste en ces contrées - les conversions des hauts plateaux n'ont commencé qu'au début des années 1940. C'est qu'elle avait été largement négligée par l'activité des colonisateurs et administrateurs belges, qui n'en ont même pas établi la carte... Gougueule Map, qui pourtant sait tout sur tout, ne vous indiquera, à l'ouest d'Uvira, qu'une assez jolie tache blanche, sans routes, sans pistes, sans villages.
Au milieu du XIXe siècle, les Banyamulenge, probablement originaires du Rwanda, sont venus s'établir sur les hauts plateaux congolais, y bouleversant, sans trop chercher à se rendre vraiment sympathiques, la mosaïque des populations déjà installées (Bashi, Balufero, Bembe...) Une vingtaine d'année après la proclamation de l'indépendance du Congo, les Banyamulenge se sont vus refuser - c'était en 1981 - la nationalité zaïroise par le gouvernement du président Mobutu : ils étaient encore considérés comme des réfugiés rwandais et suspectés d'entretenir une déloyale binationalité (3)...
Quant à la situation politique actuelle, disons qu'elle est d'une remarquable instabilité.
Tout cela, parmi bien autres choses, Lieve Joris l'aborde dans ce livre qu'elle présente comme le dernier qu'elle consacrera au Congo.
Un livre qui est comme un adieu, certainement.
C'est vers le milieu du récit que le lecteur comprend que cet adieu est double.
La voyageuse doit repartir de Mikalati, où elle a été accueillie par Madigidigi, instituteur du village, pour gagner Bijombo au terme d'une assez longue étape. Il a fallu recruter trois nouveaux porteurs :
"Les porteurs sont déjà là", dit Madigidigi. A la porte se tenaient un jeune homme monté en graine, une vieille femme et une fillette d'une dizaine d'années. La femme ne portait pas de chaussures et la plante de ses pieds était toute crevassée ; les chaussures d'homme de la fillette faisaient quelques pointures de trop ; elles avaient toutes deux un panier sur le dos. Etaient-ce elles qui devaient porter nos bagages jusqu'à Bijomba ?
(...)
La femme empoigna ma Samsonite et l'attacha avec une corde à son panier, le jeune homme prit les sacs de voyage que nous avions emballés dans une toile en plastique, la fillette fourra mon sac à dos dans son panier. (...)
La vieille femme n'arrêtait pas de parler, comme si elle me devait quelque chose. C'était une Fulero. Quel âge elle avait, elle ne le savait pas. Au moment de l'indépendance, elle était mère d'un seul enfant. C'est qu'elle avait plus de soixante ans, calculai-je - une personne âgée dans ces contrées. Elle avait eu quatorze enfants, dont quatre étaient décédés. Un de ses fils était mort de la malaria et lui avait laissé cette fillette.
(...)
Nous traversions un paysage de collines couvertes d'arbres bas et de buissons. A notre premier arrêt, je partageai les épis de maïs grillés que nous avait donnés Madigidigi. Même sans le panier, la mamie avait le dos courbé. Sa petite-fille serrait l'épi de maïs dans ses mains et me regardait d'un air qui me fendait le cœur. Sa voix faisait beaucoup plus jeune que son âge et me taraudait la conscience.
La marche reprend, et au rythme lent des pas, la rêverie s'installe.
Reviennent des souvenirs de la campagne flamande, "les étés d'autrefois quand nous allions cueillir des myrtilles", et,"l'argent en poche", le retour "à la maison où ma mère frottait le seuil"...
"Pas oublier de vous essuyer les pieds, hein ?" J'entendais sa voix d'été et la revoyais, repoussant une mèche de sa figure. Soudain, l'image de ses derniers jours me revint. En position de fœtus, petite et fragile, elle était couchée entre les draps blancs, sans défense dans les bras de la mort. La nuit, je dormais dans un lit bas à côté du sien. Parfois, elle gémissait, et je lui humectais la bouche, la faisais boire avec une seringue. Elle buvait et buvait, ses yeux s'agrandissaient.
C'était le premier voyage que j'entreprenais depuis sa mort. (...)
Il arrive que l'on voyage aussi pour savoir ce que l'on a mis au fond de sa valise...
PS : Cette année encore Lieve Joris sera l'une des invité(e)s du festival Étonnants Voyageurs (Saint-Malo, 11-12-13 juin 2011). Elle y présentera son dernier livre traduit en français, Ma cabine téléphonique africaine (Actes Sud, 2011), et on pourra découvrir le film Lieve Joris, au-delà du miroir de Rita Mosselmans (VRT Productions, 2011).
(1) Ce récit se trouve dans le recueil intitulé La chanteuse de Zanzibar (1992), traduit du néerlandais par Nadine Stabile et paru aux éditions Actes Sud en 1995 (repris en collection de poche Babel).
(2) Le récit de ce voyage est le dernier volume publié sur le Congo par Lieve Joris. Intitulé Les Hauts Plateaux, il est paru en néerlandais en 2008, a été traduit en français, par Marie Hooghe, en 2009 pour les éditions Actes Sud, et vient de sortir en Babel Poche. L'auteure a reçu, pour ce livre, le prix Nicolas-Bouvier.
(3) On voit par là que le monde (des idées) est petit, et même étriqué, pourrait-on dire.
(4) Le Padre Angelo Costalonga est un missionnaire italien, de variété jésuite - il me semble. On peut découvrir son travail de photographe dans ce diaporama et le personnage dans cette vidéo mis en ligne pour ses 78 ans...
2 commentaires:
"Adopter les chemins de l'autre et y adapter son pas est le moins que l'on puisse faire lorsqu'on voyage."
Je ne sais pas ce que vaut le livre de Lieve Joris (je vais me le procurer). Mais quel plaisir déjà de lire un texte d'une telle qualité pour en parler.
Oh le livre est beaucoup mieux...
(Merci.)
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