Reste d'indéracinable conscience professionnelle, quand je croise en rayon un recueil intitulé Quadratures, j'y jette au moins un œil. Si, par surcroît, ce livre est publié aux éditions Nous, avec une postface de Jacques Roubaud, j'y jette le second. Et, bien trop influençable, je les remets dans ma poche, le livre avec.
Après passage à la caisse, bien entendu.
L'auteur, Dominique Buisset, se présente ainsi, avec une certaine réticence un peu ronchonne, sur la quatrième de couverture:
Dominique Buisset ? Pourquoi vouloir apprendre quelque chose de l’auteur, livre fermé ? Tout l’essentiel est là, dedans, parmi les feuilles. À quoi bon savoir s’il habite à Paris ou en Corse ? s’il n’a pas la télévision mais d’autres livres, bon nombre en latin et en grec ? La relation entre auteur et lecteur est un jeu à deux inconnus, dont le lieu est l’absence.
A quoi bon ? Certes. Mais pourquoi pas ?
Alors disons que Dominique Buisset ne cache pas, sur sa fiche d'adhérent de la Maison des écrivains, qu'il est né en 1945, qu'il "écrit de la poésie, des proses brèves, des articles à propos des poésies grecque et latine", qu'il a soigné quelques "traductions (du grec ancien, du latin, de l’allemand)" et peaufiné quelques "livres pour la jeunesse, chez Flammarion et chez Nathan (notamment, chez ce dernier éditeur, sous le nom de Jean Martin, des adaptations de l’Iliade et de l’Odyssée, d’Homère)". Et ajoutons même, pour compléter la délation, que ladite fiche donne une bibliographie complète des travaux de notre discret poète et que ladite bibliographie permet de retrouver lieux et dates des premières publications des diverses parties de Quadratures - renseignements qu'à sa demande peut-être, l'éditeur ne précise pas.
La première partie, intitulée Quadrature, avait été publiée en 1992, dans le numéro 62 de la revue Po&sie. Elle est constituée de vingt-et-un poèmes carrés - autant de vers dans le poème que de syllabes dans chaque vers. La rigidité de cette contrainte tirée au cordeau, que les dizains de décasyllabes de la Délie de Maurice Scève ont jadis illustrée, ne fige aucunement la fluidité de cette poésie. Élégante et limpide, elle va jusqu'à rendre un hommage à la forme "bellement circulaire" - dont pourtant, on le sait, la quadrature ne saurait se régler au cordeau.
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Les images chassent le temps le temps
que le temps nous chasse bientôt gisant
sur le dos comme une planche suivant
la houle toujours en avant fuyant
le gros le mauvais et rouleuse tant
qu'elle vive et tourne en un ciel brillant
de clous pour clore nos yeux clignotants
mettant pour toujours à couvert du vent
la sagesse enfin à tout renonçant
autant qu'à l'image à la chasse du temps.
Il n'est pas nécessaire d'aller très avant dans la lecture de Quadratures pour mesurer l'attachement de Buisset à une prosodie assez stricte. Le carré 4 de Quadrature, qui est un septain d'heptasyllabes, nous le dit expressément:
**********4
Si peu que rien que je sache,
la parole a besoin d'ordre,
et, la tête sous la hache,
je ne saurais en démordre.
Qui voudra bien s'amourache
du chaos ! Moi, pour retordre
les mots sans ordre, macache !
On ne s'étonnera pas qu'il ait été le seul à répondre en vers mesurés à la question qu'avait posée Henri Deluy, rédacteur en chef de la revue Action poétique: "La forme poésie va-t-elle, peut-elle, doit-elle disparaître ?" Cette réponse, publiée dans le numéro du premier trimestre 1994 d'Action poétique, est reprise dans Quadratures, dont elle constitue la quatrième partie. Son titre, Six cents syllabes à circonscrire une ballade pour rire, décrit la forme utilisée: une ballade encadrée de deux fois trois dizains de décasyllabes...
*****Ballade pour rire
Ma foi, les morts n'ont rien à dire :
ils n'ont qu'à s'estimer heureux
quand un vivant veut bien les lire
et qu'il se penche un peu sur eux,
car tout le profit qu'il en tire
c'est de s'esquinter les yeux
à ce triste et oiseux loisir :
les morts sont de bien tristes sires.
Mais quand les morts n'ont rien à lire
au bois gratté, jaune et cireux,
ils ont beau s'efforcer d'en rire,
leur bouche est un vide hideux.
Pas une langue ne s'en tire,
s'il ne s'en grave une signe d'eux :
blancs de colère et sans mot dire,
les morts sont de bien tristes cires.
Or, on a beau faire et beau dire,
les vifs veulent rêver des cieux,
pas songer aux morts et pâlir...
Vains dieux ! Comme il faut être vieux
jeu, pour s'inquiéter de la cire
perdue au fond de leurs yeux creux,
de leurs tablettes ! Pour y lire...
Les morts ont de bien tristes ires.
Vifs, que ce loisir ne m'attire
de vous nulle ire ! Lire et dire
leur cire morte est mon plaisir.
A l'entour de cette ballade où se dit le plaisir de l'érudit, s'inscrivent les dizains qui égrènent leurs six cents syllabes sur l'air du temps qui passe sur tout et de tout qui passe au fil du temps.
Mais notre poète ne peut s'empêcher de pirouetter pour conclure:
*****************7
Tout doit disparaître ! En mille, en cent ans...
Rien ne peut durer l'infini du temps.
A toutes les vies la mort s'enchevêtre
et toute saison finit, sans "peut-être..."
Toute chose est mise, au fil de l'instant,
en liquidation : saisir au comptant !
Comment n'aurait-il pas de fin, le mètre
qui fait venir l'esprit juste à la lettre ?
D'ici là, - j'enrime les malcontents -,
tout dix doit paraître, cela s'entend.
On pourrait craindre que la poésie de Buisset, savamment fignolée, dans le respect, un peu ironique parfois, des règles classiques, ne tourne au vain ressassement des vanités des vanités et de toutes ces sortes de choses bien compassées. Ce serait oublier l'humour latent du poète dans sa manière de "retordre les mots", et ces éclats de beauté abrupte et tranchante qui vous prennent comme par surprise, au détour d'une page:
Apeurés tels des lapereaux,
Quand bien même nous nous hâtons
D'émousser dans l'oubli sa lame,
Un poème est comme un couteau
Et sa lecture écorche l'âme :
D'elle et du lapin, le plus beau,
Mis à sécher sur deux bâtons,
C'est l'envers sanglant de la peau.
(Extrait du proême de Parascève, sixième et dernière partie des Quadratures.)
dimanche 5 décembre 2010
De la poésie au carré
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2 commentaires:
Buisset-je en apprendre d'autres de ce genre grâce l'Escalier...
Un jour ou l'autre, peut-être...
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